Emmanuelle Richard : Qu’est-ce que tu ne ferais pas pour la peau ?

Pour la peau (détail)

La légèreté, premier roman d’Emmanuelle Richard (2014), c’était l’adolescence, l’âge ingrat dit-on, un été sur l’île de Ré et l’attente de quelque chose, d’une altérité qui viendrait tout déranger, enfin. Un premier roman qui ouvrait à une voix singulière, un univers, celui des entre-deux et des pics de sentiments contradictoires, peur et envies, désirs et angoisses. Une légèreté empêchée en quelque sorte, « elle ne sera jamais légère malgré ses quatorze ans et les champs de coquelicots rouges qui éclatent dans sa tête et l’écrasement du ciel délaissé,
les vagues violentes des champs d’herbes sèches qui ondulent subitement,
l’odeur de boucherie de ce mois de juillet vibrant
Jamais légère elle ne sera parce que rien n’est sublime. Elle le sait. L’a toujours su. N’attend rien sans pouvoir s’empêcher d’attendre tout, au fond ».

La Légèreté (2014) s’ouvrait sur une citation d’Adorno, « Tu n’es aimé que lorsque tu peux te montrer faible sans provoquer une réaction de force », que le second roman, Pour la peau, semble à son tour explorer, quand bien même il s’ouvre d’autres phrases en cascade, Alban Lefranc, Emmanuelle Pagano et Edith Templeton.

Capture d’écran 2016-01-31 à 16.03.32Le roman tient en une trame mince — un homme aimé passionnément et perdu, la chronique d’un manque, des images conservées comme un « rosaire », déjà cicatrices —, mais le roman est ailleurs. Pas dans son sujet, la banalité de la perte, impensable, incommensurable, dévastatrice et pourtant lieu commun. Pas dans l’origine de l’amour, un si proustien « pas son genre » (« la première fois que je vois E. je le trouve quelconque sinon laid. Il a le teint gris et il fume, ce sont les seules choses que je remarque »). Pas dans le récit stendhalien d’une cristallisation amoureuse, ni dans l’adoration, le manque et l’absence, Fragments d’un discours amoureux ou Chambre claire, Barthes non loin. Pas là mais ailleurs toujours et c’est ce récit en filigrane, le sous-texte que cherche le lecteur, qui le retient, qui le hante.

Trop de référents s’affichent, dès le titre (emprunt souligné à une chanson de Dominique A, Pour la peau, paroles comme la trame de ce roman) ou dans le récit (une citation de Yannick Haenel, p. 121), se murmurent (la rencontre de E. comme celle d’Aurélien avec Bérénice, « franchement laide. Elle lui déplut enfin »), se devinent (Passion simple d’Annie Ernaux mais aussi L’Usage de la photo, des accents durassiens) ou s’exposent dans les conversations de la narratrice avec E. (les livres de David Foster Wallace, un film de Vincent Gallo, etc.) pour qu’il n’y ait pas un jeu, non au sens ludique (la légèreté, dans ce second roman, est tout aussi entravée que dans le premier) mais mécanique du terme. Il faut, semble-t-il, tout autant se défaire d’un homme que l’on avait dans la peau que des ressorts du roman, de toute une littérature qui interdit l’écriture de ce livre. Comment écrire quand on a lu ? Comment écrire quand on a trop aimé ? Comment se défaire du cliché ? Comment braver l’interdit d’écrire, non sur soi, mais sur l’autre ?

Au centre de Pour la peau, une scène qui pourrait sembler anodine mais brûle d’un enjeu littéraire. Il faut la dire, dans le désordre, comme le récit de ce livre, faussement chronologique : la narratrice doit quitter la ville, se rendre à Paris pour la sortie de son livre (La Légèreté). Deux jours avant, E. lui a dit avoir « peur que l’anecdote ne finisse dans un livre ». L’anecdote ? la débandade de leurs premières nuits d’amour, l’intime, le sexe, la peau. « J’ai répondu par une raillerie douteuse, I’m a writer so… everything you do or say can be used — c’était une phrase que j’avais lue un jour sur un T-shirt, je me trouvais très amusante, mon mot très approprié, d’autant que je n’avais pas le moins du monde l’idée de transmuer l’anecdote en littérature — ç’aurait été trop évidemment trivial, concret sans dire quoi que ce soit d’intéressant ou de nouveau, sans intérêt ». Pourtant tout est dit, transmué, un aveu, de l’ordre de l’intime, mais l’intime singulier, lié à l’écriture, son secret, sa naissance, sa manière de « sublimer » (dernier mot du roman).
Page suivante, une scène qui pourrait sembler saugrenue, un vélo à réparer, la roue sur le lit et E. « effaré de me voir faire ça sur mon lit, de me voir faire ça tout court.
Il ne comprenait pas que je ne paie pas quelqu’un pour ça. Je n’y avais même pas pensé, de toute façon je n’avais pas d’argent et, surtout, je venais de passer six ans à désapprendre tout ce que je savais faire, je voulais me récupérer et cesser de me tenir si loin de moi ; il me fallait donc démonter, comprendre comment ça marchait et remonter ensuite ».

est le livre, l’image dans le tapis en forme de roue de vélo sur un lit, manière de questionner un écrire après (après la passion amoureuse, après la littérature qui vous précède, après la déferlante de l’autofiction), « démonter, comprendre comment ça marchait et remonter ensuite » (ou, au tout début du livre, « il faut recommencer, recommencer, recommencer encore pour résoudre l’énigme, le problème, la solution »). C’est donc écrire en assumant les accents de Barthes — « Écrivant ceci, je me pose cette question : comment passe-t-on de l’indifférence au mépris, à la curiosité, puis au désir, et enfin au sentiment amoureux ? A quel moment ai-je commencé à regarder E. ? A quel moment E. a-t-il commencé à me plaire ? A quel moment ai-je eu l’impression foudroyante de le “voir” en entier, et d’en être bouleversée ? » — de Duras, Pagano ou de Ernaux, dans une cartographie du désir aujourd’hui (les sites de rencontre pour éprouver son désir, les SMS, les images de l’amour comme « un Instagram flouté »), de l’écriture ultra-contemporaine (Jonathan Coe, La pluie, avant qu’elle tombe, 2007, Emmanuelle Pagano, Nouons-nous, 2013, Alban Lefranc, L’Amour la gueule ouverte, 2015) ; dans un éternel de l’amour aussi — comment se dire soi, dans ce feuilleté de discours, comment y trouver sa voix.

C’est le pari singulier de ce livre, dire un absent, en faire « un motif » (terme employé dès la seconde page), tisser les images d’un amour « pour entériner la fin non organique de cette histoire si peu vécue » et se retrouver alors que la passion amoureuse est oubli de soi (« me désintégrer et m’annuler à lui », « j’accepte, pour la première fois de ma vie, d’aimer plus qu’on ne m’aime »), se relever alors que l’on tombe amoureux (et ici plus encore puisque E. est « l’homme qui tombait », « cet homme qui tombe parce qu’il vient de tout perdre et qui reste debout »).

122337_couverture_Hres_0Alors, oui, Emmanuelle Richard dit E. et sa silhouette de « haïku boxé » (image qui pourrait dire, aussi, la forme de ce texte, ces fragments), les déflagrations du désir, la souffrance pendant et après tant l’autre est accro (à son ex, à l’alcool, à la drogue), le miracle de la peau, le corps en blason (visage, cul, sexe, couilles), les moments et les manques, l’obsession, entre hyperréalisme de détails collectionnés et poésie de la prose. Mais son livre, magnifique, tient dans un comment. Non, cette histoire n’a pas été vécue pour être écrite — « Tu me dis « Tu prends tes petites notes » « Tu te sers des gens comme de personnages » et je ne comprends pas de quoi tu parles vraiment moi qui ne prends jamais de notes » — mais elle a été écrite pour avoir été vécue, écrite depuis la peau, dans un après immédiat, un vertige, une urgence. Elle est la quête d’un lieu à soi — qui passe par une ville de province, indéterminée, sans doute Bordeaux, quelle importance sinon cet aller et retour de Paris à un ailleurs interdit ? « les amours nous font perdre des villes » —, un lieu qui est celui du livre, pleinement trouvé dans ce Pour la peau

Emmanuelle Richard, Pour la peau, éditions de l’Olivier, 224 p., 18 €