Syntagma en double bind

Marina Zeas, Pirée © Mari-Mai Corbel

Athènes. Je marche dans Athènes. Maintenant il fait nuit. Athènes, extérieur nuit. Je marche. La nuit est tombée sur Athènes pendant mon trajet en métro. J’ai pris le métro au Pirée pour descendre à Monastiraki. J’habite au Pirée. Le Pirée, j’adore à cause des ports. Le port des ferries, le port de plaisance Marina Zeas et un autre petit port, sur la côte face à Glyfada, Microlimano. De la terrasse de mon appartement, j’entrevois au bout de ma rue la Marina Zeas qui est en fait l’ancien port antique d’Athènes. Il ressemble au Vieux-Port de Marseille mais en plus petit. J’aime tellement mon appartement que j’en sors peu. A peine pour promener le chien, comme je dis, c’est-à-dire pour me dégourdir les pattes. Je passe des journées à écrire, à vivre dans cet appartement.

Je n’aurais jamais pu ne serait-ce que rêver en France de louer un appartement pareil. Quatre-vingt mètres carrés sans compter les trente-cinq de la terrasse. Magique. Je ne donne pas le prix pour ne pas faire de jaloux. La crise, au Pirée, on la sent, mais pas comme à Athènes. Peut-être à cause de la mer. Athènes est balafrée de mille cicatrices de ladite crise grecque. Ladite crise grecque est plutôt pour moi l’épicentre de la crise de l’Union Européenne. En fait non, l’Union Européenne, son projet, se portent bien. C’est plutôt l’Union Européenne qui répand la crise partout. Son projet ce serait ruiner les sociétés européennes que ce serait bingo. L’Union Européenne bouffe Athènes. Des graffitis partout, des fresques de street art sur des immeubles, parfois abandonnés. Des tas de commerces fermés. Habitations défraichies, tentures déchirées. Clochards, désormais presque comme à Paris. Des affiches politiques partout. Une circulation pas possible. Mais c’est propre. Ici on ne laisse pas tomber les papiers. Même pas les mégots. Ici on ne se laisse pas tomber. Quand même Athènes semble exténuée. Les gens semblent tenir sur leurs dernières réserves. Parfois quand on est exténué, on compense par une suractivité fébrile pour ne pas s’effondrer. C’est pour ça qu’Athènes, j’y vais peu. Mais j’aime beaucoup. Je descends à Monastiraki pour voir l’Acropole. L’Acropole, de nuit, toute illuminée. L’Acropole a un côté surréaliste. Chaque fois que je la vois, je me dis, incroyable, c’était là. Et je suis là. Je n’en reviens pas. L’Acropole est le centre d’Athènes. Ou un anti-centre parce que la ville se déploie en rhizome depuis là, de quartiers en quartiers qui sont chacun une petite ville avec ses commerces et ses cafés. Un anti-centre en forme de gros rocher, surmonté d’un temple qui, vu d’en bas, a la taille d’une maquette élégante. Le gros rocher est entouré de jardins avec des ruines gréco-romaines et des cyprès. Plus romantique, tu meurs. Un centre plein des silences du vent, des murmures du passé. Cela me rassure de vivre près des ruines de l’Antiquité. Des ruines, il y en a partout. Il suffit de creuser et vous tombez sur des ruines. L’autre jour, dans une grande rue du Pirée, des ouvriers qui avaient ouvert des tranchées pour poser des canalisations sont tombés sur des ruines. Des archéologues sont immédiatement venus faire des relevés. Ces ruines partout, non pas dans un musée, mais sur la terre où leur histoire eut lieu, ça fait réaliser la profondeur du temps, la présence calme des morts. On n’est pas coupé ici de l’avant. L’avant, la source. Jaillissement interrompu du temps, comme dirait Quignard. C’est comme de vivre dans la langue grecque. Même si les érudits occidentaux se plaisent à dire que le grec moderne n’a rien à voir avec le grec ancien, beaucoup de mots en viennent. Les mots ont un côté jeu de Lego, assemblant aux racines les célèbres para, anti, epi, pro, apo, kata, syn etc. – παρα, αντι, επι, προ, απο, κατα, συν, etc. On dit έρωτας pour l’amour passion, celui que l’on fait. La syntaxe avec ses déclinaisons est toute en nuances musicales. Parler grec, c’est jouer des accords musicaux. Parler grec, c’est nager dans le sens, dans l’érotique du sens. Ça ressource. Notez qu’il y a peu on nous parlait des origines greco-romaines de notre civilisation. Maintenant, on nous rabâche notre civilisation judéo-chrétienne. Les temps changent. Je marche dans Athènes. Extérieur nuit. Je passe devant la petite église de la rue Ermou. Καπνικαρέα ou Kapnikarea, dédiée à la Vierge qu’on appelle en grec la « toute-sainte » – Παναγία. Alexandros m’avait emmenée avec Guillaume et Armelle faire une promenade dans le quartier de Monastiraki. Il nous montra la tour des Vents, la bibliothèque d’Hadrien, l’ancienne mosquée devenue un bâtiment du Ministère de la Culture – aujourd’hui fermé – et des églises. Pour Kapnikarea, il avait expliqué ceci. Après la Révolution grecque des années 1830, les Anglais qui avaient aidé militairement les révolutionnaires, avaient exigé, en échange, une monarchie et le remboursement de leurs frais de guerre. Carrément. Les Puissances (Angleterre, France, Russie) s’étaient entendues pour placer un roi allemand, le prince de Bavière Othon, un catholique, dix-sept ans, et l’Etat grec moderne était né comme ça, déjà endetté jusqu’au cou. Ce roi avait voulu moderniser l’urbanisme d’Athènes, aux frais des contribuables. Il avait d’abord fait blanchir les immeubles parce que, pour lui, les antiquités grecques étaient blanches. Ne cherchez pas à comprendre. En plus, si elles étaient blanches, c’était qu’elles s’étaient décolorées. Et il avait fait détruire plus d’une centaine d’Eglises byzantines. Puis ses urbanistes avaient tracé de grands boulevards à la règle. Le Parlement fut relié en ligne droite à la place Monastiraki et, au milieu de cette ligne droite, se trouvait Kapnikarea, qui aurait dû sauter. Mais le roi la trouva belle. C’est comme ça qu’on a cette petite église, au beau milieu de la rue Ermou qui est devenue un centre à boutiques de fringues, avec évidemment Zara, H&M et Bershka. Kapnikarea a l’air indifférente à la foule de gens en plein lèche-vitrine pour s’habiller bien tous pareils. Alexandros fit remarquer sa construction particulière. Presque aucune pierre de sa construction particulière n’est semblable aux autres. Peut-être même, elle assemblait des pierres et des éléments d’architectures récupérés. C’était un assemblage de singularités, de mémoires. Les églises byzantines sont des maisons où s’assemblent les singularités, où elles s’épaulent, en se souvenant de leurs histoires. Alexandros m’avait dit le jour de notre rencontre, qu’il était venu étudier en France pour « apprendre la langue de l’ennemi » – la langue du cartésianisme lénifiant. Il m’avait dit que le jour où les Français retrouveraient le goût de leurs terroirs, la France retrouverait ses esprits, ses odeurs. Il avait raison mais j’avais pensé, c’est mort. Terroir en France c’est limite synonyme de plouquerie. Toute façon, c’est à l’opposé de l’imaginaire français de la modernité. Surpuissance nationaliste, ascension sociale coûte que coûte, mentalité scolaire et mondanité à tout-va. Prétention vaniteuse, oui. M’as-tu-vu bourgeois, ouais. Le contraire d’un assemblage de singularités qui prennent plaisir à se fréquenter. Cette longue marche que j’ai décidée à pour objet d’atteindre le KET, le théâtre de Dimitris Alexakis. Ce soir, Alexandros va dialoguer avec une critique de théâtre. Alexandros et le théâtre, c’est tout un monde. Alexandros fait très attention au théâtre. Pour lui, le théâtre vient de poètes qu’on a appelé philosophes – « les amis de la sagesse ». La philosophie occidentale sortie de la Renaissance, largement universitaire, s’est égarée car elle a méprisé la poésie, dit-il. Ils ont pris Aristote mais pas Sophocle et encore moins Aristophane. Il parle de cette voix qu’ont ceux qui écrivent en pensant à voix haute, qui parlent en écrivant mentalement. Une voix basse qui peut accélérer ou, d’un coup, s’interrompre, se suspendre dans sa recherche mentale – une voix inspirée, dit-on. Il connaît Athènes comme sa poche. Je marche dans Ermou. Extérieur nuit. La rue monte et il y a toutes ces boutiques de fringues et de chaussures. Cette rue Ermou et ses boutiques, elle pue les années quatre-vingt-dix quand la terreur néo-libérale a envahi l’Europe en répandant la frénésie de la consommation. Consommer et vous deviendrez rationnels. Habillez-vous bien, roulez dans des voitures neuves, habitez dans des immeubles neufs, lavez-vous surtout, et jetez l’ancien.

Les Grecs, fraîchement accueillis dans ce qui était encore la CEE, sont tombés dans le panneau. Ils voulurent faire bien. Ils ont beaucoup dépensé, on leur a donné beaucoup de crédits, mais ils pouvaient, l’économie explosait. La dette grecque, c’est pas eux. C’est la corruption de l’Union Européenne en cheville avec les bancocrates. C’est par exemple, vendre des Jeux Olympiques qui coûtèrent quatre fois plus cher que le devis et des armements à crédit. Des investissements qui ne servent à rien, sauf à abreuver de bakchich des élus grecs pourris qui après sont à vos ordres. Au débouché d’Ermou, il y a la place Syntagma. La place Syntagma veut dire « place de la Constitution ». Je veux voir Syntagma.

Vendredi dernier, le 12 février, les agriculteurs de toute la Grèce sont venus ici avec vingt tracteurs et ont planté leur tentes trois jours. Un peu comme en 2011, les Indignés. Je veux voir si cette occupation a créé un mouvement. Ben voilà, je vois. Rien sinon un groupe de rap antifasciste et leurs amis. Des jeunes. Des regards sans avenir, qui fixent le vide en écoutant des paroles anti-fascistes. Ils sont assis sur les marches qui montent vers le boulevard derrière lequel se trouve le parlement. C’est fou, ce pays où la place du parlement est un endroit où l’on se donne rendez-vous, où on zone, où on prend un pot dans des cafés qui ne se la jouent pas, et où on se souvient des manif qu’on y a faites. Imaginez ça devant le Palais Bourbon. C’est tout dire de l’esprit démocratique français. Je me souviens de celle du 15 juillet avec Stéphane, et de mes premiers lacrymogènes, de ma panique, prise dans la foule, pour refluer vers Monastiraki. Sur le réseau facebook, j’ai lu que la Grèce était en révolution. Ce n’est pas vrai. Le truc, c’est que Tsipras doit baisser le coût des retraites. Pour éviter de couper les petites retraites, il augmente les cotisations sociales des agriculteurs et des professions indépendantes. Pour les agriculteurs, il augmente aussi les taxes sur le fuel. Et il leur impose de payer d’avance 100% de l’impôt sur le revenu. De la folie. Les agriculteurs, Captain m’a dit, toujours ils ont manifesté. Captain dit, c’est le KKE (parti crypto communiste) et la Nouvelle-Démocratie (la droite) qui manipulent ces mouvements. Les mouvements sont sincères mais ils sont manipulés. Le KKE et la Nouvelle-Démocratie veulent faire tomber Tsipras. Et après, que se passerait-il, sinon un immense bordel, qui mériterait bien l’intervention de l’Union Européenne plus directe encore ? Les agriculteurs bloquent les grands axes routiers depuis plus de vingt jours. En particulier dans le nord, ils bloquent les camions qui viennent de Bulgarie. Panagiotis Grigoriou sur son blog relate que, ceux du Nord, qui sont riches, ont pu faire entrer leurs tracteurs dans Athènes car ils ont négocié avec Syriza. Ceux du Péloponnèse, plus insoumis, ont été bloqués par la police, à leur fureur. Les Crétois, eux, sont bien arrivés vendredi 12 février au Pirée et se sont battus avec la police qui leur confisquait un petit camion transportant des produits locaux à distribuer place Syntagma. Les Crétois ne se sont pas laissés faire. Les Crétois ont carrément chargé la police avec des bâtons de berger. Mais tout ça ne fait pas une révolution. Les médecins et les avocats ne se sont pas vraiment joints aux agriculteurs. Les médecins et les avocats sont plutôt de droite (comme partout). J’ai vu un représentant des avocats interviewé par Mega Channel dans son bureau. Derrière lui, j’ai remarqué le portrait d’un militaire des années 30-40. J’ai pris une photo et je l’ai envoyée à Olivier. – Dis, c’est qui d’après toi ? Olivier m’a dit que c’était difficile car la photo était floue mais que ça ressemblait fort au maréchal Papagenos.

Avocat et portrait d'un militaire-1
Capture d’écran TV

Papagenos est emblématique de la droite dure en Grèce et collaboratrice des Anglo-américains après la « Libération ». « Libération » qui fut totalement confisquée. La résistance grecque s’était libérée des Nazis avant l’arrivée des troupes alliées – en Grèce, des divisions anglaises. Il y a un film de Theo Angelopoulos, Le voyage des comédiens, qui relate ça. Aussitôt les divisions anglaises arrivées, les Anglais ont porté au pouvoir les collabos grecs des nazis, ils ont fait la chasse aux résistants grecs de l’ELAS, et ils ont installé le maréchal Papaganos. Un peu comme si on avait remis Pétain et Laval au pouvoir.

Je marche dans Athènes la nuit. Je me dirige vers Omonia, via ce grand boulevard Stadiou. Je marche. Je passe devant Akademia, des bâtiments néo-classiques. Je remarque un théâtre au fond d’une galerie commerçante. L’affiche me retient. Une comédie pour rire grassement. « Au-dessus de tous, Tsipras », c’est le titre. Je prends une photo.

Je prends 28 Octobriou. Là c’est tout droit mais ça va être long. Je progresse vers Kipseli. C’est tout droit et dans une demie heure de marche, j’aurais atteint Kyprou, à droite, où au 91A, dans l’ancien centre de diffusion des télévisions, se trouve le KET d’Alexis. Je sais que cette marche est longue et peu intéressante. Encore une voie tracée à la règle par Othon. Un large boulevard. Ce large boulevard passe pas loin de la place Viktoria où il y a des réfugiés. Maintenant entre trois à sept mille réfugiés arrivent chaque jour sur quatre îles égéennes. Lesvos, Chios, Cos et, ça c’est nouveau, Castellorizo, si petite que d’ici peu, elle sera surpeuplée. Les hot spots à peine ouverts sont déjà bourrés à craquer. Et maintenant la marine de l’OTAN et la marine turque se promènent à l’aise Blaise dans les eaux du protectorat germano-américain. En revanche, quand Tsipras est rentré de Téhéran où je ne sais ce qu’il est allé foutre, son jet n’a pas eu le droit de survoler l’espace aérien turc, pour se ravitailler à Rhodes. La honte. Toute la Grèce l’a su. Ce petit incident diplomatique peut remonter tout le pays contre Tsipras, bien plus que l’application consciencieuse du troisième mémorandum. Déjà qu’à Davos, Schäuble l’avait traité d’imbécile en riant. Les frontières se ferment. Hollande et Merkel répètent en boucle pas d’allègement de la dette. Les réfugiés afghans refoulés de la frontière macédonienne retournent à pied à Athènes, direction Place Omonia.

Super Varoufakis fait la tournée des popotes prétendues de gauche contre le repli national et vive l’Europe démocratique et sociale. Sautez sur vos pieds, criez en choeur Vive l’Europe démocratique et sociale. Et pourquoi pas vivent les banques démocratiques et sociales. Pas de pensée, que du slogan. Super Varoufakis rêve de métamorphoser l’Union Européenne en Etats-Unis d’Europe. De pire en pire, me dis-je tout en marchant. Il poste des fois fois trois articles par jour sur son blog. Le dernier en date parle de sa « mission to save Europe ». Il n’a pas hésité à intituler son nouveau mouvement « DiEM25 ». La paix à 25, mais je lis aussi « dieu ». Comment Varoufakis qui a vécu aux Etats-Unis peut-il prendre pour un modèle de démocratie ce pays qui, de plus, infligea plusieurs coups d’Etat au sien, dont celui de 1967 via un quarteron de colonels grotesques… Il nous prend pour qui ? Il travaillerait de concert avec Tsipras au service des Amerlocks, que cela ne m’étonnerait pas. Je délire. Cela devient délirant. Place Victoria, je n’y suis jamais allée. Je voulais aller aider. Mais je me suis enfermée au Pirée pour écrire. Je marche. Ce livre me rend folle. Cinq ans que je l’écris. Il y a à peu près deux ans, j’ai envoyé un manuscrit à trois maisons d’édition. Assez vite deux lettres de refus. La troisième, sûr qu’ils n’avaient même pas estimé nécessaire de me dire non. Cela aurait été mieux que Patrick ne ramassât point mon courrier. Je venais de déménager de Marseille pour le Pirée. Ma vie nouvelle commençait. J’étais là pour écrire, coup d’éponge sur le passé. On reprend tout. Je reprends à partir d’ici. Pas de chance, Patrick a ramassé une lettre d’éditeur. C’était P.O.L. en personne qui m’écrivait, six mois après mon envoi. Je ne savais plus où me mettre. Et le pire, mon écriture « de crise » lui avait plu. Mais il me reprochait d’avoir voulu en gros faire livre. Tout à coup, mon livre me fait : – Tu me laisses pas tomber, hein ? Reprends-moi, pitié. Ben voyons. Monsieur se voyait déjà en haut de l’affiche. Si je me souviens bien, on était en décembre 2014. Un an et demi après, il est toujours là dans mes jambes. Il a fallu que je trouve mon nouvel appartement. Puis tout le temps la tête dans la télé avec Captain à suivre les aventures de l’apprenti-sorcier Tsipras et de Super Varoufakis. Puis installer mon nouvel appart, puis la saison. J’ai eu des phases euphoriques. Mon livre était génial, la lecture de Still Nox de Sylvain Courtoux, m’avait carrément inspirée, j’en étais à faire du lettrisme, et, hier, je suis arrivée au bout et le livre m’a regardé, furibond. – De la forme en veux-tu en voilà, tu m’as fait ! Je me suis effondrée. J’abandonne. Mais cette pensée a un effet désastreux. C’était comme si je m’abandonnais. Je vais devenir folle. Je me dis que peut-être d’écouter Alexandros, ce soir, ça va me rebooter. Dans Kipseli la nuit, c’est sur les bords sordide. Des Blacks avec des valises, des groupes d’hommes qui errent, une petite vieille qui tire de l’argent à un distributeur. C’est sombre même si c’est un grand boulevard. Beaucoup de commerces ruinés. Mais encore et toujours des commerces. Je n’ai jamais vu en France des villes avec autant de commerces. Je suis lessivée. Plus envie de rien, même pas de Captain. Ce livre, c’est mon désir. Rien à faire, que je le reprenne, que je le récrive mais pas maintenant. Ce serait de la folie, genre Pénélope qui refait sa tapisserie pendant trente ans. L’horreur. Il me rend folle. Tout est à l’envers aujourd’hui. Est-ce que je n’aurais pas manqué la rue Kyprou ? Je ne m’y reconnais pas. C’est loin. L’apprenti sorcier Tsipras nous a mis dans une double injonction contradictoire – un double bind. Il faut le soutenir comme ultime rempart à on-ne-sait-quoi mais il sert docilement ce on-ne-sait-quoi. Les gens deviennent fous. Pourquoi fait-il détruire les archives de la commission sur la vérité de la dette de Zoé ? Est-il aux ordres ? Il ne sait pas que des archives secrètes, ça se constitue ? Y aurait-il des espions de l’Union Européenne à tous les étages des ministères ? Pourquoi Zoé a-t-elle dit seulement maintenant qu’elle avait entendu Tsipras lui dire le 10 juillet, que « seul un gouvernement d’union nationale ou une dictature pourrait arriver à la bout de la situation » ? Est-ce que tout ça n’est pas une déstabilisation politique de la Grèce qui va finir en dictature ? Pourquoi voit-on le nouveau leader de la Nouvelle-Démocratie, Mitsokakis issu d’une bonne vieille famille de politiciens collabo, se pavaner à Bruxelles, s’entretenir avec cet escroc de Juncker ? Il prépare la relève ? Que joue Merkel avec Erdogan ? Erdogan, complètement barge. Et les Américains derrière tout ça, capables de tout. Le pétrole de la mer Egée, ça les fait tous baver. Kyprou, la voilà.

Mitsokakis et Juncker, Bruxelles-1
Capture d’écran TV

Voilà, le KET. J’y suis. J’adore le KET. Dimitris est Français. Il s’est installé ici en 2012 avec son amie grecque, donc en pleine crise, pour créer un lieu de théâtre. Dimitris a appris le grec mais il dit qu’il lui arrive que ça lui demande encore des efforts parfois. Lui et moi parlons français. Dimitris est metteur en scène et poète. J’adore son blog Ou la Vie Sauvage. Je lui dis que j’ai marché, c’était long mais pas plus que rue de Bagnolet-Beaubourg. Ça le fait rire. J’étais avec Dimitris, son amie, Elizabeth, une actrice turque et sa famille, le vendredi soir où Tsipras a annoncé la tenue d’un référendum. On fêtait la création d’Elizabeth, Marguerita, Penthésiléa, Io. On écoutait du rébétiko. C’est arrivé vers minuit. Un texto tombé sur le portable de Dimitris. On a hurlé de joie. Dimitris s’est exalté : – Tsipras entre dans l’Histoire ! Maintenant, on ne se parle même plus de la situation. Que dire en effet. Le KET est plein. J’apprends que l’après-midi, Marie-José Malis et Bruno Meyssat étaient à l’Institut culturel français, qu’ils sont venus pour une création « sur la crise grecque » au Théâtre de la Commune. Ça devient une jolie mode. J’accueille bientôt une artiste qui veut écrire sur la Grèce. La biennale de 2017 se tiendra à Athènes. Venir respirer l’air de la décomposition européenne à Athènes tout en causant anglais. Partir à la recherche du fantôme de l’Europe et puis rentrer en notant ses impressions de voyage sur un carnet. Je n’ai jamais pu rentrer, une fois venue ici. Je n’ai pu que revenir. Il fallait que je sois ici, c’était ici que ça se passait. Ici j’étais près de moi. Je ne pouvais plus écrire ailleurs. Ici, j’étais dans la faille où ça se passe. Je n’étais pas coupée de moi-même. Coupée de ce que l’on me, nous faisait, ici, en Grèce. C’est pour ça que ce livre me rend folle. Parce qu’il ne vient pas d’ici, mais d’avant quand j’étais coupée de moi. Une partie, si, une partie qui se passe à Paris dans les années quatre-vingt-quinze quand l’empire décréta la terreur néo-libérale en Europe, elle est dans ce qui se passe. Années quatre-vingt-quinze, souvenirs souvenirs. Thatcher, Reagan, Chirac, rappelons-nous. Ce livre est mort. C’est d’ici que j’écris. La critique de théâtre pose ses questions. Je ne comprends pas tout mais il semble qu’elle ait demandé si un théâtre de l’optimisme n’était pas nécessaire aujourd’hui. Alexandros, si, assez bien, en raison de sa voix qui est dans la pensée, qui écrit. Il écrit que le théâtre vient de la tragédie. Le théâtre a été imaginé en Grèce comme une somme d’histoires qui racontent l’instant tragique. L’instant tragique c’est celui qui n’a pas de solution. Que tout commence quand on sait qu’il n’y a pas de solution. La crise n’a pas de solution. Non pas pas d’autre solution, mais pas de solution du tout. C’est l’instant paradoxal. Il faut s’y tenir. Kairos. Aller de l’avant pour aller où ? Alexandros rappelle la tragédie de Philoctète, sur l’île de Lemnos. L’homme blessé, dont la plaie, dont l’ulcère pue. Heiner Müller réécrivit l’histoire. Heiner Müller a très bien vu que ce déni de l’instant tragique en Occident cause son train d’enfer, sa marche en avant – construisons, disent-ils et cela à la manière d’un canard décapité qui court. L’instant tragique n’a pas de solution. Le désir n’a pas de solution. La jouissance n’a pas de solution. La mort n’a pas de solution. Pas de solution. Il faut supporter sinon ça devient l’enfer. L’Union Européenne est un gang de fous qui ne supportent pas leurs instants tragiques personnels. Ils nous fabriquent un asile de fous géant. Des fous prêts à supprimer des populations entières de la carte. Et boom ça saute en Syrie. Boum, boum, à Paris. Boum et re-boum, des morts partout. C’est le boom des attentats. Des villes rasées partout. Alexandros nomme la barbarie européenne. Il faudrait que je parle du refoulé des origines barbares des occidentaux, de leur usurpation post-moderne du délire impérial romain dès Charlemagne en 8I4. C’est de l’inconscient collectif. C’est ça, l’acharnement psychotique contre la Grèce. Europe était grecque. Alexandros nomme la nécessité de nous ré-approprier le présent et le territoire en apprenant l’histoire des lieux. Parce qu’on nous expulse, mine de rien. Europe est une expulsée. Une réfugiée qui marche avec les Syriens. C’est pour ça, les promenades d’Alexandros dans Athènes, sur les traces de l’histoire d’Athènes. C’est pour ça qu’il n’invite à ses créations quasi secrètes, que des gens qu’il a rencontrés un par un. La dernière fois, il a fait une lecture de Thomas l’Obscur, de Blanchot. Le jour tombait. Deux heures de lecture en grec. C’était dans un appartement transformé en petit théâtre, dans un grand immeuble de la rue d’Athènes – Les Bijoux de Kant (ça ne s’invente pas). Le théâtre comme une société secrète, et surtout pas comme une utopie. Je connais bien la pensée d’Alexandros. C’est une véritable provocation que de lui renvoyer à la figure, l’optimisme. Le 25 janvier 2015, notre optimisme nous a perdus. L’apprenti sorcier Tsipras nous a embobinés. Il a, en un temps record, grillé pas mal du vocabulaire politique. Peuple, liberté, combat, résistance, constitution, justice, gauche, politique, mandat, représentants, parlement, paix, démocratie, nous fêtons la démocratie, blabla, blabla.