Jules Vipaldo, Pauvre Baudelaire

Jules Vipaldo et Charles Baudelaire ont au moins cela en commun : ils n’aiment pas la Belgique. Publié en 2015 et récemment réédité pour cause d’épuisement (Vipaldo n’a de cesse d’épuiser la langue) Pauvre Baudelaire est un pendant compatissant au Pauvre Belgique ! (Amœnitates Belgicæ) de Baudelaire.

Né d’une frustration (une lecture publique écourtée à Bruxelles dans le cadre d’une rencontre autour de la poésie contemporaine), ce livre drôlatique s’inscrit pleinement dans la veine vipaldienne avec tout ce qu’elle contient de potentialité subversive et inséminatrice. Toute œuvre émane d’un trauma : « N’y a-t-il pas moyen de faire plus court ? ». La phrase est lancée par un auditeur pendant la lecture , et tout bascule. De cette instance à l’autocensure Vipaldo va puiser le motif de son ouvrage, partagé entre colère et mauvaise foi. Et puisqu’il faut se saborder, autant entraîner dans son naufrage toute la Poésie. Débute alors le pilonnage, massacre incessant et impitoyable d’une certaine idée de la poésie.

Pauvre Baudelaire est un livre protéiforme. Prose déglinguée, strophes morcelées, typographies variées voire parodiques (on reconnaît par endroit le lettrage des albums de Tintin (« On a le destintin qu’on peut », p.31), c’est un objet improbable qui ne laisse pas de place à la monotonie. Le propos est lui-même éclaté, langue malmenée sous forme de continuels jeux de mots, mots-valises, allitérations et assonances, contrepèteries, homophonies, inclusions en forme de jeu typographique (insertion de morphèmes majuscules au sein d’un mot en minuscules), Vipaldo n’a de cesse de repousser les limites de la langue (charge à nous de relire à haute voix pour saisir l’intention). On sera reconnaissant à l’auteur d’avoir entrecoupé sa verve pamphlétaire par des chapitres-bonus énonçant des listes d’œuvres détournées, interludes plaisants et sollicitant là encore notre sens du décryptage : « Les flirts du mâle »/ « Poèmes à Loulou »/ « Les chattes immenses »/ « Discipline de Paris »… « Qui je fous », « Un babar en azyme »… (p.73-74). Mais le flot logorrhéen est vite de retour et on ne peut que jubiler face à autant d’acharnement. Contre qui en a-t-il au juste, le poète Vipaldo qui, à l’instar de Voltaire fustigeant les philosophes, n’a de cesse d’assassiner ses pairs ? Tous ceux qui malmènent la « pauvre Hésie » (p. 22), la « pauvrésie » (p. 23), la « poéSUIE » (p. 28), le « p(r)o (bl)ème » (p.54), le « poét(hic) » (p.57), la « poulésie » (p.77), la « zobésie » (p.84), autant de vocables dézinguant l’objet même du ressentiment, devenu impossible à nommer, à fixer dans une formule définitive. Délicieux paradoxe, c’est dans un passage en forme de manifeste que le polémiste dénonce… les manifestes : « les mots d’ordres, les exclusions, les manifestes débiles, alliés à un refus violent du moindre début du commencement de critique (à leur encontre, bien sûr) », p. 97. Tout y passe, de « l’absence d’autodérision et d’humour qui caractérise le plus souvent ces textes et interventions volontairement tapageurs, bruyants et excessifs ». Le « déluge de poubellications » (p. 84) vise « tous ceux qui pérorent (c’est bien eux) claironnent ruent dans l’décor tous ceux qui bavassent jacassent nous les cassent les jocrisses les neuneus plantés à un nœud ceux qui castafiorent les po-ètres chanteurs, les poé-tétards » (p.70).

A ce déferlement débridé correspond le tableau d’une pluie diluvienne qui accompagne notre protagoniste énervé dans les rues de Bruxelles. « Ça pleut et pas qu’un peu », le leitmotiv devient emblématique d’une autre pluie définitivement rinçante, décapante mais régénérante, celle qui s’abat sur le lecteur. La prose poétique de Vipaldo balance ses hallebardes. Drôle, polymorphe et anti-lyrique, à défaut de proposer un objet poétique recensable, elle met le doigt sur la vanité et la finitude des pratiques éculées. A coup sûr, Baudelaire aurait apprécié la démarche, ne serait-ce que parce qu’elle met à mal avec beaucoup de mauvaise foi une certaine forme de belgitude poétique.

Jules Vipaldo, Pauvre Baudelaire, éditions Les doigts dans la prose, 2015 (réédition 2023), 144 p, 15 €

Extrait (p.9) :
« Cordes, hallebardes, lances d’incident : ça pleut et pas qu’un peu. Flic, floc terrible, à mouiller son froc : ça pleut et pas qu’un peu. Cordes à nœuds coulantes, piques, pénétrantes saillies, flèches druzes tombant drues sur nos cuirs : ça pleut et pas qu’un peu. Flaques ! Flics flasques partout, partout : ça Ruy Blas dans la rue Blaes, ça ruisselle et ça coule, ça désHugoline à pleines bassines. Ça pleure à gros brouillons et vieilles ficelles, ça roucoule et ça rissole, ça éponge et ravinasse dans tous les styles. »

Autre extrait (p.24) :
« Ça pleut et pas qu’un peu. Pauvre Hésie, elle radote et ratiocine. Elle bar-à-putes et baragouine. Elle bave et bredouille, brave les ped’zouilles pour montrer qu’elle en a… des ouailles et des ouilles/Ceci n’est pas une coquille/ ! Elle bégaie et paie pas de mine. Qu’on lui coupe la tête de Del Clau ! La tête de Desnos ou de Delvaux . La tête d’Artoto Rimburne. La tête à bobo ou à Bobin. La tête à gogo ou à Gauguin. La tête à clique et à claque. La tête à Ouin-Ouin. »