C’est la fin des années 1990. Une page n’est pas encore tournée, et il y a des chances qu’elle ne le soit toujours pas. Pour l’heure, cela n’a pas vraiment d’importance, et d’ailleurs je n’y pense pas. Le siècle agonisant, le millénaire essoufflé, le monde en bout de course ne m’atteignent pas. Pas de lendemain auquel penser, pas d’avenir dont je dois me soucier, à peine une conscience obscure du présent dont je ne vois pas bien l’utilité, si ce n’est celle de permettre au passé de ressusciter infiniment. Ma vie est en noir et blanc et mes rêves en technicolor. J’ignore le numérique et je n’ai pas d’ordinateur. Je n’en aurai pas avant longtemps. Je traverse la ville en pur étranger. J’arpente des allers et venues d’un autre temps.
Je me réveille lorsque mes pieds touchent les pavés du Vieux-Lille. Ils résonnent autrement. Là, il me semble que les rues deviennent réelles. Elles ont une histoire et c’est elle que je parcours. Ce sont elles, plutôt : les histoires vraies dont j’ai entendu parler, les histoires lues ou vues que je transpose ici, les histoires que je me raconte avant de les oublier. Je suis chez moi dans ce vieux monde et je sais où je vais. L’endroit s’appelle la Vieille Bourse. On y trouve des choses de grande valeur. Des choses qui n’ont pas de prix et qu’on peut s’offrir pour deux francs six sous. Bâtisse quadrangulaire ouverte aux quatre vents, la Vieille Bourse se nomme ainsi depuis qu’a été construite la nouvelle. C’est dans l’ordre des choses. Plusieurs fois restaurée, elle conserve son lustre d’antan, aussi neuve qu’à l’époque où elle fut édifiée, au Grand Siècle, sous la domination espagnole, dans le plus pur style maniériste flamand de l’époque. Elle abrite une cour intérieure comme un écrin contient son joyau. Là, sous des arcades ténébreuses, des bouquinistes envahissent les galeries, comme leurs congénères sur les bords de Seine à Paris. L’été, il est possible de venir s’y rafraichir en profitant néanmoins d’un large pan de ciel bleu encadré par la quadrature des bâtiments. L’hiver, il faut braver le froid pour s’aventurer au milieu d’un océan immobile de papiers jaunis sous une lumière pâle et légèrement fuligineuse – de la même substance que l’haleine blanche s’échappant de la bouche des vendeurs quand ils annoncent le prix dérisoire de leurs trésors. Au sommet du campanile surplombant la façade du côté Grand Place, il existe une statue dorée de Mercure. J’oublie toujours que Mercure est le dieu du commerce. Je me souviens en revanche que sous l’identité d’Hermès, il est le messager des dieux, le passeur entre les mondes, le guide vers l’ailleurs. Pour moi, il ne s’est jamais vendu que des livres à la Vieille Bourse, des témoignages d’un autre temps et d’un autre monde, et il est donc naturel que Mercure/Hermès y préside. Son équivalant égyptien, Thot, n’est-il pas l’inventeur de l’écriture ? Je salue le dieu que je ne distingue qu’à peine, trop haut pour être bien vu d’en bas, et j’entre dans la cour intérieure. Je viens chercher un nouveau Jean Ray.
En fait, il faudrait dire un vieux Jean Ray – un Jean Ray édité dans les années 1960 par Marabout, ou dans les années 1980 aux éditons du Masque, côté fantastique, ou encore chez l’inestimable NéO. Autant d’honorables maisons que je n’ai connues qu’après leur disparition. Je parle d’un nouveau parce que je prospecte des titres que je n’ai pas encore lus mais dont je sais l’existence, et d’autres que j’espère avoir la surprise de découvrir. Tous les Jean Ray que je possède et que j’ai dévorés, je les ai trouvés ici – excepté Malpertuis, son roman le plus connu, régulièrement disponible en librairie. Pour le reste, il ne faut pas avoir peur de plonger ses mains dans la poussière des bacs en désordre des colporteurs de l’imaginaire démodé, il faut aimer l’odeur du papier vieilli, il faut faire abstraction des pages pliées, un peu déchirées, des couvertures passées aux esthétiques parfois insolites, souvent superbes. Jean Ray, on ne le trouve plus que dans cet univers de la seconde main, si l’on cherche bien et que l’on a un peu de chance. Mercure soit loué, il n’est pas rare. Son abondance en ces lieux témoigne même de son succès passé. Mais aujourd’hui, plus grand monde ne le connait. Beaucoup plus jeune, je l’ai découvert un peu par hasard, avec un recueil des aventures d’Harry Dickson, « le Sherlock Holmes américain », à la couverture délicieusement Belle Époque illustrant une de ses péripéties spectaculaires et surnaturelles. Et puis le reste est progressivement remonté à la surface du réel, sous mes yeux ronds d’extase frissonnante. Son goût pour les atmosphères plus british que british réveille au fond de moi la flagornerie aristocratique (hautement usurpée) avec laquelle j’aime à me définir davantage comme un britannique que comme un français. Il ne me suffit pas d’être déplacé dans mon temps, il me faut aussi être en exil. Et puis, sachant que l’auteur a vécu à Gand, j’ai l’impression, grâce à Lille, de partager avec lui un décor commun : si les deux villes sont des sœurs flamandes, je fais le vœu de ne pas être renié par la famille d’esprit de Jean Ray, vieux tonton idolâtré, arrière-grand-père tendrement aimé. Les brumes du Nord, celles des Flandres et de Londres sont les trois mères d’un imaginaire commun, fait des ombres indistinctes que projette une superstition gothique en clair-obscur. Ses histoires n’ont rien de moderne, et c’est ce qui en fait tout le prix. Je n’ai jamais cessé de les fréquenter.
Aujourd’hui je vais mieux, merci. Je me suis rendu compte que l’Angleterre que j’aimais n’existait pas vraiment. J’ai pris conscience de l’idiotie qu’il y a à être nostalgique d’une époque que l’on n’a pas vécue. Je vais toujours à la Vieille Bourse, mais les prix n’y sont plus les mêmes qu’autrefois – le choix non plus. Cependant, certaines choses ne changent pas. Ce qu’on aime passionnément une fois, on l’aime à jamais. Le présent, quant à lui, est toujours aussi pitoyable, mais il existe encore de quoi le rendre un peu plus vivable. Le travail des éditions Alma en fait partie. Sous la direction d’Arnaud Huftier, spécialiste du genre, commence en ce mois de mai 2016 une réédition massive des ouvrages de Jean Ray. D’abord Les Contes du whisky et La Cité de l’indicible peur, et puis viendront à partir de l’hiver prochain La Croisière des ombres, Les Cercles de l’épouvante, Le Grand Nocturne, Malpertuis, Les Contes noirs du golf, Saint-Judas-de-la-nuit, Les Derniers Contes de Canterbury, Le Carrousel des maléfices et Le Livre des fantômes. Autant de sésames pour le connaisseur comme pour celui qui les découvre. À chaque fois, le texte original est rétabli, là où les anciens éditeurs avaient procédé à des coupes, des corrections, des négligences et même des modifications dans la composition des recueils de nouvelles. Certains se verront d’ailleurs complétés de textes inédits et tous seront remis en perspective par une postface érudite signée Huftier. Les objets sont magnifiquement confectionnés et maquettés, sertis en couverture d’une illustration de Philippe Foerster, démente à souhait. On découvre à nouveau Jean Ray. L’occasion aussi de s’interroger sur la place qu’il occupe maintenant, tant d’années et de décennies après sa mort.
Il est décédé à l’âge où, semble-t-il, on ne lit bientôt plus Tintin, à 77 ans. C’était en 1964 et le monde basculait dans de nouvelles formes de fiction. L’univers de Jean Ray, celui d’une Angleterre largement fantasmée, victorienne et distinguée, délirante et effroyable, a disparu avec lui. Ses récits, c’est un peu la Hammer en format papier, un théâtre baroque où s’agitent monstres et fantômes, avec entre les deux les hommes qui tentent de combattre leur propre nature. Cependant, si rien n’y est moderne, rien n’y est non plus désuet. Il suffit de relire Les Contes du whisky (1924) pour se rendre compte que ses sceptres n’ont rien perdu de leur panique grimaçante, que l’humanité est toujours aussi hantée par les créatures démoniaques qu’elle s’est créée, qu’il n’est d’exorcisme plus radical que celui de l’écriture. Jean Ray, c’est un incroyable styliste, un écrivain capable de faire surgir les visions les plus baroques avec une simplicité confondante, un voyant maître de sa plume qu’il plie à toutes ses volontés. Ce recueil inaugural de sa carrière, et par lequel débute la réédition monumentale d’Alma, est entièrement composé sur le mode d’une oralité narrative à la virtuosité jusque-là jamais atteinte en littérature de genre – et peut-être aussi ailleurs. La première nouvelle, « Irish Whisky », est sidérante. Elle débute sur une logorrhée louvoyante et confuse. Il est question d’alcool et de quartiers malfamés, de Dickens et du refus de raconter une histoire. Le whisky va faire se délier la langue et l’ivresse va rendre ses droits au récit. Toutes les nouvelles du livre fonctionnent sur le même principe : on ne lit pas, on écoute des voix diluées dans les liqueurs de l’oubli et l’amertume de leur existence, des voix désinhibées qui convoquent les fantômes du passé, des voix qui se racontent et raniment des images furtives de leur vie, des horreurs tapies dans l’ombre de leurs rêves et dans la clarté aveuglante de leurs cauchemars. Plus la langue est rendue pâteuse par l’alcool, plus les mots se font légers, vifs et tourbillonnants comme un envol de chauves-souris. Et quand l’horreur survient, digne des plus grotesques apparitions de Kazuo Umezu, elle fond sur le lecteur avec une fureur endiablée. On frissonne, on rit aussi beaucoup, et on est également ému malgré soi quand une bande d’assassins sanglotent sur la vie rêvée qu’ils n’ont jamais eu. Les revenants ne sont pas toujours ceux qui s’excavent d’un passé aussi lointain qu’est profonde la fosse où ils étaient enterrés – ce sont aussi les espoirs déçus, les ombres de ce qu’on est jamais devenu, de ce qu’on est jamais parvenu à accomplir. Jean Ray ne délaisse jamais l’empathie pour les voix qu’il orchestre, même au milieu des plus dissonantes terreurs.
Le roman La Cité de l’indicible peur date quant à lui de 1943, composé dans la foulée de Malpertuis – soit deux chefs-d’œuvre coup sur coup. L’oralité ne domine plus l’écriture, même si le narrateur s’efface régulièrement au profit des personnages qu’il met en scène et qui relatent tour à tour des histoires dont l’importance n’apparaît pas toujours immédiatement. La jouissance de raconter est prépondérante dans le livre, peut-être plus importante que le récit lui-même. L’action se déroule au milieu d’un été caniculaire dans une petite ville de l’Angleterre profonde, Ingersham, où les notables meurent et disparaissent les uns après les autres dans des circonstances de plus en plus mystérieuses et fantastiques. Comme toujours, l’écriture est pétillante et l’horreur explosive. Le lecteur se perd avec délectation dans ce labyrinthe narratif fait de faux-semblants et de séquences hallucinantes. En cela, il n’est pas toujours aidé par le grotesque et sympathique Triggs, héros malgré lui et détective clairvoyant que par mégarde.
Il y aussi une vocation satirique dans cette aventure débridée : celle de la petite bourgeoisie, bien sûr (expliquant ainsi l’adaptation cinématographique de Jean-Pierre Mocky), mais aussi celle de l’humanité en général. Au beau milieu de la deuxième guerre mondiale, « l’indicible peur » n’est plus seulement celle des sceptres, mais surtout celle des hommes qui n’ont pas besoin de recourir aux forces de l’au-delà pour commettre des atrocités et montrer leur vrai visage. Sans trop en dévoiler, dans « Irish Whisky », le faux est ce qui permet de tourmenter les monstres de notre réalité ; dans La Cité, le faux est ce qui trahi le visage du mal. Dans les deux cas, l’écriture occupe une place centrale, comme en témoigne la passion de Triggs pour la graphie. Une formule se dégage ainsi d’un volume à l’autre : l’écriture du faux, la littérature fantastique, n’a finalement pour objet que de dévoiler la vérité de notre humanité et d’en agacer les plus vils aspects. Elle conserve la trace de ce que nous sommes et ce qui continue à s’écrire en dehors de nous, comme un fantôme étranger aux récits mais qui hante de sa présence les arrières pensées du lecteur.
Après la parution des Contes du whisky, Jean Ray (dont ce n’était d’ailleurs pas le vrai nom) est inculpé pour fraude (il vendait de fausses actions) et il fait même quelques années de prison. Il s’est construit ensuite une image de bourlingueur, contrebandier et pirate, qui n’a selon toute évidence aucun rapport avec la réalité. On voit bien comme toute sa vie est cernée par le faux, comme si c’en était finalement l’enjeu principal, au même titre que les histoires « imaginaires » qui ont bâti sa carrière. Parce que dans ce faux, il n’y a que du vrai. Dans une interview donnée à la télévision française peu de temps avant sa mort, il raconte une histoire qu’il affirme tirée d’un livre du mathématicien Eddington, A Story of flat land : « Un jour sur une plage nous avons découvert l’empreinte d’un pied étrange. Nous avons cherché et cherché encore et pendant bien longtemps à quelle créature pouvait appartenir l’empreinte de ce pied. Nous l’avons découvert, pour découvrir aussi que c’était l’empreinte de notre propre pied. » Et Jean Ray de conclure : « ça, franchement, c’est magnifique. » Des traces laissées sur la sable par un être fantastique qui n’est autre que nous-mêmes : voilà ce en quoi consiste l’écriture de Jean Ray, imprimée sur la page pour mieux nous montrer ce que nous avons laissé derrière nous – notre propre fantôme. Aujourd’hui, il traverse de nouveau nos libraires, alors profitons-en.
On pourra regarder avec profit cet entretien de Jean Ray par Pierre Dumayet à propos de ses œuvres complètes. Signalons encore cette émission sur France Culture.
Jean Ray, Les Contes du Whisky, Alma éditeur, 2016, 281 p., 18 €
Jean Ray, La Cité de l’indicible peur, Alma éditeur, 2016, 251 p., 18 €