Lettre ouverte à Judith Lyon-Caen : pour une défense des études littéraires

Capture d’écran © La Vie des idées

Chère Judith Lyon-Caen, je me permets de répondre à la lecture que vous avez proposé de mon dernier essai, Faire trace, non parce qu’elle émet des réserves à son sujet mais parce qu’elle me semble contenir un certain nombre d’éléments qui méritent d’être débattus.

Pour que les termes de ce débat soient clairs, je rappellerai d’abord succinctement le propos de Faire trace : ce livre montre que l’écriture sur et après la Shoah s’est faite et se fait encore contre l’effacement des traces qui avait été organisé par les nazis. Des traces, je le précise, dans leur sens le plus large, qu’il s’agisse de preuves des crimes, de traces des vies humaines ou même de traces d’une culture. Si bien qu’il s’agit pour ces textes de faire trace à l’encontre d’un effacement qui n’a fort heureusement pas abouti, malgré les millions de victimes et qui a joué le rôle tant d’un obstacle que d’un moteur pour la littérature. Car c’est à partir du sentiment d’un manque et de faits détruits que les œuvres se sont écrites. Il s’agit donc de retracer l’évolution non pas de l’historiographie mais de la manière dont la littérature a réagi au sentiment d’un effacement généralisé.

Or votre réaction à Faire trace a la particularité d’ouvrir un débat où vous mettez en cause l’ensemble des études littéraires qui, selon vous, ne tiendraient pas compte de la vérité historique. L’accusation est grave. S’il est impératif de défendre la vérité historique, d’autant plus en cette période où l’antisémitisme et le négationnisme prospèrent, il ne faut toutefois pas se tromper d’ennemi. Les études littéraires à la suite desquelles Faire trace s’inscrit (comme celles de Catherine Coquio ou de Philippe Mesnard pour ne citer que quelques noms) ont en effet toujours dialogué avec les historiens afin de se situer au plus près de la vérité historique et de permettre à leurs lecteurs d’aborder les œuvres à partir de ce qu’a réellement été la Shoah et non de représentations plus ou moins approximatives.

Le reproche que vous adressez aux études littéraires tient donc à une supposée négligence de celles-ci quant à la vérité historique. Vous l’étayez à partir de l’exemple de Faire trace parce qu’il lit les œuvres autour des notions de faits et de traces. Or selon vous, rendre justice à la vérité historique supposerait de parler de preuves et non de traces ou de faits. Mais, l’historien le sait, s’attacher à des faits ou des traces ne signifie pas que ces faits et traces ne peuvent pas aussi constituer des preuves. Je rappellerai seulement qu’une preuve est destinée à établir qu’une chose est vraie, ce qui suppose qu’un fait ou une trace peuvent tout à fait servir de preuves. Mon livre n’affirme à aucun moment le contraire. Je dois donc bien avouer mon étonnement quand je lis que « situer la littérature sous la houlette de la “destruction du fait”escamote la question de la vérité ». Il s’agit là d’une pétition de principe qui doit être mise à l’épreuve des œuvres elles-mêmes.

Plus important à mes yeux, l’entreprise nazie ne visait pas seulement la destruction de preuves même s’il s’agissait d’une composante du génocide qui est retracée dans Faire trace. La Solution finale visait aussi et surtout la destruction d’êtres humains, de tout un peuple, de sa mémoire, de sa culture et même d’une langue, le yiddish. Comment penser dès lors que la littérature pourrait avoir pour seul objectif de mener une « guerre des preuves » ? Ce prisme de lecture ne permet pas de rendre compte avec exactitude des enjeux de l’écriture littéraire. Outre qu’il serait naïf de considérer qu’un roman pourrait constituer une preuve en soi, c’est se faire une idée bien restrictive de la littérature où la question de la vérité est fort complexe. D’autant mieux que le rapport aux preuves et aux faits dans les œuvres a considérablement varié dans le temps. Il est impossible de considérer que les textes écrits dans l’immédiat après-guerre relèvent d’objectifs identiques à ceux écrits à partir des années 70. Quelles preuves pourraient bien accumuler Piotr Rawicz dans Le Sang du ciel, Romain Gary dans La Danse de Gengis Cohn, Imre Kertész dans Être sans destin ou Perec dans W ou le souvenir d’enfance ? Pour autant, peut-on considérer que ces œuvres ne tiennent pas compte de la vérité historique ?

Cette logique de la preuve que vous faites valoir est en réalité le plus souvent étrangère aux textes étudiés dans Faire trace. Ce sont d’ailleurs les termes faits et traces que les auteurs emploient. « Je note les faits, hâtivement, pour ne pas les oublier, parce qu’il ne faut pas oublier », affirme par exemple Hélène Berr.

Pourquoi ? Parce que ces écrivains ne font pas la distinction avec les preuves ? Non, tout simplement parce qu’archiver des traces vouées à l’effacement c’est, quoi qu’il arrive, établir des preuves tout en allant bien au-delà. Dans ces conditions, n’est-il pas choquant de vouloir réduire à tout prix la quête des traces de ceux qui ont disparu à des preuves ? L’enjeu se situe au-delà : il s’agit aussi, pour la plupart d’entre eux, de rendre leur individualité à ceux qui en ont été privés par l’assassinat en masse. C’est-à-dire de faire trace d’existences qui ont été anéanties. D’envisager une vérité qui soit aussi une vérité existentielle. À cet égard, peut-on considérer que Zalmen Gradowski, membre du Sonderkommandod’Auschwitz-Birkenau, accumule uniquement des preuves lorsqu’il implore, au sujet de ses parents, « Que leur nom, leur mémoire, ne soient pas si vite effacés », ou qu’il explique, au sujet des êtres humains assassinés, « ils m’ont confié le dernier secret de leur vie » ?

Aussi suis-je fort surpris quand vous affirmez que ma démarche revient à « ôter tout sens aux gestes d’écriture, souvent désespérés, aux prises avec les limites de la langue, la hantise de ne pas être cru, la peur de ne pas documenter assez ». Il me semble au contraire que réduire ces gestes désespérés à la seule logique de la preuve en simplifie les enjeux. D’autant que, je le répète, faire trace, pour ces œuvres, n’est jamais antinomique d’une quête de vérité.

Deux exemples, que je tire de Faire trace, confirmeront que se centrer sur la seule logique de la preuve, pose problème. Primo Levi, en ouverture de Si c’est un homme, tient à préciser ceci : « Je n’ai pas écrit dans le but d’avancer de nouveaux chefs d’accusation ». Peut-on alors considérer, à l’encontre du texte lui-même, qu’il s’agit uniquement d’avancer des preuves ? En 2013, Marcel Cohen, au début de Sur la scène intérieure, un récit inclus dans sa série Faits, place justement au cœur de son projet la notion de « faits », des faits « lacunaires » qui sont autant de « petits sédiments » destinés à s’approcher de ceux qui ont disparu. Des faits donc, et non des preuves. Et ce n’est pour cela que son texte délaisse la vérité historique, au contraire ! Mais il s’approche ainsi d’une vérité existentielle sans laquelle son livre n’aurait pas de raison d’être. Cela ne vous empêche pas de déduire que les études littéraires, elles, se détourneraient de cette vérité historique, voire reconduiraient la logique du projet nazi… « L’historienne que je suis, dites-vous, n’accepte pas qu’un fait de destruction puisse être tenu pour la destruction du fait. On ne peut admettre l’espèce de transfert de la volonté génocidaire (telle que formulée par Himmler) vers une philosophie qui repense la question de la vérité à partir de l’hypothèse de la destruction de la factualité : comme si, au fond, le nazisme avait philosophiquement gagné ».

Je voudrais pour finir vous citer à nouveau : « Le recours à la littérature, ici, chez un poète comme Katzenelson par exemple, ne relève nullement d’un “régime d’historicité non factuelle” ; c’est le geste d’archiver, dans des mots choisis avec soin, la “factualité du fait”. » Ne faites pas dire au livre ce qu’il ne dit pas afin d’étayer votre dénonciation des études littéraires. Vous vous appuyez sur un passage de l’avant-propos, qui tente de cerner les possibles offerts par la littérature, un passage que vous citez et que je cite à mon tour en rétablissant le texte exact qui avait été légèrement déformé : « La littérature a un rôle spécifique à jouer qui provient de sa nature : son langage n’est pas celui de l’historien qui a besoin de la factualité du fait. Il est un langage qui peut créer des régimes d’historicité non factuelle, qui peut dire à la fois ce qui est et n’est pas, qui peut poser un fait et sa réfutation, qui peut faire tenir ensemble des éléments contradictoires sans les soumettre à un système d’explication rationnelle. La littérature est de surcroît ce qui peut dire sa propre impossibilité. Alors que l’historiographie s’efforce de documenter et d’archiver, la littérature, même quand elle l’accompagne dans cette tâche, a le pouvoir de donner la parole à ce qui semble inarchivable. »

La littérature « peut créer des régimes d’historicité non factuelle » et dire sa propre impossibilité. Elle accompagne l’historiographie mais ne s’y réduit pas. Car le cœur de l’affaire est bien là : ce que peut la littérature et ce qu’à vos yeux elle devrait faire. Mais entre la possibilité et le devoir, il y a un fossé dont les historiens doivent eux aussi tenir compte pour cerner ce qui est en jeu dans les œuvres au lieu de reconduire un partage épistémologique daté qui oppose les études littéraires à l’historiographie.

Maxime Decout, Faire trace. Les écritures de la Shoah, Paris, Corti, octobre 2023, 251 p., 22 €