Figures du football (épisode 1): Bruce Grobbelaar / l’arrêt

Bruce Grobbelaar - Capture d’écran YouTube

Le principe de cette série est simple : un jour, un joueur, un geste.
Et tout le reste.

Des spaghettis à la peinture

Ce 30 mai 84, Liverpool décroche le titre suprême pour un club européen et la Roma devient à jamais la première équipe à perdre une finale dans son propre stade. 1 but partout à la fin du temps règlementaire, Neal a ouvert le score dès la treizième minute, mais Pruzzo a pu égaliser avant la mi-temps. Puis plus rien, jusqu’à cette séance de tirs au but. Nicol ouvre le bal pour Liverpool et échoue, à la grande joie des tifosi massés dans les tribunes du Stadio Olimpico… qui se figent quand Conti, le premier tireur romain, se révèle incapable de faire mieux. Bruce Grobbelaar, qui garde les buts des Reds, venait de faire mine d’avaler ses filets comme un simple plat de spaghettis…

Il commence à penser qu’il n’a pas subi pour rien les missiles à courte portée qu’un Alan Shearer ou un Matt Le Tissier ont pris un malin plaisir, toute la saison, à lui expédier lors d’interminables, et boueuses, séances d’entraînement. La play list des tireurs continue de défiler. La moustache de Ian Rush ne tremble pas et Liverpool prend une longueur d’avance. Vient le tour de Graziani, la star sommée de redonner espoir à tout un stade qui ne veut pas envisager le pire. Mais voilà que Grobbelaar devient soudain tout mou des genoux, ses guiboles flageolent, ondulent en vagues et improvisent cette penalty dance qui sera le tube de l’été 84.

Capture d’écran YouTube © UEFA

Alors que l’heure est à la loi et à la règle (un tir pour la Roma, un pour les Reds, et ainsi de suite, selon un ordre établi), le portier de Liverpool introduit une rupture aussi radicale qu’idiote, au sens où

l’idiot n’est pas dans les habitudes. Ses actions et ses réactions sont imprévisibles parce qu’elles ne se réfèrent pas aux règles établies. Il ne s’y oppose pas non plus. Il ne sème pas le désordre à la place de l’ordre. Il fait simplement ses propres raccordements (Emmanuel Hocquard, Le Cours de Pise, Paris, P.O.L, 2018, p. 64.)

En apparence, en occupant obstinément le centre de sa cage, pris d’une paradoxale épilepsie molle, Grobbelaar, disloqué, asphyxie subitement la capacité de son corps à adresser des messages signifiants aux tireurs, pourtant avides lecteurs de tels indices (plongera à droite, à gauche… ?). Une telle gratuité gestuelle paraît scandaleuse en plein money time. Bruce le sceptique, joue le titre européen, non pas en choisissant un côté, gauche ou droite, comme on l’apprend pourtant aux gardiens dans toutes les écoles de football, mais en revendiquant le droit d’occuper obstinément le centre par des ondulations de tout son corps en train de fondre sous la lumière crue des projecteurs.

Évider ainsi le geste de sa capacité à transmettre un sens, au profit d’une pure expressivité assumée est une première provocation. La seconde parcourt le chemin inverse, en réinstaurant un sens nouveau, d’ordre symbolique, sur les ruines du premier.  D’abord je mange mes filets face caméra comme un plat de pâtes, et, regardez, maintenant même mes jambes se font molles comme des spaghettis bien cuits… Le gardien de but de Liverpool s’empare de la retransmission télévisée et du pouvoir de l’image plate et littérale car aveuglément fidèle au réel retransmis en direct, sur laquelle il vient apposer un symbole suffisamment puissant pour terrasser l’un après l’autre les joueurs de l’AS Roma, éblouis par un reflet qui relève du code culturel. « Je me suis dit qu’on était à Rome, où le plat national est les spaghettis, donc j’ai fait les spaghetti legs », se souvient-il. Le raisonnement est purement rhétorique, qui empile les métonymies comme autant de cercles concentriques : on est à Rome, Rome est la capitale de l’Italie, l’Italie mange des pâtes : CQFD. Grobbelaar file l’image de l’« italianité » de carte postale et la décline en analogies transparentes dans une lecture essentialiste, et donc idéologique, de l’Italie. L’italianité, écrivait Roland Barthes dans sa célèbre analyse d’une publicité Panzani, « ce n’est pas l’Italie, c’est l’essence condensée de tout ce qui peut être italien, des spaghetti à la peinture » (Roland Barthes, « Rhétorique de l’image », L’Obvie et l’obtus. Essais critiques 3, Paris, Seuil, 1982, p. 39.). Le tir au but de Graziani disparaît dans les tribunes mais l’image cartoonesque des jambes-spaghettis restera : Bruce vient d’inventer l’arrêt parfait, l’arrêt qui ne touche pas le ballon, l’arrêt métonymique, la rhétorique.

Gardien de Bush

L’enfance de Bruce ? En Rhodésie, c’est-à-dire nulle part, sur la carte du football mondial du début des années 80. Bientôt la carrière signifiera l’exil, loin des terrains de cricket qui ont failli avoir sa préférence. Il atterrit d’abord à Vancouver, puis à Crewe avant de rejoindre enfin Liverpool en 1981 et son mythique stade d’Anfield Road, dont la première pierre a tout juste alors cent ans. Son maillot à lui sera vert. À part ça ?  On dit que ce Bruce-là fut un fort grand voyou, ballotté en fin de carrière de tribunaux en commissariats, pour des matches qu’il aurait pu truquer contre monnaie sonnante et trébuchante.

On lui reproche, à ses débuts, de privilégier le divertissement, le fun, au détriment de la sacro-sainte gagne : « Here, it’s about winning » lui assène régulièrement son entraîneur Bob Paisley : gagner prime.

Mais Bruce aime la grimace et les rires : il ne peut s’empêcher d’enregistrer une parodie sacrilège du sacro-saint You’ll Never Walk Alone, qui devient pour l’occasion un piteux rap dans lequel il se présente : « « I’m your goalie, the number one », et que les charts de 1988 oublient heureusement très vite…

Il faut dire qu’il a connu le pire, ou presque. Sans un miracle qu’il ne s’explique toujours pas, il ne serait pas revenu vivant de son service militaire, qu’il effectua en 75, en pleine guerre du Bush en Rhodésie du sud, futur Zimbabwe. Il tua, vit tuer, mais survécut et protégea les jeunes gars de son escouade, souvent imprudents dans leur appétit d’en découdre une bonne fois pour toutes. On le surnomma pour cette raison « Jungleman », l’homme de la jungle, du bush et des embuscades. Les scènes de guerre se ressemblent toutes, mais quand  Bruce les raconte en 2018 dans son autobiographie, il les aperçoit toujours à travers l’étonnement du survivant :

Le véhicule qui vous précède heurte une mine antipersonnel et trois corps explosent sur le côté, sous vos yeux. Cela aurait pu être vous. À trois mètres devant vous, un ami est abattu. Pas vous. Un hélicoptère plonge vers le sol, essayant de vous récupérer tandis que d’autres vous tirent dessus. Le gars à côté de vous est touché à la jambe par une mitrailleuse. Il y a tant de choses qui auraient pu m’arriver, mais qui ne me sont pas arrivées. (Bruce Grobbelaar, Life in a Jungle. My Autobiography, Liverpool, DeCoubertin Books, 2018, ch. 5 – je traduis).

Deux vies en une mêlées. Il faut la rivière, celle qui sépare précisément la ville en deux rives, d’un côté les fans d’Everton, de l’autre les supporters de Liverpool, pour donner un nom à cette double face. Un jour de derby amical entre les deux clans, dans un trait de lucidité foudroyante, la foule d’Everton baptise le gardien des Reds « le clown ». Pour ses facéties à répétition, bien sûr, mais aussi pour sa faille : pile, Grobbelaar le rigolard à moustache ; face, Bruce le portier à la triste figure.

Le haut et le bas

Grobbelaar ne conçoit pas un tour d’honneur, à peine la fin du match sifflée, sans un couvre-chef ridicule dont affubler sa calvitie précoce. Le sombrero, du pire effet, aura souvent sa préférence.

Capture d’écran Twitter/X VintageFooty @VintageFooty

À l’issue de sa première finale, en Coupe de la League, que Liverpool remporte 3-1 face au Tottenham de Ray Clemence, l’ancien gardien-vedette des Reds en personne, il se livre face caméra à des acrobaties qui sentent le cirque et sa sciure, marchant tête en bas, sur les mains : « head over heels ! » s’extasie même en direct le commentateur sportif.

La célébration étonne les téléspectateurs, alors même que Bruce a coutume, avant chaque match, de s’échauffer en pratiquant cette marche sur les mains, ou en s’asseyant sur la barre transversale. Ce goal est décidément un bouffon, Bruce un idiot, un fool en anglais, qui mérite le sobriquet dont le gratifie amusée la presse sportive anglaise : le « Liverfool ». C’est d’ailleurs avec l’essence même du carnaval comme mundus inversus, « monde à l’envers », que renouent de facto les pitreries de Bruce. C’est bien la catégorie esthétique du grotesque (terme qui fut d’ailleurs la première traduction en français de l’anglicisme « clown ») qu’illustre sa gestuelle, friande d’inversions similaires à celles qu’un Mikhail Bakhtine dans ses enquêtes anthropologiques a pu placer au cœur des cérémonies carnavalesques dont il résume l’esprit dans un laconique slogan : « en bas, à l’envers, le devant-derrière » (Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1982, p. 19 et 368.). Au gardien, le haut du corps, les mains, quand le foot n’en a, réglementairement parlant, que pour les pieds ; à lui les plongeons ou les chutes embourbées pour stopper ce ballon que d’autres ont décollé du sol ou frappé de la tête.

Grobbelaar exhibe, par d’invraisemblables prises de balles engluées, là où bien d’autres auraient boxé le ballon, ce privilège qui demeure propre à la caste des gardiens : jouer des mains en toute impunité quand l’interdit règne au pays des « manchots », puisque c’est ainsi que, moqueurs, les rugbymen surnomment les footeux.  Depuis la première édition de la Cup, cette compétition qui sera si chère à Bruce Grobbelaar car elle l’adoubera au pays des grands gardiens, le goal est le seul autorisé à se saisir du ballon avec les mains. Pour tous les autres, les mains, autrefois admises, tant que rugby et football ne se distinguaient pas clairement, sont devenues un tabou infrangible ou une tentation, un potentiel que l’on ne peut actualiser : « La main, au football, est un conditionnel. On pourrait s’en servir, ce serait plus facile, mais on promet de ne pas le faire » (Ollivier Pourriol, Éloge du mauvais geste, Paris, Nil, 2010, p. 56.). Même aux entraînements, justement nommés « spécifiques », Bruce avale les shoots les uns après les autres, amortissant le choc des tirs puissants avec ses avant-bras disposés en niche et son torse creux de bossu. Il s’enroule. À la main de granit dans un gant de velours, celle qui repousse, celle d’un Lev Yachine, l’homme aux 150 penalties arrêtés, Bruce préfère de loin l’arche de ses avant-bras capable d’amortir la puissance des tirs ennemis. Bloquer la balle, pour en contrôler enfin la trajectoire, pour qu’elle ne traverse pas la ligne — de front — ou le corps : ne dit-on pas d’un gardien qu’il est toujours susceptible de se trouer ?

Son geste est tout de comblement et de suture, le plongeon de Grobbelaar n’a d’autre but que la réunion de l’épars. Rejoindre, rejointer ces frères ennemis, goal et ball, enfin conciliés en une même immobilité apaisée. Ne pas tout repousser, ne pas soupçonner chaque ballon d’être la prochaine boulette dont il vaudrait mieux se débarrasser illico presto. Sans compter qu’en terrain britannique, les lois du jeu censées protéger le gardien des charges adverses ne sont appliquées qu’avec parcimonie. Autant dès lors, choisir son camp, celui des gardiens bloqueurs : les « gardiens repousseurs » (Martial Meziani & Hélène Joncheray, « La construction identitaire du gardien de but en football : approche historique », Staps, 2014, no104, p. 68 : le « gardien repousseur » : « Ce type de gardien se focalise sur des actions défensives pour empêcher le ballon de pénétrer dans la cible. Il joue le plus souvent sur sa ligne, dévie les ballons de la main, mais aussi du pied, saute pour dégager du poing comme un boxeur, ou plonge dans les pieds de l’attaquant. »), habitués, eux, à boxer la balle pour la renvoyer directement dans le jeu, prennent le risque d’un choc dans les airs avec ces avant-centres au jeu de tête si puissant, quand les adeptes du blocage se préservent, eux, tout en facilitant la relance à venir. Puisque bloquer permet de relancer.

Oui, mais… pas tout de suite. Le goal des Reds n’a pas pour habitude de renvoyer dans l’instant ce qui lui arrive, ballons tendus ou en cloche, car un match, se dit-il, n’a de sens que s’il prend là aussi de l’ampleur. Alors il va volontiers trop loin, son plongeon semble dépasser le point d’impact prévu, mais c’était, comprend-on plus tard, pour mieux éteindre par l’enroulement de son corps lové la violence du tir décoché. Grobbelaar appartient bien à la lignée de ces clowns acrobates qu’illustra le fameux Jean-Baptiste Auriol, dit « l’Homme-oiseau », qui faisait frissonner au milieu du XIXe siècle le public du Cirque des Champs-Élysées en bondissant par-dessus huit chevaux alignés quand il n’enchaînait pas les équilibres inversés.

Le parallèle paraît d’autant moins fortuit que d’autres l’ont auparavant enrichi de leur propre double pratique. Julien Darui, gardien de but de l’équipe de France des années 30, se reconvertit ainsi au sein de la troupe du cirque Pinder où il fit de ses célèbres plongeons le clou d’un numéro funambulesque qui le voyait « arrêter le ballon sur des pénaltys tirés par des complices » (Bernard Chambaz, Petite philosophie du ballon, Paris, Flammarion, coll. « Champs Essais », 2018, p. 32. ).

Pas un rempart, ni un même un mur, que ce fichu Grobbelaar qui feint la maladresse, puis étire le temps de l’action pour finalement enrober et bloquer la balle. L’élan excessif surprend jusqu’au kop habitué à chanter derrière son but presque tous les week-ends : on craint la bourde, la trajectoire mal appréciée, le contre-pied ou toute autre faute dont une maîtrise technique autrement exhibée et assumée aurait si facilement dissipé le spectre. Mais précisément, c’est ce dialogue-là avec les spectateurs massés dans les travées d’Anfield, qui nourrit Grobbelaar. S’il effraie, c’est pour faire toucher du doigt l’épaisseur émotionnelle du risque voire du danger. Clown toujours, il crée lui-même la possibilité d’une bourde pour mieux la vaincre ensuite, faisant de chaque arrêt un triomphe en soi. Or, Bernard Chambaz identifie justement la véritable angoisse du gardien de but dans l’anticipation de « la conséquence souvent irréparable d’une erreur » (Bernard Chambaz, Plonger, Paris, Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 2011, p. 86.), hypothèse qui rencontre le sens profond de la geste clownesque, si l’on en croit Philippe Goudard, universitaire et clown :

L’échec, conséquence du risque, est très présent dans l’esprit des artistes comme des spectateurs du cirque et, avec lui, l’idée de faute, de déchéance, de culpabilité et de rédemption. Et donc l’idée de sacrifice, héritée de la chrétienté, où sont réunis en une seule personne – qui peut être l’artiste – l’officiant, le dieu, le sacrifié et le bénéficiaire du sacrifice. (Philippe Goudard, « Esthétique du risque : du corps sacrifié au corps abandonné », in Emmanuel Wallon (dir.), Le Cirque au risque de l’art, Arles, Actes Sud, 2002, p. 32.)

Le saut de l’ange retrouve alors son sens littéral, d’Auriol à Grobbelaar ; et c’est grâce à une telle dépense inutile d’agilité gratuite, que l’acrobate comme le gardien brouillent les repères.

Si Bruce truque, c’est quand il crée ainsi lui-même l’angoisse de son bond démesuré, pour que l’arrêt se transforme en un sauvetage inespéré, le plongeon épique en une envolée dramatique, là où rien de grave ne se jouait vraiment.

Le fermé et l’ouvert

Quoique.

Comme le suggérait le mini-générique de la séquence des buts étrangers, dans la version eighties de l’émission « Stade 2 », le goal est un garde-frontière.

René Higuita, le gardien colombien surnommé par ses supporters El Loco, « Le Fou », illustra une nouvelle fois avec son fameux « coup du scorpion » la loi du gardien bouffon capable d’inverser le haut et le bas en usant de ses pieds comme d’une troisième main. Grégory Coupet, le gardien emblématique de l’OL roi du championnat de France dans les années 2000, interdit devant une passe en retrait de sa défense aux allures de lob et donc de but contre-son-camp, l’imita en faisant de même avec sa tête, face au Barça de Rivaldo en 2001.

C’est, comme par hasard, le même gardien est-allemand, Robert Enke, dont Bernard Chambaz narre l’histoire endeuillée dans son récit Plonger, qui se prend à cauchemarder de Cerbère « qui terrifie les âmes au moment d’entrer au royaume des morts », et qui, préparant son sac d’entraînement, vérifie qu’il n’a pas oublié ses gants de marque… Cerberus (Bernard Chambaz, Plonger, op. cit., p. 67 et 74.). Le gardien du royaume des morts, ce chien Cerbère tout droit venu des anciens récits mythologiques, a bien besoin de ses trois têtes, comme le gardien de but doit avoir recours à sa main supplémentaire pour repousser au loin l’angoisse. Cerbère accomplit une mission sacrée : ne pas laisser revenir les défunts envahir le terrain des vivants. Le goal serait pour cette raison des onze joueurs présents sur la pelouse celui qui entretiendrait un rapport privilégié avec la métaphysique :

Gardien de but est un poste exposé qui incite à une relation plus métaphysique avec le ballon. Beaucoup de philosophes et d’écrivains ont été gardiens de but : Camus, Derrida, Cendrars, Réda, Montherlant, Conan Doyle, Barnes, Nabokov, etc. (Bernard Chambaz, Petite philosophie du ballon, op. cit., p. 30)

Aussi L’Angoisse du gardien de but au moment du pénalty, pour reprendre le titre du roman par lequel Peter Handke pénètre dans l’esprit de Joseph Bloch, ancien célèbre gardien, n’est-elle que le symptôme d’un accès à de bien plus profonds tourments. Et par là encore le gardien retrouve le clown, dont Jean Starobinski brosse un portrait proche : si le clown « est bien celui qui vient d’ailleurs, le maître d’un mystérieux passage, le contrebandier qui franchit les frontières interdites » (Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Paris, Gallimard, coll.« Art et artistes », 2004 [1970], p. 110-111.), c’est que « tout vrai clown surgit d’un autre espace, d’un autre univers » et que « son entrée doit figurer un franchissement des limites du réel, et, même dans la plus grande jovialité, il doit nous apparaître comme un revenant. » Bruce allie, en bon grotesque, ce rire et ce désespoir nés de la conscience de la mort. Celle qu’il a côtoyée dans la jungle, mais également au fil des stades qui auront scandé sa carrière.

Seul le gardien, parce qu’il en provient, connaît le vrai relief des pays situés au-delà de cette frontière, la ligne de but, qu’il doit en même temps défendre corps et âme. Il est cet « acrobate métaphysique » qui, comme l’écrit Dominique Noguez, se réjouit, mais la mort dans l’âme, entraîné dans « cette paradoxale coexistence en lui de l’être et du rien, de l’assomption et du refus, de l’adhésion à la vie et du flirt avec la mort » (Dominique Noguez, L’Homme de l’humour, Paris, Gallimard, 2004, p. 51.). Pile : la vie entière de Bruce Grobbelaar tient dans cette tension liminaire, les pieds sur une ligne Maginot, sa ligne de but comme une frontière qu’il lui incombe de défendre, mais que le jeu même, sous peine de nullité du score, exige de voir transpercée à l’occasion. Face : dans le dos de tout gardien de but résonnent les chants de la foule massée dans le virage. L’entre-deux est son domaine : « d’un côté le futur, de l’autre le passé » (Bernard Chambaz, Plonger, op. cit., p. 116.).

29 mai 1985, encore une finale, encore un pénalty ; mais cette fois la mère de Bruce a fait le déplacement depuis l’Afrique du Sud jusqu’au stade du Heysel à Bruxelles, pour voir jouer son fils sous les couleurs de Liverpool. Boniek, le précieux ailier polonais que s’est offert Agnelli, le président de Fiat, se fait faucher à la limite de la surface. Michel Platini prend son élan. Face à lui, Bruce. Pas l’envie, ce soir de mai 85, de remettre ça, les genoux-spaghettis ne godilleront pas cette fois, la malle aux malices reste fermée.

C’est encore l’Italie que Bruce affronte, non plus la superbe romaine, mais l’industrieuse turinoise, la Juventus des Tardelli et Rossi entraînés par Trapattoni. Dans les travées, certains des supporters anglais se souviennent des courses-poursuites que leur avaient infligées après le match les fans de la Roma persuadés de s’être fait voler le titre européen pile un an plus tôt. Le jeu dangereux a commencé bien avant le coup de sifflet, cette fois, et avec ses propres règles et ses propres assauts contre d’autres frontières : ces grilles qui séparent à peine les groupes de supporters des deux équipes, dont ceux des Reds, incarnations de la culture « hool » décidés à pratiquer le fameux « taking of an end » ou prise du virage adverse. Le taking of an end, écrit ainsi Mickaël Correia, c’est-à-dire l’invasion des tribunes réservées aux supporters adverses, est en effet devenu le jeu le plus prisé des stades britanniques sous l’ère Thatcher :

Dans une société où la reconnaissance sociale s’obtient désormais par la réussite individuelle, charger collectivement le kop rival, capturer leurs banderoles et drapeaux puis s’accaparer son end devient aux yeux des jeunes précarisés un moyen d’asseoir le prestige de leur groupe tout en remobilisant les codes sociaux de la classe ouvrière rough originelle : le courage, la virilité, la solidarité, la camaraderie et la communion par l’alcool. (Mickaël Correia, Une histoire populaire du football, Paris, La Découverte, 2020 [2018], p. 271.)

Quand, comme le souligne aussi Peter Handke dans son texte consacré au « monde du ballon de football », « les spectateurs s’attribuent l’autorité qui leur manque dans la vie quotidienne, ils admirent leur propre pouvoir » (Peter Handke, J’habite une tour d’ivoire, Paris, Christian Bourgois, 2007 [1972], p. 170.). Alors les frustrations accumulées, de défaites sociales en renoncements intimes, inversent leurs polarités pour devenir puissance vengeresse. Dans les gradins des blocs X et Y, qui déploient leur violence en direction du bloc Z où les tifosi ont remplacé les spectateurs belges initialement prévus, se rejouent aveugles d’archaïques rites d’initiation virile et d’intégration cathartique à la communauté. Toute l’Europe apprend en direct à la télé ce soir de mai 85, à prononcer un nom, celui des hooligans.

Contre toute attente, revoici le Carnaval et le mundus inversus chers à Grobbelaar, mais qui pour Bruce va prendre ici une tout autre signification. Si l’on en croit Pierre Mignon, pour les hooligans, en effet,

le football a bien une dimension carnavalesque : un match est un moment où on renverse le monde. On le renverse bruyamment, en chantant, en étant obscène et ivre, mais aussi en envahissant le terrain […]. (Cité par Mickaël Correia, Une histoire populaire du football, op. cit., p. 275.)

C’est d’un autre Carnaval qu’il s’agit, pour d’autres fous,  ceux qui font d’un match « un moment où on renverse le monde » et ses lois contraignantes (Ibid), comme pour ressusciter le calcio des origines, celui que la ville de Florence pratiquait à la Renaissance, au milieu d’autres réjouissances où tentait de s’exprimer, déjà, la brutalité carnavalesque comme revanche sociale. Paul Dietschy rappelle justement dans sa précieuse Histoire du football que les jeux de ballon à l’origine du football, la soule et le street football, étaient pratiqués en France comme en Angleterre pendant des périodes consacrées : « autour de Noël, le jour des Rois ou dans le cycle de Carnaval, en particulier le Mardi gras.» (Paul Dietschy, Histoire du football, Paris, Perrin, 2014, p. 27.) 

Or, derrière les buts de Bruce, les portes qui auraient pu libérer les flots de spectateurs écrasés les uns contre les autres ont mis trop de temps à céder et un mur a fini par s’écrouler, étouffant les supporters tassés en grappes humaines. Le poids des morts, dans le dos, est bien une affaire de finales et de tirs au but, qui auront tailladé la carrière et la vie de Bruce Grobbelaar. Quand les grilles s’effondrent enfin sous la pression de supporters affolés, c’est pour écraser les survivants massés plus bas et alourdir encore l’insupportable bilan. Juste derrière Bruce, assis sur la piste d’athlétisme, là où habituellement se déroulent les épreuves de saut à la perche, un jeune homme n’en revient pas d’avoir survécu. Le regard de millions de téléspectateurs se fige sur ce supporter de Liverpool, livide et hagard, dont le visage pétrifié va traverser et glacer successivement les deux gardiens qui croiseront son regard.

Quatre ans plus tard, 15 avril 89, demi-finale de F.A. Cup, cette fois, en terre anglaise. Liverpool affronte Nottingham Forest, sous un beau soleil de début d’après-midi et sur terrain neutre : on jouera à Sheffield, dans le vieillissant stade de Hillsborough, pas vraiment prêt à accueillir, avec ses quelques tourniquets rouillés à l’entrée, la foule des grands matchs. 54.000 billets ont pourtant été vendus, ce que ne laisseraient pas croire les tribunes encore étrangement vides une demi-heure avant le coup d’envoi. C’est que les bouchons font rage sur la route, et que de très nombreux visiteurs arrivent au dernier moment, une fois la voiture parquée à la va-vite au gré des ruelles attenantes. Pour fluidifier l’accès aux gradins, on décide alors d’ouvrir un large portail, habituellement condamné. Quelques minutes à peine avant le coup d’envoi une foule de supporters part se masser comme un seul homme côté West Stand, dans les « pens » numéros 3 et 4.

Grobbelaar n’a pas le temps de jouer son rôle préféré, celui du clown droit venu du cirque ou du Pierrot ressuscité du théâtre à quatre sous. Il est 15h06 et le jeu doit déjà être arrêté par les autorités locales passablement débordées. Bruce, lui, ne prend plus part au match depuis déjà plusieurs minutes, car c’est une nouvelle fois derrière son but que le pire arrive et que la mort, obstinée, revient rôder dans son dos. À plusieurs reprises, il crie à la police woman de faction de libérer les supporters agglutinés, en ouvrant ces putains de grilles cadenassées. Mais une limite, sauf contrordre qui viendra trop tard, ça se respecte. Il devrait comprendre, lui, le gardien de but, homme de lisière, de la ligne blanche à défendre contre toute agression. Mais il est aussi le clown si proche des spectateurs qu’il interpelle dans les gradins ou à travers la caméra de télévision, brisant ainsi à la moindre occasion, le quatrième mur de la représentation cher à Diderot : « sa relation avec les spectateurs reste remarquablement directe. Souvent, il sort de la pièce et la commente, semblant faire partie du public autant que du drame » (John H. Towsen, Clowns, New York, Hawthorn Books, 1976, p. 31 : « his relationship with the spectators is still remarkably direct. Often he will step out of the play and comment upon it, appearing to be as much a part of the audience as of the drama. »), écrit J.H. Towsen du clown. C’est que le gardien de but est ce bouffon grotesque, c’est que Bruce est cet être carnavalesque censé prendre part à un spectacle qui, par définition, comme le rappelle Bakhtine, « ignore toute distinction entre acteurs et spectateurs », et « ignore aussi la rampe, même sous forme embryonnaire » (Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais…, op. cit., p. 15.).

Il aurait fallu que les spectateurs puissent, ce soir-là, participer à « ce spectacle sans la rampe et sans la séparation entre acteurs et spectateurs » qu’est tout Carnaval (Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, coll. « Points », 1998, p. 180.), et rejoindre véritablement les joueurs au milieu de la pelouse pour échapper aux mortifères mouvements d’une foule agglutinée et bientôt asphyxiée contre les grilles. Il aurait fallu que le terrain redevienne cette place publique où se mêlaient rituellement les contraires, au mépris des convenances et des règles, ces règles même qui, par leur incompréhensible rigidité, tiendront closes trop longtemps les barrières de sécurité.

Bruce, incrédule et désemparé, ne peut que fixer une foule de visages apeurés. La panique gagne la pelouse, où tant de cadavres se déversent. Au milieu des hurlements, les secours s’improvisent dans le chaos et l’urgence, des panneaux publicitaires servent de brancards de fortune. Derrière le but de Bruce meurent quatre-vingt-seize personnes. La plus jeune des victimes, Jon-Paul, n’a pas plus de dix ans et son cousin n’est autre qu’un certain Steven Gerrard, de deux ans son cadet, futur capitaine emblématique de Liverpool.

Depuis ce jour-là, le chiffre 96 est devenu sa signature. Il l’inscrit sur chacun des autographes qu’il accorde encore, juste à côté de son nom devenu complet : Bruce Grobbelaar.