Les Mains dans les poches : Brandon Taylor, Real life

Brandon Taylor © Bill Adams / éditions La Croisée

Real life est le premier roman de l’auteur américain Brandon Taylor. Situé dans une université américaine, le livre développe une narration centrée sur les limites du langage et du sensible, la « réalité » qui apparaît ou qui est dite renvoyant à un double qui n’est pas vu ni dit, qui en tout cas ne l’est pas immédiatement, qui peut-être ne peut pas l’être.

Le personnage central, Wallace, est étudiant dans une université du Midwest. Dans le roman, Wallace est d’abord un regard, il est celui qui observe, qui scrute – regard surplombant, regard analytique. Regard aussi qui, parfois, ne voit pas ce qui est à voir, ce qui est n’étant pas toujours immédiatement visible. Dès le début du roman, lorsqu’il arrive à l’université pour la rentrée, cette position de Wallace est soulignée : « Wallace se posta sur une terrasse en hauteur et considéra la mêlée ». Cette fonction « regardante » du personnage est renforcée par le fait qu’il est étudiant en biochimie, et qu’en tant que tel il doit s’occuper d’une culture de vers (nématodes), vers microscopiques et fragiles, qui doivent être scrutés pour que leur culture réussisse. Dans Real life, le regard de Wallace est informé par cette activité, ce qu’il perçoit étant perçu comme des formes de vie à observer, à scruter – regard sensible au vivant comme au pourrissement de la vie, à la décomposition de ses formes et conditions.

De fait, l’ouverture du roman établit une équivalence entre le groupe de nématodes dont s’occupe Wallace et le groupe d’amis auquel il est lié (de manière conflictuelle). La culture des vers a échoué, contaminée par des bactéries, se recouvrant de moisissure. La vie est envahie par ce qui la détruit. Le groupe d’amis de Wallace est perçu de la même façon : groupe sympathique, vivant, énergique d’où suinte peu à peu une réalité toxique, des tensions, une violence sourde. Le groupe vivant d’étudiants est lui-même recouvert de moisissure, sujet à une forme de pourrissement. C’est ce processus morbide que voit Wallace, qu’il voit du fait de sa position de regardeur, position qui le situe systématiquement à distance mais qui lui attribue également la fonction d’un révélateur. De fait, là où chacun ne pourrait percevoir que des interactions joyeuses entre étudiants, Wallace perçoit d’abord des « centaines de vies en désaccord ».

Real life, comme son titre l’indique, est construit à partir de ce thème du vivant, de la vie. Mais il s’agit également d’un roman dont un des thèmes centraux est la vérité, l’accès à une réalité non immédiatement perceptible, pensable. La vraie vie n’est pas ce que nous en percevons, elle est différente de ce que nous en percevons mais peut se révéler à un regard attentif, un regard à distance et plus fin. L’idée de la vérité, ici, est classique, imprégnée d’un modèle scientifique et rationnel. Cet idéal se heurte cependant au constat que cette réalité ne peut être reprise par le langage, qu’elle lui échappe en partie, qu’elle demeure inarticulable clairement.

Cet écart entre ce qui est perçu, vu, et ce qui existe derrière l’immédiatement visible donne au roman certains de ses autres thèmes pensés selon la forme de dualismes : apparence/réalité ; mensonge/vérité ; dit/non-dit ; etc. Ces thèmes se développent selon l’idée générale de « double ». Dans le roman, tout semble double, doublé d’autre chose qui peu à peu se dévoile, exhibant alors l’envers de ce que l’on avait confondu avec la réalité. Tel couple quasiment exemplaire, dont le bonheur semble évident, se fissure lentement, le mensonge et la duplicité qui sont en son cœur étant révélés. La relation sexuelle et amoureuse qui se dessine entre Wallace et Miller ne se cristallise pas en une belle image attendue : d’une part car Wallace, bien que désirant cette relation, est en même temps réticent à celle-ci, faisant volontiers ce qu’il faut pour la saboter ; d’autre part, parce que Miller, étudiant un peu naïf, gauche et gentil, se révèle capable de violence et de violer. De même, la bienveillance, l’inclusivité, l’amitié peuvent laisser filtrer des haines, du racisme (Wallace est Noir), du sexisme, des désirs destructeurs, autodestructeurs, mortifères. A chaque fois, suinte à la surface ce qui la corrode, s’y révèle une réalité plus profonde, contradictoire, dangereuse, un double qui, détruisant la symbiose, laisse apparaître en même temps une vie plus violente et mortelle.

C’est cette vie qui est aussi la vraie vie, celle qui, par-delà les mots, les conventions, les normes, les sentiments, charrie des pulsions, des désirs, des tendances obscures, non clairement formés, des sensations, impressions et sentiments qui impliquent une réalité vitale plus violentes, plus animales, plus irrationnelles. Sous la culture, sous la conscience claire, une nature non domestiquée, peut-être non domesticable, où règnent l’irrationnel, le trouble, la violence, l’agression, des désirs sans noms. L’étudiant en biochimie peut alors, sans doute, constater que la corruption, que la contamination de la vie n’est pas ici accidentelle, qu’elle fait partie d’une vie plus large, une vie qui inclut la destruction des liens, l’agressivité, des formes de mort. C’est l’envahissement de cette « moisissure » que Wallace perçoit, qui se révèle sous son regard, de même qu’il la subit, qu’il la sécrète lui-même.

La manifestation de ce double vivant et mortel, non conscient et non formé, ne donne pas lieu, dans Real life, à une référence à la psychanalyse freudienne ou à un quelconque cognitivisme biologisant. Ce sont plutôt des figures littéraires qui sont évoquées, des références à Proust ou à Virginia Woolf, ces deux auteurs ayant en commun l’idée que sous le psychisme immédiat et clair, sous le discours, sous les normes, s’agitent une réalité plus sombre, une vie de l’esprit et des corps plus trouble. Comme chez Woolf ou chez Proust (où le thème de la vue, des points de vue, des instruments optiques, etc. est d’ailleurs bien présent), le roman de Brandon Taylor vise à la manifestation de cette vie inquiétante et paradoxale mais une manifestation qui laisse cette vie à son indétermination, à son étrangeté, à son irréductibilité. Ce ne sont pas uniquement les interactions sociales, familiales, amicales, les relations sentimentales et amoureuses qui sont interrogées par l’auteur à partir de la position de cette profondeur obscure. C’est aussi, peut-être surtout, le langage et le rapport entre le langage et cette vie non humaine qui sont au centre du roman, comme ils sont au centre de l’œuvre de Marcel Proust et Virginia Woolf.

Sans aller jusqu’aux conséquences que Nathalie Sarraute a pu développer à partir, entre autres, de ces deux auteurs, Brandon Taylor écrit un roman dans lequel le langage devient un problème, ce qui est la position par définition de l’écrivain. Dans Real life, le langage, le discours est ce qui masque, construisant une surface volontiers confondue avec la vraie vie mais qui est surtout un moyen de ne pas voir ou dire la vraie vie. Le langage est aussi un révélateur car c’est par le langage autant que par ses failles, par le non-dit et le non-langage qui accompagnent le discours, que se révèle ce qui se cache derrière le langage, ce qui est supposé être enfoui sous les mots, les formules, les déclarations, etc. : la violence, le désir, la pulsion, la tendance, la confusion, l’ambiguïté… Dans Real life, le langage est enfin ce qui ne peut dire cette vie souterraine, il est ce qui ne peut que l’évoquer, tourner autour sans parvenir à nommer clairement, à définir de manière évidente. Le langage est en lui-même limité, adapté à certaines fonctions, adapté à une certaine réalité mais échoue à dire l’ensemble de ce qui est.

Ainsi, l’étudiant en biochimie pourrait-il devenir écrivain puisqu’écrire implique la conscience de cette insuffisance du langage, même si cette conscience, dans le cas de l’écrivain, implique tout autant la volonté d’écrire malgré cette insuffisance, avec cette insuffisance, pour faire autre chose que nommer ou définir : faire exister par l’écriture, poétiquement, cette vie qui nous habite autant qu’elle nous échappe.

Dans Real life, le secret demeure secret. C’est la conscience de ce secret, de sa nature sombre, qui permettent peut-être de lire ce roman comme l’émergence, en filigrane, de la conscience d’un écrivain.

Brandon Taylor, Real life, traduit de l’anglais (USA) par Héloïse Esquié, Le Livre de poche, janvier 2024, 384 p., 9 € 90