Hanns Zischler : « Du plomb! C’est poison! », et elle riait (La Fille aux papiers d’agrumes)

La fille aux papiers d'agrumes (détail couverture)

Ruhla Uhren gehen nach wie vor

Dans son Visas d’un jour (Bourgois, 1994), Hanns Zischler cite cette publicité, dont la RDA avait le secret et qui par son sens à double détente pouvait aussi nourrir l’humour est-allemand : Les montres Ruhla marchent hier comme aujourd’hui ou Les montres Ruhla retardent autant qu’elles avancent. Par ailleurs, ce n’est même pas sûr qu’il ne s’agit pas d’une plaisanterie, car ladite publicité n’est pas documentée.

La fille aux papiers d’agrumes, la première fiction que nous livre Hanns Zischler, acteur, auteur, essayiste, traducteur, documentariste, lecteur, collectionneur, et la liste n’est certainement pas close, tient beaucoup du double sens de ces montres dont on ne sait pas si elles retardent, avancent ou marchent tout simplement comme il faut. Il y a comme un voile de mélancolie qui couvre cette histoire bavaroise. Cette mélancolie fait penser à Sebald, mais sans insister sur la lourdeur de la province, dont ses héros sont les victimes. On ne sait pas non plus si au détour d’une ruelle, apparaît le décor des « scènes de chasse en Bavière » ou plutôt celui du genre Heimatfilm (film à couleur régionale et sentimentale), genre de films qui jouait ses petits drames de village en accord avec les forces de la nature, mais en complet décalage avec la situation d’après-guerre. Et pour finir, on pourrait être aussi chez Edgar Reitz, auteur de la saga Heimat, qui, quant à lui, s’est obstiné à donner une version intimiste de l’histoire allemande à travers le dernier siècle.

En fait, Zischler emprunte à tous à la fois, tout en restant dans une histoire d’adolescents, dont la principale attitude est justement de laisser les choses en suspens et de ne pas trop creuser, ce que certains adultes dénoncent comme superficialité, mais qui ici paraît comme une délicatesse, une compassion face à l’autre. En tout cas, leur délicatesse n’est pas assimilable à ce comportement d’époque qu’Hermann Lübbe relève chez ses compatriotes comme « kommunikatives Beschweigen » (le silence communicatif) qui est adopté par des adultes suffisamment âgés pour avoir fait la guerre : « Je ne te demande pas ce que tu as fait pendant la guerre, tu feras autant. » C’est plutôt un tâtonnement des sentiments, des blessures : comme le comportement face au colporteur qui a perdu un bras pendant la guerre. Cela suffit à Elsa et Saskia comme information, et l’on n’en saura pas davantage. Ce n’est pas un exemple isolé. Nous sommes obligés tout au long du livre de nous contenter de ce qui relève de la curiosité des jeunes et non de la nôtre, et nous restons le plus souvent sur notre faim.

Agrumes © Christine Marcandier

Dans sa belle postface, Jean-Christophe Bailly relève chez Zischler « comment un motif documentaire propagé par une archive ultralégère (ces papiers ne pèsent rien) se mue en moteur de fiction ». Il est vrai que les papiers d’agrumes relancent à chaque apparition le récit, mais il y a peut-être un moteur de fiction encore plus fort dans ce récit tout en délicatesse, proche de la fragilité des papiers d’agrumes et des rêves d’évasion qu’il met en scène. Ce sont les questionnements toujours différés qui tiennent le lecteur en haleine comme l’énigme qui, elle aussi, ponctue le livre jusqu’au bout. De sorte qu’un lecteur adulte, voire du même âge que l’auteur, soit confronté à une histoire pleine de trous et d’ellipses, qui peuvent l’interroger au niveau de sa mémoire, de sa connaissance et de son vécu, surtout s’il a grandi à la campagne. Car nous sommes loin des évocations urbaines, nous sommes dans un pays de ruisseaux, de prairies, de boue, de bêtes, dans un huis clos rural, où seul un coquillage d’Amrun, île frisonne dans la mer du Nord, fait penser au grand large.

En poursuivant ma lecture, je suis tenté d’enquêter sur tout ce qui n’est pas dit, qui reste allusif – mais il s’agit là peut-être d’une déformation professionnelle, du moins de la conscience historique d’un Allemand qui a vécu ce « silence communicatif » encore bien plus tard que dans la période qu’aborde le roman.

Mais Zischler adopte résolument le point de vue des adolescents, et c’est une véritable performance si on se rappelle ses enquêtes depuis Visas d’un jour jusqu’à Berlin est trop grand pour Berlin, livre-album richement illustré qui vient de sortir chez Macula, bel hommage à cette ville bâtie sur le sable, où les rues s’appellent des digues (Damm) ; et si l’on pense enfin aux films dans lesquels il a pu jouer, qu’il s’agisse d’Au fils du temps de Wenders, Europe, Europe de Holland, Allemagne neuf zéro de Godard, d’Amen de Costa-Gavras, pour en nommer que quelques-uns.

Et il a raison de le faire parce que toute enquête au-delà de la curiosité juvénile pour les choses intimes serait trop pesante et pourrait aussitôt écraser cette histoire plutôt légère et transitoire entre l’adolescence et l’âge adulte. Le temps des interrogations viendra plus tard pour eux et ce sera assez tôt.

Léger est évidemment très relatif dans le contexte que ces jeunes doivent gérer et qui les fait grandir bien plus vite que leurs cadets. Elsa vient d’effectuer un déménagement pas anodin de Dresde à Marstein au pied des Alpes bavaroises. Elle est passée de la « zone » selon les mots du directeur de l’école et comme on appelait laconiquement à l’époque la RDA à l’Ouest. En toutes lettres, il fallait dire « zone occupée par l’Union soviétique » pour bien mettre en valeur la partie américanisée de l’Ouest, le « monde libre ». Mais c’est ce côté américain qui permet étrangement à Elsa de retrouver ses repères dans un paysage de montagnes qui l’oppresse. AFN (American forces network), la radio de l’occupant américain, devient sa station radio favorite pour contrer comme le piano céleste du professeur de musique « la plainte asthmatique de l’orgue paroissial, le tintamarre de l’orchestre à vent ou la musique à la radio » (hors AFN). Cette phrase citée sonne bien pire en allemand (« das asthmatische Orgelgebrau in der Kirche, das laute Blasorchester oder die Radiomusik ») et rappelle le traumatisme auditif que W.G. Sebald a gardé de sa jeunesse bavaroise, entre le yodel de la variété populaire (Volksmusik) à la radio et les marches tonitruantes dans les rues. Saskia, sa copine anglaise, a été, quant à elle, parachutée dans cette région, car son père, militaire, y a une mission à accomplir sans qu’elle sache combien de temps ça va durer. Le contexte, les bouleversements, les déplacements exigent très rapidement aux enfants d’être autonomes et de ne pas trop compter sur les adultes (sauf exception).

Ich zog da aus                          D’une maison
Wo Lumpen einkehrten         où échouaient chiffons
Zog in ein Haus                        je viens ici
Bewohnt von Gelehrten           où sont gens érudits

Conformément à l’énigme reproduite ci-dessus, Zischler a conçu son récit comme un jeu de pistes, quelques indications, de dates semblent plutôt troubler qu’éclairer la lecture : Elsa apprend à la radio la fermeture de l’exposition universelle de Bruxelles, on est donc fin 1958, puis quelques pages plus loin elle entend en classe que M Kapuste a vu la comète Halley en 1910 quand il avait 14 ans – et il fait remarquer que c’est l’âge actuel des ses élèves, on est donc passé sans transition en 1959, l’année sur laquelle se clôt le récit. Ce qui veut dire que tous ces jeunes sont nés en 1945.

La guerre, le nazisme et ses traces arrivent par petites touches, il est fait référence au bombardement de Dresde sans le dire ou par biais : la mère d’Elsa y a échappé. Il est question d’un « Peter le nazi », comme si c’était le fou du village, il n’y en a apparemment pas d’autres, ou cela n’a pas d’intérêt pour les jeunes. Mais on sent bien qu’il doit y en avoir davantage dans cette bourgade qui comme par miracle semble avoir été épargnée de la guerre, pas de ruines, juste une stèle qui nous rappelle que quelques-uns de ses fils sont morts sur le front. Le directeur de l’école est un alcoolique et de « la vieille école », on est amené à penser qu’il boit à cause d’un changement d’époque, comme tout le monde sait qu’à l’Ouest, la dénazification du service public ne s’est faite que d’une manière assez approximative, et beaucoup d’enseignants formés sous le nazisme ont continué à exercer après 1945.

L’adulte de référence, le professeur Kapuste, merveilleuse combinaison entre kaputt et « puste » (souffle), dont le souffle sort encore plus du Kapusty, comme Saskia prononce son nom, est un drôle de personnage comme il n’apparaît que dans un conte ou dans nos souvenirs de professeurs idéalisés. Kapuste a traversé le siècle sans en être touché, il semble être protégé contre toute blessure et bassesse. S’il fait penser par sa générosité à Paul Bereyter, l’enseignant dans Les Émigrants de W.G. Sebald, la comparaison s’arrête là. L’esprit enfantin et farceur sauve Kapuste du désespoir que devait ressentir un être aussi lucide que lui.

On ne sort pas de cette mélancolie légère assez proche de la légèreté des papiers d’agrumes, même si elle peut faire pleurer de temps à autre.

Mais la lecture est aussi une formidable plongée dans un récit très sensuel, il n’y a pas seulement une écriture très cinématographique une véritable machine à images, mais un voyage dans l’ouïe, l’odorat, le toucher, ce qui fait que lire ce livre est une véritable expérience physique dont on se rappelle encore longtemps après l’avoir fermé. Et non seulement parce que des images ou expériences ainsi actualisées peuvent avoir un effet de madeleine proustienne comme ce tracteur qui passe avec un chargement de bois et laisse derrière lui un mélange d’odeur de résine et de diesel.

C’est comme si Zischler voulait mettre à l’épreuve un dicton de Rudolf Borchardt (1898) qu’il utilise au compte de Kafka et son passage du cinéma à la littérature : « L’œil jouit physiquement, comme l’oreille, et l’écriture, qui est alors affaire de l’esprit raisonnant, se sépare du travail des nerfs ».

Si l’écriture est « affaire de l’esprit raisonnant », elle ne doit pas se séparer des expériences physiques, mais les épouser au plus près afin de les provoquer à nouveau à la lecture. Zischler réussit très bien à créer ces expériences au détour d’une phrase comme il arrive à convoquer des souvenirs cinématographiques. Lorsqu’il fait balayer la chambre d’Elsa par le rayon lumineux des phares d’une automobile manœuvrant dans la neige devant la maison, c’est toute une histoire du film noir qui est évoquée.

Le « pays où fleurissent les citronniers » du poème de Goethe, « La chanson de Mignon », que tous les jeunes Allemands ont appris à l’école traverse les inscriptions sur les papiers d’agrumes, sonorités étrangères qu’Elsa marmonne comme des formules magiques. Convoquer le pays lointain par sa langue est déjà à moitié y être, bien que contrairement à ce qu’on pourrait croire, Elsa ne se sente aucunement enfermée dans cette province bavaroise. Non seulement elle a un petit réseau d’amis et de connaissances qui la protège, mais aussi une imagination tellement riche qu’elle franchit toutes les limites d’une province refermée sur elle-même.

Hanns Zischler, La fille aux papiers d’agrumes, traduit de l’allemand par Jean Torrent, postface Jean-Christophe Bailly, éditions Christian Bourgois, collection détroits, 2016, 128 p., 12 €