Reprise du Jeanne Dielman, de Chantal Akerman, et d’une étude de Gilles Deleuze sur Michel Tournier, Un Film sans autrui, de Frank Smith, est surtout un film qui problématise le cinéma, l’image, le personnage, le monde et le rapport au monde, le sens, et les redistribue selon de nouvelles possibilités cinématographiques mais aussi éthiques, mentales, intellectuelles.
Entretien avec Frank Smith et l’acteur/non acteur du film, Rodolphe Perez.
Ton film est explicitement lié à celui de Chantal Akerman, Jeanne Dielman. Qu’est-ce qui t’intéresse particulièrement dans ce dernier film ? Un Film sans autrui est une sorte de répétition, de reprise de celui d’Akerman : non une reproduction mais une répétition, une variation. Quels éléments du film d’Akerman te retiennent le plus ? Quels éléments intègres-tu dans le tien et comment ?
Frank Smith : Jeanne Dielman est pour moi le film de l’absolu épuisement. Épuisement de par la plus haute exactitude et précision des gestes ordonnés par son actrice principale, Delphine Seyrig ; et de par la multiplicité des combinatoires développées au cours de tous ses déplacements – tant intérieurs, dans l’appartement, qu’extérieurs, dans les rues de Bruxelles. Épuisement d’un dispositif d’écriture également, qui consiste à endosser pleinement les forces du vide — le visible en soi — et du silence — l’audible en soi — à travers une implacable configuration de chaque plan et une forte automatisation des actions qui embrassent intégralement la durée de chaque scène. Épuisement du moi privé, aussi, au profit d’une structure humaine dépersonnalisée. Exhaustivité dans la restitution quasi clinique d’un quotidien banal et domestique, tarissement des mots et des dialogues entre la mère et le fils, exténuation des jours et des nuits, effacement des frontières entre documentaire et fiction, etc. Bref, épuisement total du cinéma, dans les espaces, les mouvements et les temps qu’il convoque. Et qui donc le re-possibilise, le cinéma.
C’est en purgeant les limites de cette syntaxe akermanienne que j’ai notamment voulu construire Un Film sans autrui, qui en propose une sorte d’hybridation et de décomposition. Un Film sans autrui, en suivant du lever au coucher une journée durant la vie d’un homme reclus en pleine forêt dans une cabane, esquisse un jeu de coordonnées avec Jeanne Dielman, il lui répond, il lui fait signe, le provoque, le cite et s’en éloigne, crée des translations et des transactions avec, pour instaurer et suivre au final ses propres lignes et gagner progressivement en autonomie, j’espère, à partir de ses propres règles. Un hommage irrévérencieux et tout un carambolage/cambriolage dans le film d’Akerman – car comment faire autrement face à une œuvre aussi puissante si ce n’est en sabordant l’influence qu’elle peut exercer ?
C’est en tout cas un dialogue concerté et prolongé avec la réalisatrice, qui crée des correspondances avec certains plans de son film par la répétition différente, par l’usage du temps long découpé en plans fixes presque similaires. En ce sens, Un Film sans autrui en fournit une adhésion musicale parfois terme à terme : la scène du café, quasi littérale — Rodolphe tourne 30 fois la cuillère dans sa tasse à l’instar du personnage de Seyrig –, la scène d’épluchage de patates, par exemple.
Les échos sont avant tout formels de par le déploiement d’images-temps au sein de plans qui structurent une action entreprise par le non-personnage que Rodophe incarne mélodieusement. En fait, on pourrait dire que ce film est une catastrophe, dans la mesure où il essaie de s’en sortir, de s’affranchir de tout ce qui vient avant lui, de rejouer tout ce qui le précède autrement, ce qui le menace aussi d’une certaine manière, en essayant de dilater, en proposant une sorte d’expansion et de bifurcation : avec, en arrière-plan, les structures que met en place Akerman dans son film, qui permettent de défaire toute psychologisation de ses personnages. Ces différentes composantes inscrivent des agencements qui circulent entre les deux films et se répondent. Il ne s’agit pas seulement de saisir ce que l’autre a su voir, mais de lui prendre/voler quelque chose, un regard sur l’existence et une pensée sur ce « que devient le cinéma » sous l’angle d’un tel regard…
Rodolphe Perez : La citation a ici le pouvoir de rassembler mais aussi de rappeler que l’image n’est à personne, parce qu’elle vient casser le sérieux du film, là où on l’a voulu dans la joie des liens et des dialogues continués.

Un Film sans autrui n’est pas sans autres. Je viens d’évoquer Chantal Akerman et il y a aussi Gilles Deleuze puisque le film reprend, là encore, un article que Deleuze a consacré au livre de Tournier Vendredi ou Les limbes du Pacifique – l’article, que l’on peut lire dans Logique du sens, s’intitulant : « Michel Tournier et le monde sans autrui ». Deleuze souligne en quoi un monde sans autrui n’est pas sans autres, autrui étant moins l’autre qu’une structure du rapport au monde. Dans le film, il y a bien quelqu’un, qui est Rodolphe Perez, qui est filmé durant 100 minutes, seul, silencieux, dans une forêt, dans un paysage montagneux, devant une cabane, marchant ou dormant. Le film n’est donc pas sans autre, la présence des autres étant aussi attestée par des maisons, un village, une boîte aux lettres, une moto qui passe, un chat, une radio qui diffuse des voix, des objets manufacturés, etc. S’il y a bien des autres, en quel sens n’y a-t-il pas autrui ? C’est-à-dire quels parti-pris formels et thématiques ont été les vôtres pour qu’autrui soit « absent » ?
Rodolphe Perez : Ce film, c’est le film des autres. D’abord parce que Frank y dirige un acteur qu’il ne dirige pas et qui n’est pas acteur, et qui interprète les lignes dessinées à sa manière et parfois dans un sens qu’il n’a pas prévu ni écrit en amont. Mais c’est évidemment le film des dialogues. Le non-personnage que j’incarne est seul mais d’une solitude qui ne nie pas la présence du monde alentour. Je crois que le film s’efforce de dire que la caméra ignore autrui, et donc tout ce qui se passe dans le film alors même qu’au final le monde n’a pas cessé autour. D’ailleurs, c’est plutôt parce que le monde ne répond pas qu’il est hors du film. Au propre comme au figuré. Le personnage n’est pas sans tenter de lien à l’autre : il téléphone vainement, il écrit, il adresse, il poste une lettre. L’absence d’autrui n’est pas l’absence de la relation. Ou l’absence d’une possibilité de relation. La vie a lieu, et c’est peut-être ça l’évènement même. Ou la métaphore, même si on ne croit pas aux métaphores, de la toujours si difficile possibilité d’atteindre l’autre.
Et autrui s’efforce de continuer à être absent. D’une certaine manière, et contre toute attente, je ne suis pas nécessairement présent. Je veux dire par là que si je suis sur la majorité des plans, j’ignore le plan, je m’absente à l’autre, alors même que le premier plan et le dernier plan interrogent peut-être le lien de cette présence que je suis à la scénographie du cinéma. L’accumulation de mes mouvements dans le film qui, outre toujours l’autorité formelle du plan fixe, disent l’hypothèse suivante : mon personnage n’est peut-être pas celui qui vit sans autrui, mais c’est le film lui-même qui est sans l’autre, même le non-acteur parfois est absent, par ses mouvements, il empêcherait la présence.
Frank Smith : Tout à fait d’accord. Il s’agit d’un croisement, d’une ramification entre, d’une part, une navigation dans la pensée de Deleuze, depuis notamment son article sur Tournier, et d’autre part, des idées de cinéma, novatrices à mon sens, telles qu’elles sont développées et mises en pratique chez Chantal Akerman, mais aussi chez James Benning – qui, par exemple, épuise dans Los les espaces de la ville de Los Angeles à travers 35 plans fixes de 2 minutes 30, ce film n’étant pas sans rappeler d’ailleurs News from home d’Akerman – ou encore chez Lisandro Alonso dans son tout premier film, Libertad, qui suit un bûcheron dans la pampa argentine le temps d’une journée.
Un Film sans autrui est l’occasion de s’intéresser à la question éthique de l’altérité, qui vient signifier l’acte par lequel place doit être laissée à ceux et celles qui sont autres, qui ne sont pas moi, qui sont « non moi » : Comment vivre dans un monde sans autrui qui n’est pas sans autres ? Comment savoir céder du terrain à l’autre ? Comment exister dans le monde alors même qu’exister veut dire être au dehors, hors de soi, c’est-à-dire au monde avec d’autres que soi. Dans son article, Deleuze présente autrui comme la médiation qui rapporte la conscience à son objet et la distingue de lui. Il montre que la tâche même de la pensée, c’est de conquérir un monde sans autrui où la conscience est immédiatement en prise sur son objet.
Ce qui m’attire profondément dans cette pensée, c’est qu’elle permet de dépasser l’alternative du sujet et de l’objet. En tant que tel, autrui est une structure a priori qui ne se confond pas avec les personnes qui l’incarnent : autrui n’est littéralement personne. Finalement, Un Film sans autrui est un film sans personne, le film de personne. Et pour arriver à ça, il fallait donc que le non-héros du film ne prononce aucun mot, ne croise aucun regard, vive sa vie d’errance et de colportage tout en se positionnant continûment dans une adresse à autrui : écrire à l’attention de, rédiger une lettre à – qu’il va ensuite poster –, tenter de joindre quelqu’un au téléphone, écouter la radio, appartenir ainsi au monde qu’il fend de sa présence mais sans l’atteindre, en tout cas sans la prétention de le modifier ou de le faire sien. Ce qui m’a plu dans l’approche de Deleuze, c’est de compter non plus sur l’oscillation entre des sujets qui deviennent alternativement objets sous le regard des autres, mais de construire les formes d’une vie telles qu’elles s’enveloppent du monde et dans le monde : « nos possibles sont toujours les Autres », écrit Deleuze dans Différence et répétition.
Autre question, liée à la précédente : puisqu’Un Film sans autrui est fait d’images, pourrait-on parler d’une image sans autrui et que serait cette image ?
Rodolphe Perez : L’image est sans autrui parce que soit elle montre l’absence par le paysage qui n’est pas la gratuité du paysage mais la désertion du personnage qui, puisqu’il sature les plans, brille de son absence lorsqu’il n’est pas là ; soit elle montre un personnage dans l’exercice de la solitude, et dont la ritualisation permanente s’efforce de construire un rapport au monde dont nous tenons pourtant, de Deleuze, que la réalité n’est manifestée que par la présence de l’autre.
Frank Smith : Oui, c’est ça. Et une image sans autrui serait une image où les sujets et les objets seraient de même substance, sans hiérarchie ni préférence.

Dans le film, une grande attention est apportée au cadrage. Paradoxalement, cette attention vise à produire des images et cadres qui paraissent le plus banal possible, même si le mot « banal » ne convient pas. En tout cas, tu évites tout spectaculaire, toute caractéristique particulière : tu montres un pont qui n’est qu’un pont, une rivière qui n’est qu’une rivière, une route qui n’est qu’une route – et quelqu’un qui n’est que quelqu’un, sans rien de particulier. Le personnage n’en est pas vraiment un, au sens habituel du terme : aucune psychologie, aucune histoire qui le situerait, aucune action sinon très banale et quotidienne, aucun nom, etc. Ce personnage, ou non-personnage, pourrait être n’importe qui, en un sens il est n’importe qui. Qu’est-ce qui t’intéresse dans le fait – le geste – de vider à ce point ce qui définit les caractéristiques communes de la personne, du personnage, du lieu, du temps – caractéristiques habituelles dans beaucoup de ce qui se fait au cinéma mais aussi dans le rapport à la culture, au social ?
Frank Smith : Selon Deleuze, sans autrui, la conscience et son objet adhéreraient l’un à l’autre dans l’espace comme dans le temps. Ce qui est le cas quand la frontière impossible entre les mots et les choses est abolie, ou dans le domaine du cinéma quand la représentation coule et s’effondre. On pourrait rêver d’un monde auquel on ne participe pas mais qu’on ne viendrait pas à démentir pour autant. Un monde sans prétention, sans appropriation : exprimer un monde littéralement, qui n’existe pas hors de lui-même, indépendamment du sujet que l’on est, lequel vient toujours occuper un point de vue soi-disant original à partir duquel on obtempère dans le meilleur des cas, ou on exclut dans le pire. La figure du film tente de s’extirper de ses caractéristiques individuelles en tant qu’elle serait commune à tous les mondes et à tout le monde. Et tout au long des 57 plans du film, on radiographie le quotidien de cet être commun à tous et toutes, sans certitude et sans origine, qui se trouve au-devant de l’aléatoire des points singuliers, devant le signe ambigu des singularités, et qui vaut pour plusieurs et autant de ces mondes. À la limite, pour tous et toutes, au-delà de leurs divergences et des individus qui les peuplent. Chaque cadre, conçu presque comme un tableau, se devait donc de remplir un espace-temps autant superficiel – au sens littéral – que non exceptionnel.
Rodolphe Perez : Il n’est peut-être pas sans histoire, puisqu’il coche chaque soir la fin d’une journée. L’accumulation du temps, à la fois dans le déploiement de la vacuité presque ontologique et dans la lenteur du film, institue une temporalité qui serait certes comme destituée mais qui existe. On est dans les 24 heures de la vie d’un individu et il n’y a rien de spectaculaire, mais là où on a cru que c’était aussi une absence d’évènement, une spectatrice m’a dit avoir plutôt l’impression que tout faisait événement. Est-ce qu’effectivement l’absence d’événement ne produirait pas une dialectique au sein de laquelle tout phénomène devient événement ? Disons : dés-événementialiser, pour rendre à l’événement sa pure évanescence de phénomène, de ce qui a lieu. Le cadrage, à la fois autoritaire parce que radical, mais à la fois arbitraire du point de vue du personnage, dit peut-être cela.
Tu filmes ce que fait le non-personnage, qui se réduit à des gestes et postures du quotidien : dormir, se brosser les dents, ramasser du bois, lire, se laver, manger, éplucher des patates, poster une lettre, etc. Son action n’est jamais transformatrice du milieu mais est une série de gestes, d’actes, de la vie la plus banale. Ce que tu filmes n’est que ça, sans écart entre ce qui est fait et ce qui est vu, l’image étant faite de ce que fait ce corps, cet être. Il en va de même pour tel objet, qui n’est qu’un objet, ou telle rivière, qui n’est qu’une rivière. Par ce procédé, la signification devient simple, littérale, il n’y a pas de transcendance du sens mais une forme d’immanence par la littéralité. On voit facilement la différence entre ton parti-pris et la structure la plus courante des films et de la signification dans les films où tel personnage agit, réagit, transforme, etc. Qu’est-ce qui t’intéresse dans cette littéralité de l’image et du sens ? La question du sens se posant d’autant plus que le « personnage » lit Logique du sens, de Deleuze.
Frank Smith : Ce serait peut-être un cinéma primitif. À la fois dans la littéralité qu’il veut engendrer plan après plan, mais aussi dans la mesure où sa production est réduite à sa plus simple dimension. Il ne cherche pas à découvrir les lois qui régissent les choses. On se situe dans un cinéma de la présence, qui déploie les états de présence du personnage selon un formalisme logique, le film combinant chronologiquement les faits et gestes distendus par son personnage au cours d’une journée. « Le seul temps des corps et états de choses, c’est le présent », écrit Deleuze. On est dans un espace cinématographique où le « réel » n’a aucun sens, où est niée toute identité personnelle, perdu tout nom propre qui aurait eu à désigner tel territoire, tel village, tel arbre, tel animal, tel objet, etc. C’est un film de personne, comme j’essayais de le dire tout à l’heure, mais c’est aussi un film sans adjectif, rien n’y est jamais qualifié. Le sens commun y est détruit, et les deux directions du sens aussi : par exemple, le personnage emprunte un pont dans les deux sens, passe devant une montagne dans un aller ainsi que dans un retour, etc.
Rodolphe Perez : Cette littéralité a aussi à voir avec une certaine causalité. Il se lave donc il se change. Il pèche donc il évide. Il évide donc il cuisine. Il cuisine donc il mange, il sert donc il boit, il allume le feu donc il brûle. C’est logique, après tout, et une logique de la causalité qui surprend par sa banalité mais qui, au final, est une logique du sens, puisque par la saisie il rend à l’objet et au phénomène un sens littéral.

Dans le film, j’ai remarqué deux choses : le cadre préexiste souvent à ce que fait le non-personnage ; celui-ci, dans un certain nombre de plans, se situe non au centre mais dans un coin, ou apparaît au fond du champ, « en petit », et disparaît en s’éloignant, en « rétrécissant », si je puis dire : il traverse le plan sans l’occuper. Le cadre n’est pas pensé en fonction d’une action, pour accompagner celle-ci, la souligner, mais préexiste à une action minimale à laquelle le cadre et ce qu’il contient sont en quelque sorte indifférents. Les références cinématographiques sont diverses pour ce type de cadre et de plan – et je pense également à la peinture de Monet, ou à des tendances classiques de la peinture chinoise et japonaise. Dans ton film, cette façon de faire me semble produire plusieurs effets, par exemple : production d’un hors-champ qui est « le monde », sans que l’on sache réellement de quoi il s’agit ; importance centrale ou mise en avant d’une sorte d’univers naturel dans lequel est inséré le non-personnage. Dans son article sur Tournier, Gilles Deleuze écrivait à peu près, de mémoire, que le monde sans autrui implique une libération des éléments, défait les liens du monde, son unité, et laisse libres les éléments disjoints. Il me semble que la façon dont tu traites la « nature » dans le film, autant par ce qui est visible que par le son, les sons, rejoint cette idée : les éléments, la nature, les choses existent pour eux-mêmes, sans asservissement à un projet humain, utilitaire, à la limite extérieure du culturel : une sorte d’il y a de la nature qui prend le pas sur le reste. On pourrait peut-être, même, y voir une forme d’écologie. Quelle est l’importance de « la nature » dans Un Film sans autrui ?
Frank Smith : Rendre compte d’un « il y a » de la nature, je n’y avais pas pensé mais c’est très beau, oui. Comme dans l’usage poétique de la langue qui doit s’attacher à machiner un il y a du langage. Rendre les choses et les éléments à eux-mêmes, oui, débusquer la part la plus nocturne et la plus quotidienne de l’existence. Et parfois les faire exténuer dans leur fongibilité : on a travaillé en ce sens avec Ivan Gariel qui a mixé volontairement les sons pour en surdimensionner le volume par rapport à des pratiques convenues dans un cinéma plus traditionnel. Pareil pour l’épaisseur sonore de la rivière ou des insectes dans la forêt. Le personnage dort et on entend battre son cœur. Il traverse un village et on perçoit la circulation routière au loin, la rumeur de la vie impénétrée.
C’est un cliché aujourd’hui que de dé-différencier les concepts de nature et de culture. Dans le film, le personnage se situe, je crois, dans une position intermédiaire : il n’est pas en osmose totale avec l’environnement qui l’entoure mais il n’est pas non plus dans une bulle imperméable et rétive aux éléments extérieurs. Dans chaque instant qu’il vit, le personnage du film instaure une nouvelle confirmation de son existence qui ne bute pas sur cette séparation de la nature et de la culture. Le travail des insectes que l’on aperçoit régulièrement en train de traverser l’écran, l’action de la forêt qui filtre l’eau de la rivière où il va se laver et pêcher, etc., ne constituent pas un ensemble de conditions matérielles et passives. Il faut y voir des alliances. On vit glissé dans la vie des autres, on ne sait jamais dans la vie de qui on est glissé et le personnage du film ne fait pas exception, aussi retiré soit-il dans les tréfonds de la forêt. Il faut composer des alliances avec tout le monde vivant, comme il faut composer des rapports avec les objets qui façonnent le quotidien.
Rodolphe Perez : La nature est aussi un territoire. Le territoire où il habite, si tant est qu’il habite le monde, et le territoire qui sépare d’un espace plus civilisé où autrui surgit, où la voiture surgit, où la moto surgit. Il n’essentialise pas la nature dans une sorte de visée post-anthropocène – qui serait de fait encore anthropocène, mais il y est et y demeure. En même temps, le cadre de la nature semble parfois plus étriqué que le cadre urbain, parce qu’à défaut d’un horizon à perte de vue, on aurait un horizon de la forêt, qui duplique interminablement des seuils, entre l’espace clos et la frontière.
Pour prolonger ma question précédente, je remarque que récemment, dans la littérature, dans des essais, le thème de la « cabane » a été mis en avant, pour plusieurs raisons, aussi politiques. Ton personnage est bien lié à une cabane, au milieu d’une forêt, mais il y habite à peine, voire pas du tout : il y entre et en sort sans y demeurer, il se lave les dents ou il cuisine en dehors de la cabane, et même pour dormir il est installé dehors. La cabane te paraît encore trop facile, pas assez radicale pour penser un rapport possible au monde ? Être au-dehors, passer au-dehors, errer, circuler plutôt qu’habiter te paraissent plus intéressants ?
Frank Smith : Il y a eu un effet cabane à la mode ces derniers temps, dont j’aurais tendance à me méfier. Je n’ai aucune nostalgie d’une vie sauvage et marginale. La cabane, dans le film, c’est l’habitat d’où partir et vers où revenir. Je n’y avais pas songé jusqu’ici mais c’est peut-être cette intuition qui nous aura guidé et empêché de filmer l’intérieur de la cabane : on ne l’appréhende que depuis ses bords extérieurs. On en fait le tour, on n’y pénètre jamais. Comme pour respecter la vie privée du personnage.
Rodolphe Perez : On fait aussi le tour de la cabane comme phénoménologiquement. Si l’objet induit une relation au monde, la cabane est elle-même objet qui induit une relation. Relation à l’intime, relation à l’intérieur. Peut-être aussi que, métaphoriquement, la caméra ne demeurant toujours qu’au seuil de la cabane, reproduit la neutralisation de la psychologie et de l’affect du non-personnage. Dans le même temps, on ne va pas non plus nier le devenir-enfermement des imaginaires contemporains de la cabane. Derrière l’imaginaire de retour à soi par la nature, lui ne revient à rien du tout, il est juste là, ou pas là. Il n’est pas en retraite ou je ne sais quoi.

Au début du film, une image montre Rodolphe face à la caméra, en train de parler sans que l’on entende ce qu’il dit ; on voit aussi dans le champ la perche pour le son. À la fin du film, la dernière image renverse tout ce qui a été vu : la scène se passe à Paris, Rodolphe, en costume, est accompagné de deux autres personnages en tenue de soirée, et il regarde la caméra avec un sourire ironique. Le film se termine ainsi, abruptement, de manière énigmatique. L’image du début souligne qu’il s’agit d’abord d’un film et celle de la fin défait l’illusion liée à la représentation : tout ce qui a été vu auparavant est qu’un ensemble d’images, une fiction. Il ne s’agit pas de nier ce qui a été vu, d’en effacer l’intérêt mais de défaire l’illusion de la représentation, l’illusion de la vérité liée à la représentation. L’image de la fin, mais aussi, au fond, déjà celle du début, soulignent également que ce que nous voyons entre les deux est une possibilité, un possible du personnage et du monde, et que d’autres points de vue permettraient d’autres images, d’autres possibilités du personnage et du monde – qui ne seraient plus la même chose que ce que nous en avons vu. Il y a cette phrase de Lawrence Weiner que tu filmes, et qui parle du point de vue : « (Pris) depuis un point fixe ». Comment interprètes-tu ces deux moments du film, le début et la fin ?
Frank Smith : Je voudrais laisser ouvertes les interprétations de ces deux scènes. Ce que je peux dire, c’est que la première veut ouvrir le film en montrant le dispositif d’enregistrement du son pour dire que l’on est dans un film et que tout ce qui va suivre est illusoire. Ce qui est surenchéri par la dernière scène qui vient dire que tout cela est placé sous le regard d’un œil, que tout autre œil verrait des choses différentes tout en tenant compte des autres yeux sans lesquels un monde ne peut exister. La bascule vient défaire ce qui aura précédé, en effet, mais elle dit ce qui est : il n’y a plus à différencier la fiction du documentaire, il faut sortir de la fausse alternative entre fiction nécessairement trompeuse et mensongère et documentaire forcément vrai.
Rodolphe Perez : Je trouve assez fascinant, c’est que les gens oublient le premier plan. Pourtant, le premier plan dit : vous êtes dans le hors-champ d’un plan qui est le plan d’un film qui ne racontera pas d’histoire puisqu’il n’a rien à dire. Et puis la surprise de la scène finale, comme si la scène liminaire n’avait prévenu de rien. Au milieu, le film a eu lieu. Si j’étais critique, j’en parlerais comme d’un film du refus de la saturation de l’image : elle plonge le spectateur dans sa propre solitude non esseulée puisque le personnage ne cesse de lui tendre la main pour tenter de comprendre collectivement l’épreuve d’un monde d’où on aurait absenté l’autre. L’autre ne brille que par son imprudence : le film décide éhontément de se refuser à lui, pour mieux montrer le vertige. Il renverse l’imagination comme « maîtresse d’erreur et de fausseté » puisqu’il pose une série de tableaux de la supposition et de l’hypothèse, au seuil du non-sens et du sens sans jamais prendre parti entre les deux. À mesure que se déploie le fil chronologique du film, qui n’est que l’arbitraire d’une journée dans la vie d’un homme, on savoure le temps à la mesure d’une imprécision de l’action, laquelle échappe, de fait, à la thèse survivaliste, d’une part, et à la thèse utilitariste, d’autre part, qui seraient, je crois, des lectures erronées et thématisantes du film. Cette imprésence, c’est précisément tout ce qui manifeste qu’autrui aurait pu être là mais qu’il n’y est pas. La preuve en est, il ne répond pas au téléphone et il faut perpétuer la relation en lui écrivant. Chaque relation à l’autre s’effectue peut-être depuis la dé-prise d’un point fixe, pour se mettre en mouvement.
Frank Smith, Un Film sans autrui, 2025, 100mn. Avec : Rodolphe Perez, Véronique Caye, Olga Theuriet.