Balzac ouvrait Illusions perdues par l’histoire de Jérôme-Nicolas Séchard, en une fresque gourmande de l’argot typographique (les « ours », les « singes »), des presses, encres et papiers : le livre débute dans ses coulisses et sa machinerie, l’imprimerie, avant de parcourir tout l’espace du livre, des libraires (terme désignant alors les éditeurs) aux journalistes en passant par les écrivains dans l’étendue de leur typologie (ceux enfermés dans leur tour d’ivoire, radicaux ; ceux prêts à toutes les compromissions). Mais tout, dans Illusions perdues, est en rapport au monde du livre, jusqu’au clin d’œil ironique de Balzac qui croque un personnage d’imprimeur lié aux lettres jusque dans la forme de son nez, en « A majuscule corps de triple canon » ou son… sale caractère.
C’est justement à ces Sales caractères que Simon Garfield consacre un essai, une Petite histoire de la typographie qui s’ouvre sur une brève du Times Magazine, datée de décembre 1936 : « A Budapest, on vient d’opérer Györgyi Szabo, dix-sept ans, apprenti imprimeur qui, éconduit par sa bien-aimée, avait composé son nom en caractères d’imprimerie et avalé lesdits caractères ». Le ton est donné : érudition, certes, mais au service d’un propos piquant, bourré d’anecdotes aussi savoureuses les unes que les autres, le tout dans un ouvrage superbement illustré et composé, on s’en doute, de polices au caractère bien trempé.
On n’en attendait pas moins d’un auteur qui confesse avoir compris l’importance de la typographie face à la pochette d’un disque : non pas Reggatta de blanc de… The Police mais Hunky Dory, « le gonflement du lettrage Bowie (je sais maintenant que c’est la police Zipper) promettait une expansion de la conscience avant même que le saphir ne se pose sur le sillon ». Polices et destins sont liés : celui de Barack Obama à Gotham qui « le porta jusqu’à la présidence », celui de Steve Jobs, s’ennuyant ferme à la fac, observant la calligraphie des étiquettes sur son campus, s’en souvenant lors de la conception de son premier ordinateur Macintosh qui propose, chose inédite, un choix très large de polices dont certaines originales auxquelles Jobs donna le nom de villes qu’il aimait (Chicago, Toronto, San Francisco). Inversement, à Londres, la police Albertus est partout sur les bâtiments publics.
Une police de caractères, ce sont des lieux, une forme de géographie mentale, mais aussi une temporalité. Dans le chapitre 4 de son livre, Simon Garfield raconte comment Matthew Carter traque les anachronismes dans les films, via ce « détail » qu’est la typographie. Comment le film Ed Wood (entre autres exemples), qui se déroule dans les années 50, peut-il utiliser Chicago, police créée dans les années 80, sur le panneau qui signale l’entrée dans un studio ? Le diable se niche toujours dans les détails…
Les caractères d’imprimerie ont 560 ans, il existe aujourd’hui plus de 100 000 polices de caractères qu’on utilise couramment sur son ordinateur, conscient que tout choix est « un geste créatif », mais le plus souvent dans l’ignorance de leur histoire. Or, Balzac le montrait déjà, toute police est un roman. Certaines dès leur nom : Acide Queen, Bubble Bath… D’autres parce qu’elles sont liées à un genre comme Comic Sans (d’abord appelée Comic Book) à la bande dessinée, une police d’abord adorée pour son côté rond et enfantin avant d’être l’objet d’un boycott. Grandeur et décadence d’une police trop vue.
Ce livre est un recueil d’histoires, anecdotes et récits, une bible illustrée : parce que des documents, photographies, archives apparaissent en regard du texte mais aussi parce que chaque fois qu’un nom de police apparaît, il est imprimé dans la police en question. L’essai, remarquablement informé, fourmille de détails insolites, c’est une autre manière de raconter l’histoire du livre aussi, des plus méconnus aux best-sellers. Tout le monde se souvient sans doute de Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus de John Gray. Mais aviez-vous remarqué que la première partie du livre est imprimée en Arquitectura (« police virile », « caractères grands, solides, bien plantés, implacables ») et la seconde en Centaur « charmante et élégante », très féminine ? Dès la mise en page du livre, tout dit les « stéréotypes sexuels grossiers » et illustre « la psychologie de comptoir » dont relève le livre.
Fabuleux aussi, ces commentaires d’usages de polices dans la publicité : ainsi le Cooper Black (la police de Pet Sounds des Beach Boys), utilisé autant par Kickers que par Easy Jet pour son côté enfantin et rassurant.
C’est, Simon Garfield le note, une police relativement illisible mais Easy jet s’en moque puisque le logo est le plus souvent vu de loin sur les carlingues d’avion et qu’il faut, règle échappant au low cost, distinguer « le lisible et le déchiffrable », « certains caractères sont faits pour être vus plutôt que lus ». Il ne s’agit donc pas seulement de donner à voir mais d’imposer une forme, une lecture. Comme le dit le graphiste Alan Fletcher, cité par Simon Garfield, « une police est un alphabet et une camisole de force ». D’autant plus remarquable quand elle se fait oublier : une police doit communiquer une idée, se mettre au service d’une idée, sans trop exister par elle-même : si le lecteur remarque trop la composition d’une page, ou les caractères d’un texte, c’est que la typo est mauvaise. C’est la thèse de Beatrice Warde, dans les années 30, le travail du typographe est une fenêtre qui doit faire découvrir « ce paysage que sont les mots de l’auteur. Il peut y placer un vitrail magnifique, mais ce serait un échec en tant que fenêtre ».
On l’aura compris, ce livre est une merveille. On peut le lire d’une traite, comme une autre histoire du monde qui nous entoure (peuplé de ces polices, des discours qu’elles nous proposent) ou un récit parallèle de l’édition, de la publicité, des sites Internet ; on peut (ou ne peut que) y revenir, pour l’histoire de l’esperluette, par exemple, ce & qui est « moins un caractère qu’une créature, un animal des profondeurs » et un « vrai personnage ». Simon Garfield raconte l’histoire du mot qui la désigne, l’histoire de son graphisme, le sens de son usage dans la littérature comme pour les marques aux noms composés qui en usent. Ou revenir pour apprendre en quoi les polices Helvetica et Univers (crées la même année, 1957) ont « remodelé le monde moderne » et accompagné « l’avènement du tourisme de masse et de la consommation moderne » ; en quoi la police créée pour l’aéroport Roissy Charles de Gaulle, la Frutiger, doit suggérer « une machine à arrivées et à départs ».
Le titre original de Sales Caractères repose aussi sur un jeu de mot, Just my type. N’en doutez pas, ce livre sera aussi votre genre…
Simon Garfield, Sales Caractères, Petite histoire de la typographie, traduit de l’anglais par Laurent Bury, Seuil, 2012, 346 p., 25 €
Toutes les photographies du livre © Christine Marcandier