Que reste-t-il de la cinéphilie, à l’heure où paraît le quatrième volume des écrits réunis de celui qui a longtemps incarné le cinéphile par excellence : Serge Daney – décédé il y a vingt-trois ans ? Quelles sont ses lignes de force et ses lignes de partage, ses acteurs et ses théories, ses lieux et ses engouements ? Telle est la question que la revue Segnocinema, équivalent des Cahiers du cinéma, a posé à Laurent de Sutter à l’occasion de son numéro de novembre. Il y a répondu avec le texte ci-dessous, dont nous présentons la version originale française.
Louis Skorecki avait toujours été une figure étrange et solitaire ; même s’il avait compté parmi les plus importants contributeurs des Cahiers du cinéma, à leur grande époque, il semblait n’avoir jamais tout à fait adhéré à ce qui constituait le noyau théorique et esthétique de la revue. L’immense article qu’il y publia en octobre 1978, « Contre la nouvelle cinéphilie », en témoigna de manière éclatante : écrit entre octobre 1977 et février 1978, il dut attendre près de dix mois avant d’être enfin imprimé, tant il suscita de gêne à la rédaction. Dans l’avant-propos de l’article, Skorecki proposait une explication à ce retard ; selon lui, le malaise suscité par son texte ne tenait pas tant à son éloignement vis-à-vis de la ligne défendue par la revue, qu’à son absence de prise de position par rapport à cette ligne. « Contre la nouvelle cinéphilie » était un ovni qu’aucun de ses collègues (à commencer par Serge Daney, qui était alors le rédacteur en chef des Cahiers) ne parvenait à classer ; il était un hapax dont personne ne semblait pouvoir tirer quoi que ce soit. Pourtant, lorsqu’il fut réédité en volume, en 2001, il produisit une étrange onde de choc ; après plus de vingt ans, il semblait qu’il finissait enfin par trouver ses lecteurs – des lecteurs d’une nouvelle génération, pour laquelle la grandeur des Cahiers était de l’histoire ancienne. Skorecki, à cette époque, tenait une rubrique quotidienne dans les pages de Libération – rubrique intitulée « Le Film », et dans laquelle il analysait en toute liberté un film de cinéma passant à la télévision le soir du jour où était publiée son texte (une simple colonne). Malgré sa taille restreinte, cette rubrique, pour beaucoup, représentait l’exemple de critique de cinéma le plus excitant qu’il était possible de lire ; une critique de cinéma qui ne devait rien à personne, et qui se fichait pas mal de l’actualité comme des débats faisant la couverture des revues. Skorecki y était de mauvaise foi, se foutait de façon ouverte de la gueule de stars intouchables ou de films devenus des monuments, n’arrêtait pas de parler de filles, utilisait un style de hussard, et, surtout, n’arrêtait pas de marteler une obsession capitale. Cette obsession, c’était celle de la fin du cinéma, et donc de la cinéphilie qui accompagnait – fin que Skorecki datait de 1955, lorsque Alfred Hitchcock « trahit » le cinéma pour entamer sa longue collaboration avec la télévision, devenu son médium d’élection. Continuer à aller au cinéma, pour Skorecki, était devenu une absurdité pour fétichistes un peu impuissants, incapables de voir combien tout ce qu’ils adoraient avec tant de ferveur n’était rien d’autre qu’un corps de zombie – qu’il appelait « post-cinéma ».
Pour les jeunes amateurs de cinéma découvrant les textes de Skorecki, à la fin des années 1990, la liberté de ton qui était la sienne, et le découpage historique hasardeux qu’il opposait à la doxa cinéphilique, faisaient l’effet d’un gigantesque courant d’air frais. Les Cahiers du cinéma étaient passés par une série de rédacteurs en chef plus fades les uns que les autres, qui les en avaient détournés, tandis que les revues concurrentes ne cessaient d’hésiter entre une bien-pensance de gauche (Positif) ou la putasserie la plus vide (Première). Seules quelques revues consacrées au cinéma bis, comme Mad Movies ou Starfix, étaient parvenues à maintenir, durant l’éclipse des années 1980-1990, quelque chose de l’excitation théorique et esthétique qui avait été celle de Cahiers – mais c’était tout. Désormais, le carrefour de la cinéphilie se trouvait dans les pages cinéma de Libération (que Daney avait fondées en 1981), et surtout dans la colonne excentrique écrite par Skorecki, qui, comme à l’époque des Cahiers, n’hésitait jamais à contredire ses propres collègues. La différence était que, là où « Contre la nouvelle cinéphilie » ne rencontra que la perplexité de ses lecteurs, les billets quotidiens de Skorecki étaient dévorés comme le plus passionnant des feuilletons – et les bribes théoriques lâchées au passage par leur auteur disséquées comme autant de révélations. Il s’agissait là d’un symptôme capital : la nouvelle génération de cinéphiles apparue à la fin des années 1990 (une génération dont les membres étaient nés à la fin des années 1970 et au début des années 1980) avait envie d’autre chose, et c’était ce que Skorecki proposait. A de nombreux égards, il s’agissait d’un « autre chose » qui se limitait à un refus ; l’« autre chose » dont avait envie la nouvelle génération tenait du « tout, mais pas ça » – tout, sauf les poncifs satisfaits qu’on pouvait désormais lire ailleurs. Là où la vieille garde considérait le cinéma soi-disant profond de David Cronenberg, David Lynch, Joel et Ethan Coen, etc., comme le benchmark auquel mesurer la production du moment, les nouveaux cinéphiles voyaient le visage grimaçant du « post-cinéma ». Plutôt que s’extasier sur les fresques métaphysiques du « grand » cinéma défendu par les programmateurs du Festival de Cannes, c’étaient les films proposés aux festivals du film asiatique ou du film américain de Deauville qui attiraient leurs suffrages. Et, au lieu d’ajouter leur voix au chœur des louanges dont bénéficiait le cinéma paranoïaque et tortueux des années 1970, ils ne cachaient pas combien ils se sentaient plus à l’aise auprès des comédies et des films d’action transparents des années 1980.
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Qu’est-ce que le « post-cinéma » ? C’est le cinéma, à partir du moment où il commence à singer le cinéma ; le cinéma, à partir du moment où il accomplit tous les efforts visant à le faire ressembler au cinéma ; le cinéma qui ne cesse de se retourner sur son reflet pour s’y perdre, à l’instar de Narcisse. Au cœur du « post-cinéma », selon Skorecki, agissait un concept capital de l’histoire de l’art : le concept de « maniérisme », compris comme le mouvement même de la réflexivité – le mouvement par lequel le « post-cinéma » ne met plus rien d’autre en scène que le fait qu’il est du cinéma. Chez Skorecki, la critique du post-cinéma accompagnait une défense paradoxale de la télévision ; car, si le cinéma était désormais mort, une autre forme esthétique était apparue, qu’il fallait apprendre à regarder en tant que telle, et non en tant que forme ratée de cinéma. La télévision était quelque chose de tout à fait différent du cinéma – et c’était cette différence qui permettait, lorsqu’on regardait l’histoire du cinéma à son aune, d’en redistribuer les moments, et d’y réviser le statut réservé à tel ou tel film. Dès lors que la nouvelle génération avait appris le cinéma à la télévision, le point de vue défendu par Skorecki produisait un immense sentiment de libération : il n’était plus besoin de se prosterner devant les films depuis le temple qu’était la salle de cinéma. Les films redevenaient des objets un peu bâtards, un peu négligeables, que l’on pouvait traiter par-dessus la jambe, pourvu que ce traitement produisît quelque effet sur celui qui les regardait – à commencer par un peu de plaisir. Le sentiment qui dominait la nouvelle génération était en effet celui qui avait déjà poussé Pascal Bonitzer, à la fin des années 1970, à se demander pourquoi le cinéma était devenu si « chiant » : il n’y a pas de film qui tienne s’il ne nous fait rien. Là où les critiques « sérieux » regardaient du côté des méthodes développées par les départements d’études cinématographiques des universités, la nouvelle génération rejetait toute méthode, sauf celle du court-circuit que le plaisir était susceptible de provoquer. A l’instar de ce qui était le cas pour Skorecki, une telle quête du court-circuit n’allait pas sans une dose de mauvaise foi ; ce qui importait n’était pas tant l’intégrité intellectuelle que la nécessité de relayer le court-circuit esthétique suscité par le film d’un court-circuit théorique. Il fallait que le plaisir devînt le lieu de l’intelligence, et l’intelligence, le lieu du plaisir – que ce fût lui le guide à suivre par qui souhaitait tirer au clair les significations auxquelles ce que les films faisaient avaient donné naissance, significations qui devaient elles-mêmes être excitantes.
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A vrai dire, ces préoccupations n’étaient pas tout à fait neuves ; l’histoire de la cinéphilie française, ainsi que le rôle décisif qu’y avait joué les Cahiers, reposait sur une volonté identique d’en finir avec un ordre de la pensée du cinéma ressemblant à celui que refusait la nouvelle génération. Celle-ci, du reste, ne l’ignorait pas ; au contraire, son émergence coïncidait avec une vaste entreprise d’embaumement de la cinéphilie « historique », ainsi qu’en témoignait, par exemple, la luxueuse édition des écrits complets de Daney, entamée en 2001. La parution, en 2003, de La cinéphilie, une vaste fresque historique proposée par Antoine de Baecque, qui avait été rédacteur en chef des Cahiers au milieu des années 1990, cristallisa à la fois cette volonté d’embaumement, et l’interdiction d’ignorer qui l’accompagnait. Mais, malgré les rapprochements possibles, il fallait tout de même acter de différences substantielles, séparant la cinéphilie née avec les premiers numéros des Cahiers, et celle de la génération qui se détournait de ceux qui continuaient à paraître. Lorsque Daney, à la fin de sa carrière à Libération, finit par s’intéresser à la télévision, c’était sous le mode du dégoût à peine dissimulé pour ce qu’il appelait le « visuel », en tant que celui-ci s’opposait au « visible » et à la noblesse de sa connexion avec le monde. Il était évident, pourtant, qu’aucune image, même télévisuelle, n’était déconnectée du monde ; ce qui importait était d’examiner les modalités de sa connexion à celui-ci, au lieu de déplorer, avec un air affecté de diva, ce qui, en elle, relevait d’une forme d’aliénation. C’était cette évidence de la connexion avec le monde d’images en apparence débiles que Skorecki permettait de comprendre, lorsque, entre deux descentes de films de Quentin Tarantino, il chantait les louanges de Columbo, Buffy contre les vampires ou Ally McBeal. Alors qu’une partie de la cinéphilie française se refugiait dans une posture de distance critique d’avec les images relevant du « visuel », la nouvelle génération, pour sa part, l’embrassait comme s’il s’agissait de « sa » Nouvelle Vague, s’opposant à un avatar inédit de la « Qualité Française ». Une fois qu’elle commença à publier, c’était dans les pages des Inrockuptibles, de Technikart ou de Chronic’art qu’on pouvait en trouver les plumes les plus talentueuses et les plus originales – les plus fidèles à l’espèce d’anarchisme théorique et esthétique dont Skorecki avait été l’emblème. Certains, avaient même réussi à retrouver la voie des Cahiers, entre autres durant le bref moment de critique expérimentale qui vit Jean-Marc Lalanne et Charles Tesson présider à ses destinées – avant que Skorecki ne finisse, de son côté, par se faire virer de Libération.
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Le paysage cinéphilique français est incompréhensible si l’on n’a pas ces quelques éléments historiques à l’esprit : la fin de l’ère Daney ; l’anomalie qu’a été Skorecki ; le passage du monde des revues spécialisées à celui des journaux et magazines généralistes. Il faut ajouter que ce dernier passage s’est aussi accompagné d’une transition éditoriale qui n’est pas insignifiante : celle de la création d’une série de nouvelles maisons d’édition de cinéma sans lien direct avec une revue ou un éditeur historiques.
Les éditions Capricci, fondées en 2006 par la société de production éponyme, et longtemps dirigées par Emmanuel Burdeau, ont constitué le premier laboratoire d’écriture et de culture pour la nouvelle génération – avant que le même Burdeau n’ouvre une collection aux Prairies Ordinaires. La création, en 2014, de la maison d’édition Playlist Society, administrée par un groupe de critiques venus d’Internet, a marqué une autre date dans le mouvement de réappropriation du discours critique par ses acteurs, à l’heure où la plupart des magazines se tournaient vers le numérique. A côté de ces médias cinéphiles, il faut aussi noter l’intérêt croissant pour les images du cinéma et de la télévision manifesté par des théoriciens venus d’autres horizons, mais ayant grandi en lisant les grands critiques de cinéma autant que les philosophes. A la différence de la nouvelle génération des cinéphiles, toutefois, il s’agit de théoriciens qui se soucient davantage de l’usage des images que de leur critique ; de ce qu’il est possible de tirer de ce qu’elles font davantage que de la qualité de leur signification. Il faut bien reconnaître que les cinéphiles n’y retrouvent pas toujours leur compte – même si cette entreprise de constitution d’usage des films et des séries télévisées ne constitue que la prolongation du court-circuit que la nouvelle cinéphilie avait voulu promouvoir.
En poussant à bout l’héritage des Cahiers, voulant qu’il n’y ait de cinéma qu’impur, d’image que contaminée par son dehors, et suscitant à son tour un dehors nouveau, la nouvelle génération devait finir par accepter que la critique avait poussé son dernier pion. Plutôt que continuer à juger des vertus des films, il était temps de passer à ce que Gilles Deleuze avait opposé à la critique, et à ses critères préexistant tout jugement, et qu’il avait appelé « clinique » : la production théorique des conséquences attachées aux images. Il faut que les images fassent une différence, qu’elles changent quelque chose en au moins un point, par l’intermédiaire du plaisir qu’elles procurent – ou bien elles ne sont rien qu’un sinistre divertissement multimilliardaire. C’est cela qui nous est laissé à penser.
Dernier livre paru de Laurent de Sutter : Magic. Une métaphysique du lien, Paris, PUF, 2015, 120 pages, 12 €