Confession d’un pluraliste

Jean-Clet Martin (archives de l'auteur)

Il y a toujours une façon de planter en terre inconnue un piton pour dérouler peut-être, à partir de là, une corde. Cette entrée en philosophie se réalise parfois par une thèse. La mienne porte pour titre : « Essai sur le concept deleuzien de multiplicité » (1992). L’intuition en est assez simple. Le moindre événement, la moindre modalité d’existence passe par des plans différents, comme si le réel se traversait en « mille-feuille » ou en « gigogne ». A chaque étage de ce plan feuilleté, la pointe de l’événement doit se modifier, négocier son passage avec des règles différentes au sein de strates autrement étalées. La multiplicité qui ventile le réel implique forcément une variation, une modification en fonction de l’étage où elle se réalise. Les repères, les mesures ne sont plus de même rythme, de même ordonnance, ouvrent des niveaux de monde hétérogènes.

Le kaléidoscope n’est peut-être pas loin de cette forme de variation. Mais cette multiplicité, encore trop docile, trop régulière, j’ai eu besoin de l’expérimenter autrement que par un kaléidoscope qu’on secoue pour en modifier simplement le voisinage des pièces. Ce dernier reste par trop le même, de même courbure. Je me suis demandé plutôt s’il existait dans l’histoire un espace d’affrontement qui implique une véritable rupture, d’autres angles d’attaque. C’est donc tout naturellement que le concept d’Ossuaires est venu informer ce que j’appelais alors « variétés » ou « multiplicités ». Tous mes titres étaient pour ainsi dire marqués par le pluriel. Et le concept d’Ossuaires n’est pas simplement une illustration, une métaphore. Il se compose de reliques, de restes, de fragments. Le Moyen Âge, après la chute de l’Empire, marque une rupture mortifère, peu explorée, peu encensée. Mais, en y regardant de près, autour de l’an mil, l’univers change de profil, obligé de composer avec des restes, avec des reliques : fragments du monde grec, du monde romain, du monde arabe, de la diaspora juive… Voici une véritable multiplicité en acte dont mon second livre explore l’anatomie feuilletée (Ossuaires, Payot, 1995). De ces reliquats, ne naît pas un compotier raccommodé mais plutôt un « reliquaire », un « vitrail », une « féodalisation » de l’espace, un univers multiple et foisonnant. Par conséquent, un monde nouveau avec des tessons plus anciens.

Nous sommes donc d’emblée, à la naissance même du monde occidental, installés dans la figure du pluralisme. Mais j’aurais voulu poursuivre par un second parcours, centré autour du monde moderne qui est un ravalement de façade, une réduction à l’unité dominée par la raison ou une certaine obsession dans sa forme indéfiniment prolongée, indépassable croit-on. Or, il m’a semblé que ce qui échappait à la modernité, à sa volonté de totalisation, c’était « le monde contemporain ». Ce monde a, pour moi, des atomes crochus avec le Moyen Âge, avec sa frontière fissurée, chaotique, aussi démembrée que le mur roman, aussi disséminée que le pèlerinage. Il donne lieu en tout cas à des expositions, à des dispositifs que l’art contemporain devait nommer Installations, installations fragiles, toujours en rupture d’équilibre et de symétrie. J’ai donc opposé le contemporain à la modernité, à la postmodernité en prenant soudainement acte de la pluralité du mot contemporain.

2Contemporain, dans mon esprit, impliquait une contemporalité, une contemporalisation conjoignant des temporalités multiples, incompatibles : c’est vrai de la musique dodécaphonique mais également de l’art contemporain et, au point de vue des mathématiques, de la géométrie de Riemann, voire de la physique quantique où un même élément se comporte à la fois en onde et en particule. Le temps se met alors à fluer en des sens différents et selon des lignes matérielles autant que flottantes. Voilà, en gros, la thèse de Figures des temps contemporains (Kimé, 2001).

3C’est là un premier ensemble qui s’est dégagé du concept de multiplicité, avec des variations possibles autour de cette notion très prolifique. Au point que, non satisfait du réel actuel, il me fallait me tourner vers la réfringence du virtuel, de L’image virtuelle (Kimé, 1996). C’est que la limite de la réalité est en vérité poreuse. Le réel est fait de grains qui se renvoient leur lumière, leurs chocs et contacts. Il est phénomène autant qu’être. En lui, s’entrecroisent des échos, quand l’écho peut voyager seul et se désolidariser de tout modèle. Le virtuel double le monde d’une ombre. Une frange qui cesse d’être une copie analogique pour devenir réelle, notamment à travers le voyage dans l’image rendu possible par le traitement numérique de l’information. Alors, sous l’injonction technique de l’image de synthèse, s’est imposée une réflexion conduisant à la richesse du monde virtuel, lequel dissout chaque événement vers d’autres devenirs possibles. Mon projet, dans ce livre, aura été une réécriture de la monadologie de Leibniz. Mais, là où Leibniz privilégiait l’harmonie, là où il imposait à l’ensemble des mondes possibles le seul choix du meilleur, il m’a semblé au contraire que le traitement numérique de l’image permettait d’explorer d’autres mondes que ceux que devait retenir Leibniz. Une exploration de mondes échevelés. Ce qui émerge de cette efflorescence de mondes différents, c’est une monadologie sans frein, sans harmonie : une monadologie plurielle ouvrant la porte à l’infinité des mondes possibles au lieu de miser simplement sur le meilleur et le plus parfait comme le voulait le perfectionnisme de Leibniz.

Jean-Clet MartinLa thématique du mal est sans doute liée à ce refus du meilleur, à ce rejet du préférable. Le mal et autres passions obscures (Kimé, 2015) fait l’épreuve précisément d’une éthique qui refuse le manichéisme moral pour envisager la vertu comme forme héroïque d’un monde devenu pluriel. Il me faut donc confesser un ensemble de titres sombres. Confesser que la vertu n’a rien d’une bonne nature, d’un naturel estimable. Elle témoigne davantage d’une difficulté, d’un passage par des pentes opposées, une ligne de faîte entre le dévalement de nos vices, un entrecroisement dangereux peuplant les mondes virtuels. Cette figure du débordement, cette figure du mal et de la contingence, trouve évidemment des pendants dans Une intrigue criminelle de la philosophie (La Découverte, 2009) ou encore Enfer de la philosophie (Léo Scheer, 2012) deux ouvrages qui entrent dans la philosophie comme expérience méphitique. Pour le moins, ils témoignent d’un risque, affrontant l’hypothèse du malin génie, d’un monde dont le Dieu pourrait être pour ainsi dire trompeur, du moins faillible. Au lieu que sa perfection vienne filtrer le passage dans l’existence du plus raisonnable, on assiste ici au déchaînement des mondes les plus éloignés, les plus incompatibles. Cela suffirait à montrer que ce n’est pas le plus ordonné qui l’emporte mais le plus dangereux et le plus contradictoire. Ce qui existe là, partout devant nous, c’est le contradictoire, l’antinomie, des formes querelleuses et rebelles.

Tout était donc réuni pour la création d’un concept assez nietzschéen, celui de Plurivers que j’introduis dans mon vocabulaire déjà en 2001 lors d’une conférence sur la réalité virtuelle où il est question de la « disjonction des univers » que je reprends au mot près dans Figures des temps contemporains (p. 159). Mais c’est surtout Borges qui me donnera l’occasion d’aborder ces étranges univers, Borges auquel j’ai consacré un séminaire de plus de trois années au Collège international de philosophie, un séminaire qui débouchera sur une ample monographie. Ce qui me préoccupera dans un tel livre ce sont les manières dont une existence se divise, entre dans des carrefours monstrueux dont la continuité reste problématique. L’identité d’une vie suit en effet une construction qui se réalise de manière bancale, en longeant un labyrinthe. Mais il s’agit d’un labyrinthe qui ne tient pas seulement sur un seul plan. Il s’agit bien mieux d’un dédale effectué sur plusieurs niveaux, plusieurs étages superposés, labyrinthe dans lequel un même personnage connaît des dénouements dissemblables, multiples. C’est l’idée que Borges actualise par Le jardin aux sentiers qui bifurquent. Et l’idée de bifurcation, mise en jeu par cette fiction, ouvre pour moi un concept décisif qui constitue la notion capitale de cet essai sur l’écrivain sud-américain. Dans tous ses prolongements, dans toutes ses variantes, l’univers borgésien est un univers démultiplié, un multivers ou un « plurivers ».

Voici donc que s’impose le titre, un titre posé à l’intersection d’un parcours stratifié lorsque Laurent de Sutter me propose en 2010 de publier l’essai nommé Plurivers qui est aussi un Essai sur la fin du monde (PUF, 2010). Il m’a semblé en effet qu’il n’y a plus de monde comme totalité. Le monde, à vrai dire, s’émonde, entre dans l’immonde et déploie non plus un univers uni mais un monde de mondes, mondes moléculaires et mondes stellaires, mondes des nanotechnologies les plus diversifiées. Le monde est, en ce sens, le résultat d’une construction, le résultat d’une cosmologie à hauteur du pluriel, du divers et du feuilleté dont les ruptures s’imposent à nos existences laminées, laminaires. Bref, à l’unité d’un monde comme celui qui se veut occidental, cet essai superpose la mauvaise pensée d’un plurivers qui appelle une nouvelle éthique, une manière de se comporter dans des milieux divergents qui tiennent autant de la machine que de l’animal, voire d’un composé, d’une hybridation qui nous entraînera désormais vers un débordement du concept d’humanité.

C’est alors le pire qui reste à venir et qui réclame bien, comme je l’indique par le titre, une confession, la confession d’un pluraliste. J’avoue être transfuge, transfuge d’une boucle, d’une cordée entre Deleuze et Derrida. Le plurivers en tant que bifurcation est, en ce sens, un théâtre cruel, celui de la différance (qui s’écrit comme vous savez avec un a). Ce qui est différé, dans une multiplicité de ce genre, c’est la destination de l’humain, destination qui implique des formes d’existence conjuguées sur un mode mineur. Il s’agit du mode mineur d’une éthique au lieu du mode majeur de la morale. Le plurivers n’a pas de morale même si tout, évidemment, n’est pas viable et qu’il faut bien procéder à des coupes sélectives, évolutives. En effet, celui-ci se compose d’un plan traversé par des attributs infinis dont le croisement est fort complexe, doué d’une évolution créatrice que j’ai suivie par une enquête menée autour du corps. Le plurivers suppose une fabrique, une machination dont je rends compte dans Le Corps de l’empreinte (Kimé, 2004). Et, dans ce corps, le surgissement de l’humain ne tient pas de l’hérédité, ni d’aucun programme préétabli. Nul besoin donc de recourir à un transhumanisme sachant que l’humain n’a jamais été rien d’autre qu’un artifice non-naturel, en perpétuelle différence, en perpétuel écart sur toute forme de naturalité.

Le Corps de l’empreinte

Il y a une humanité qui se montre sous des jours très différents, une foule d’espèces sans commune mesure dont chacune bat sur son propre rythme. L’homme naît d’un transfert sexuel, viral, entre des complexions ou même des imageries génétiques différentes, différées dans le devenir d’une incroyable prolifération physiologique. Le désir au sens de Deleuze n’est rien d’autre qu’une telle temporalisation. Il crée en effet une échappée qui ne tient pas de l’instinct, ni du plaisir mais de la réalisation d’un agencement qui donne par exemple à la main la position d’un outil, artefact physiologique qui n’est jamais celui de la nature. Il s’agit plutôt de l’arrachement d’un désir vis-à-vis de tout corps organique, par conséquent l’expression d’un « corps sans organe » dans lequel Derrida injecte, lui aussi, d’étranges revenants : une curieuse mémoire, notamment celle de l’écriture, elle qui passe par un tracé plus profond que tout langage (celui des habitudes, des cicatrices, des hybridations – toute une sémiotique corporelle, technique et éco-technique). C’est là le débordement même de la finitude que Derrida explore dans des survivances plurielles, animales et machinales dont la mutation fait ressortir l’empreinte, la trace, l’écriture de corps qui ne sont plus redevables d’une ontologie mais habités par une hantologie plurielle. Chaque cellule est une image qui contient encore des spectres d’images sans origine. Il y a comme une filmographie génétique qui entraîne nos corps vers des autres, lointains, vers un plurivers qui leur donne la chance de se propager, de différer à l’infini.

Voici donc que s’ouvre un étrange théâtre du contemporain, un théâtre philosophique auquel, avec Foucault, on pourrait donner le nom d’un siècle, «un siècle Deleuzien», mais qui s’assortit dans mon esprit d’une transgression possible vers « un siècle Derridien ». Ce qui me place finalement sous le coup d’une double accusation d’hérésie en fonction du camp qui revendique la paternité de l’un ou de l’autre des philosophes de la différence quand pour moi, je le confesse donc, il n’y a aucun Père, ni aucun Fils, ni aucun Saint-Esprit à attendre pour composer telle ou telle chapelle. Glas, de Jacques Derrida, était un livre antigénéalogique là où L’anti-Oedipe de Guattari et Deleuze se sauve de tout roman familial. Le pluralisme avait besoin de cette rencontre, de cette hybridation pour se clarifier sous la stratégie du contemporain et entrer ainsi dans le siècle Deleuzien, échappant fortement à l’Histoire, elle qui rêve de les distinguer et de les enchaîner selon une place prédéfinie.