In Koli Jean Bofane : Mégapole « sous-enquête ». Casablanca entre corruption immobilière et migrations (La Belle de Casa)

Détail de couverture de La Belle de casa © Actes Sud

Avec La Belle de Casa, paru en 2018 et désormais disponible en poche, In Koli Jean Bofane signe son cinquième roman. Y est brossé le portrait de personnages très divers qui évoluent dans une mégapole effervescente, livrés à eux-mêmes et au vent chaud du Chergui. Différents récits s’entremêlent autour du personnage d’Ichrak, dont celui d’une mort que le lecteur apprend dès les premières lignes, et qui est l’élément déclencheur et le fil rouge du roman.

Auteur de Mathématiques congolaises (2008) et de Congo Inc. Le testament du Bismarck (2014), In Koli Jean Bofane déplace ici le récit de Kinshasa à Casablanca, sans pour autant rompre le lien avec sa ville. Cette irruption kinoise dans la mégapole marocaine est également accompagnée des thèmes de prédilection de l’auteur, que sont la marginalité, les inégalités et la mondialisation, tout en proposant un récit original qui s’affranchit du roman policier pour faire le réquisitoire de la concupiscence masculine, mais également de la corruption immobilière, filant tout au long du roman une réflexion sur la migration.

Un détournement subtil du genre policier et une plongée dans un microcosme casablancais

Aux premiers abords, le lecteur s’attend à un livre policier, une enquête qui gravite autour de cette question « Qui a tué Ichrak ? ». Après tout, le roman s’ouvre sur la mort de la jeune femme, une arrestation – injustifiée – celle de Sese, ami proche d’Ichrak, qui vient de la République Démocratique du Congo, qui se retrouve contre son gré à Casablanca, et le commissaire Mokhtar Daoudi, bien décidé à boucler l’enquête et gonfler ses statistiques. Pourtant, là n’est pas l’enjeu du roman, c’est là toute l’originalité de ce polar qui n’en est pas vraiment un.

Un meurtre, oui, il y en a un, mais pas celui d’Ichrak : celle-ci ne meurt que par un malheureux accident, un fil de téléphone, rompu par la bourrasque violente du vent Chergui, qui lui sectionne la carotide. Un mystère aussi, mais pas celui de l’identité du tueur : celui du père de la jeune femme. Ironie du sort : c’est celui qui mène l’enquête, Mokhtar Daoudi, un commissaire corrompu et violent, qui s’avère être celui-ci.

Peu à peu, le roman glisse vers le portrait d’un microcosme, celui de Casablanca, et plus particulièrement des quartiers populaires de Derb Taliane et Cuba. On découvre alors les mœurs et les passions des personnages principaux, de Nordine Guerrouj, brute et homme de main de Farida Azzouz, une riche propriétaire d’immeubles des deux quartiers, de Slimane Derwich l’assistant d’université dont l’attirance indécente pour son étudiante Noor, l’amène, par un étrange déroulé d’événements, à agresser un migrant avec un groupe de délinquants racistes. La topographie détaillée et étudiée de la ville, qui devient presque vivante avec ses ruelles telles des « enchevêtrement de boyaux qui prennent des courbes inattendues », donne d’autant plus l’impression d’un laboratoire, d’un univers miniature.

Ce microcosme s’étend aussi dans le temps : les analepses sont nombreuses, reconstituant peu à peu les faits. Cette construction narrative qui s’affranchit de toute chronologie, nous fait jusqu’à oublier qu’Ichrak est morte. Les souvenirs de la jeune femme et ceux que les autres ont d’elle n’ont de cesse de la rendre vivante, si bien qu’elle hante le roman, comme elle continue de hanter les lieux : « A Derb Taliane, l’ombre d’Ichrak était encore présente. Au quartier Cuba, son souvenir restait vivace, il consumait les chairs rue Souss, envahissait les esprits boulevard Sour-J’did. ».

On revient même trente ans en arrière pour découvrir l’origine de la folie de Zahira, mère d’Ichrak, mais aussi l’identité du père de celle-ci. On apprend alors qu’Ichrak est née d’un viol et, plus tard, que l’auteur de ce viol n’est autre que Mokhtar Daoudi, son père. Ce dernier ne se souvient de ce qu’il a fait qu’en apercevant le tatouage de Zahira, au commissariat, quand il explique que la mort de sa fille est un drame qui n’est « que le fruit du hasard : Ichrak était passée au mauvais endroit au mauvais moment » ou « la manifestation du mektoub ». Ces extraits soulignent d’ailleurs une certaine fatalité dans le roman, à laquelle les personnages ne peuvent échapper. Pour Mokhtar, Ichrak n’est jusqu’ici que « le souvenir de sa mâchoire serrée sur du bleu et la chair palpitante d’une inconnue ». Mais la révélation, qui marque la fin du roman, marque aussi le début de ses tourments, lui qui doit maintenant vivre avec le fait qu’il a tenté de violer sa fille.

Pris dans la toile de la mégapole et de son vent impitoyable, le Chergui, les personnages évoluent tant bien que mal dans un univers, sur lequel ils ne semblent pas avoir la moindre prise. Tous les chapitres du livre sont structurés autour des événements météorologiques de Chergui sur le climat casablancais (« hautes pressions », « vents solaires » ou encore « géothermie »). Un choix intéressant qui conforte l’idée que Chergui pèse de tout son poids sur les passions, les vies des personnages : « Chergui maintenait une constante pression sur l’environnement, sur les corps et les âmes. ». Les apartés météorologiques permettent de prendre de la hauteur, de survoler la mégapole où se jouent les destins des habitants, les regardant comme on observerait des fourmis dans leur écosystème. Un écosystème où l’on retrouve proies et prédateurs, perturbés par l’influence de ce vent assassin, cruel.

La concupiscence des hommes, la soif de pouvoir de tous

Les prédateurs sont d’ailleurs nombreux dans le roman, signes exacerbés de la concupiscence masculine. Les hommes s’y veulent des chasseurs, des « loups », et leurs proies sont bien souvent les femmes, observées comme « une souris égarée au mauvais endroit ». Ils n’hésitent pas à abuser de leur pouvoir pour obtenir ce qu’ils veulent : Mokhtar utilise son emploi de commissaire pour faire arrêter Ichrak et profiter d’elle dans sa cellule, mais il ne récolte qu’une humiliation cuisante qui continue de le poursuivre même après sa mort, et d’autant plus lorsqu’il apprend qu’il est son père.

Ainsi, ce qui frappe particulièrement à la lecture de La Belle de Casa, c’est la libido infatigable des personnages masculins, en particulier lorsqu’ils croisent Ichrak, « la Belle », mais aussi d’autres personnages féminins (Farida, Noor), qui sont d’autant de figures clichées du regard masculin, qui les érotisent – même les orientalisent – à outrance : de la belle inaccessible « dont la silhouette ondule comme une fumée de chicha », qui transforme le bus dans lequel elle siège en « tapis magique », à la croqueuse d’hommes puissante aux allures de mante religieuse, sans oublier l’étudiante « précieuse », « pure », et réservée.

L’auteur n’y va pas par quatre chemins : les hommes de ce roman sont raillés, et férocement ! Traités de « chiens », dépeints comme incapables de garder leur contrôle à l’approche d’une femme, leur système disjoncte : « Les jeunes gens n’étaient encore qu’à vingt pas, pourtant la salive commença à abonder dans la bouche des quatre consommateurs installés à la terrasse. Pris au dépourvu, leur système nerveux central n’envoyait plus d’impulsions que vers le milieu de leur corps, vers le ventre et ce qui suivait. ». Les railleries vont bon train, et l’on pourrait aussi regretter l’omniprésence de la critique de cette concupiscence masculine qui en devient un peu redondante au gré de la lecture, notamment par les descriptions répétitives des corps d’Ichrak ou de Farida.

Finalement, le seul qui ne désire pas Ichrak, c’est Ahmed Cherkaoui, ancien amant de Zahira, parce qu’il pense être son père. Situation ironique et morbide lorsque l’on sait que le véritable père la harcèle et tente de la violer, ce prédateur qui veut s’emparer du « beau morceau » qu’elle représente à ses yeux.

L’hypocrisie des hommes à cet égard est également critiquée : ils sont bien prompts à jeter l’opprobre sur les femmes qu’ils désirent si ardemment, mais dont ils essuient les refus. La mère Zahira, comme la fille Ichrak se voient critiquées, leurs réputations salies parce que leur refus agace. Ainsi, les mêmes gens qui salivaient devant Ichrak, disent après sa mort : « Avec la vie qu’elle menait, moi, ça ne m’étonne pas ». Les rumeurs circulent sur les deux femmes, dont le caractère mystérieux fait fantasmer, au point de leur prêter des faits et gestes qui ne sont pas, dans le seul but de combler la frustration qu’elles suscitent malgré elles.

De cette concupiscence masculine, Sese et Ichrak vont d’ailleurs en jouer, l’exploitant sans merci lors de leurs sessions de cyberséduction, puis en faisant chanter ceux qui se laisseront aller à travers l’écran. D’autres aussi l’utilisent, comme Farida, pour obtenir ce qu’elle veut : argent et pouvoir. Elle use volontairement de ses charmes pour faire plier ses associés, pour négocier en sa faveur les magouilles immobilières qui se transmettent dans l’ombre, exposées et dénoncées dans La Belle de Casa.

Luxe et pauvreté, un diptyque qui dénonce la corruption immobilière

« Parce qu’à Casablanca, la pauvreté était insolente, elle ne se dissimulait pas derrière un périphérique, elle faisait face à la richesse, celle qui s’affichait par des parois de béton et de verre conçues par des architectes prestigieux. » Le ton est donné dès le début du roman, l’argent sera un thème central de l’œuvre, dans ses deux déclinaisons que sont le luxe et la pauvreté. Ce diptyque se traduit au sein-même de la ville, par la question foncière, dans les immeubles, et les quartiers où chacun habite. Les personnages sont divisés, mais tous gravitent autour des quartiers de Derb Taliane et de Cuba.

Leurs habitants connaissent les difficultés financières et celles de l’emploi : Sese, qui vit de ses arnaques et chantages de brouteur – cyberséducteur – sur Internet, dont les « affaires » ne vont pas bien, Ichrak qui n’a qu’une maigre paie issue des ventes de sacs en cellulose, et qui est seule à s’occuper de sa mère, dont le traitement onéreux aspire les maigres revenus.

A l’inverse, ceux qui évoluent dans le quartier d’Anfa et le Triangle d’Or de Casablanca, comme Farida et son époux Ahmed Cherkaoui, ne connaissent pas ces problèmes, « gâtés par presque tout » dès leur enfance. Pourtant, leur parcours les attire inexorablement vers Derb Taliane et Cuba, centre névralgique du roman, que la différence de milieu social n’effraie pas. En effet, le thème de la classe jalonne le récit : d’un mariage impossible entre Zahira et Ahmed Cherkaoui, aux aspirations d’ascension sociale de certains personnages, comme Mokhtar Daoudi.

Mais le nœud de ce diptyque se joue aussi rue Goulmina, où les immeubles et les habitants sont le théâtre de manigances injustes et de magouilles malhonnêtes, dans un projet plus vaste de corruption immobilière, sur lequel ils n’ont aucune prise. Derrière celui-ci, une toile internationale qui touche jusque l’Arabie Saoudite, à travers Saqr Al-Jasser, qui veut construire un gigantesque complexe immobilier au luxe ostentatoire. Pour cela, il fait appel à Farida, propriétaire des immeubles du quartier, c’est à elle que revient la tâche de vider les lieux de tout habitant, en somme : les expulser. Aucune considération pour les habitants, tous les moyens sont bons pour arriver à ses fins, bien résumé par ce discours rapporté entre les deux associés : « Elle revint à ses immeubles et à ses pauvres Africains qui avaient fui la guerre pour se retrouver à la merci des passeurs, à braver le désert, le soleil, et qui finalement avaient trouvé refuge chez elle, Farida Azzouz. Mais en même temps, ils cassaient la robinetterie, détérioraient les peintures, payaient toujours en retard ».

C’est toute une hiérarchie gangrenée par la corruption qui est dévoilée, avec des jeux de pouvoir et de négociations tout en haut, mais aussi des brutes intermédiaires comme Nordine Guerrouj et Yacine Barzak qui sont ceux qui viennent menacer les habitants. Evidemment, tout en bas de la pyramide, ceux qui vivent dans ces immeubles, principalement des migrants venus d’Afrique subsaharienne, à qui l’on arrache des loyers, mais surtout que l’on terrorise, dans l’espoir qu’ils partent d’eux-mêmes afin que l’on puisse raser les immeubles : « Il y a des problèmes, ici, c’est vrai, se lança-t-elle. Ce sont des riches qui veulent chasser les gens et construire leurs immeubles, installer des commerces de luxe depuis la mer jusque dans leur quartier, mais sans nous, les habitants.»

Itinérance et intégration : la migration, au centre du roman

Enfin, La Belle de Casa se présente aussi comme un roman-itinéraire, qui suit les trajectoires de nombreux personnages, donnant à voir un mélange culturel singulier et proposant une réflexion sur les migrations.

Ainsi, tout au long du roman, lingala et darija se côtoient entre les pages, ponctuant les phrases des personnages et l’intrigue. Ces mélanges, au-delà de la langue, passent aussi par l’art, la culture, la musique : Casablanca est montrée sous le jour du cosmopolitisme, entre les références à Assia Djebar et Kaoutar Harchi, qui font écho aux situations des personnages, à Booba, ou à Oum Keltoum, dont une reprise attire Zahira vers le lieu du viol. La rencontre entre Sese et Ichrak en est la parfaite illustration ; interpellée par sa beauté et sa voix lorsqu’elle se met à réciter A l’origine de notre père obscur, de Kaoutar Harchi, qui entre en écho avec la situation de la jeune femme ne connaissant pas son père, Sese l’apostrophe en lui récitant les paroles de Coller la petite de Franko.

Ce cosmopolitisme sert alors la question de la migration et de l’intégration, notamment à travers Sese. Son parcours qui le guide jusqu’à Casablanca, lui qui voulait à l’origine gagner Deauville, met en avant la dimension multiscalaire et itinérante du roman. En effet, c’est tout le voyage du personnage qui nous est présenté, peu à peu, par fragments. On apprend d’abord l’arnaque dont il est victime par Farès Lefouili, rencontré à Dakar, qui lui propose alors de l’amener jusqu’en France contre une coquette somme, mais qui le mène tout droit vers la métropole marocaine. Par la suite, bien après, on découvre la première partie du départ du Kinois : initié pour ramener du matériel à sa tante, son voyage prend une autre tournure lorsque l’argent qu’il s’était vu confié lui est volé à Lomé. Ne pouvant se résoudre à rentrer les mains vides, le jeune homme avait alors décidé d’entamer un voyage vers l’Afrique de l’Ouest, pour plus tard rejoindre l’Europe et retrouver l’argent perdu.

Alors, de compagnies de bus en compagnies de bus, il passe par Abidjan, Yamoussoukro, Bamako puis Dakar, où il devait y prendre une pirogue jusqu’Almeira. Lorsqu’il apprend tout cela, le lecteur sait déjà que ce plan initial n’a pas abouti et que Sese n’a pas dépassé le détroit de Gibraltar. Le contexte dans lequel le lecteur apprend ces nouvelles informations est d’ailleurs intéressant : elles font suite aux échanges de Sese avec Dramé, un ami sénégalais qui a lui aussi émigré au Maroc et est passé par la Libye, donnant à réfléchir sur les moteurs de la migration. « Comme Dramé ou Abdelaye, mais pour d’autres raisons, Sese avait souvent pensé à fuir son pays, le Congo, où aucun avenir ne se profilait ».

Les trajectoires migratoires des autres personnages montrent ainsi d’autres visages de la migration. A travers Dramé et Gino, la guerre civile en Libye et la conditions des migrants là-bas occupent une place importante. Derrière l’intime d’une histoire d’amour qui tourne mal entre Gino et Doja, une jeune libyenne dont il prend la virginité, la situation tragique du traitement des migrants et de leur mise en esclavage est dépeinte sans fioriture et livrée par à coûts par le biais de SMS échangés. De cette situation Gino en sait même moins que le lecteur, parce que Dramé, qui traduit les messages, veut le préserver.

La migration se décline alors différemment dans l’œuvre, tout comme l’intégration. Sese se veut le personnage le plus intégré du roman : il s’adresse à Mobutu en pensées : « Des papiers ? Je suis intégré maintenant. Toi, tu as choisi ce pas pour te reposer, je crois que je vais faire la même chose ». Les liens entre la RDC et le Maroc sont subtilement évoqués : à travers le mari de Mme Bouzid par des références à la guerre de Shaba (1977) ou à la guerre pour la bande de Aozou au Tchad (1978-1987).  Des échanges imaginés entre Sese et son idole Mobutu. On pourrait presque croire que cette arrivée accidentelle de Sese à Casablanca n’est autre que le fruit du mektoub. On verra qu’à la fin, Sese, décide d’entamer les démarches pour se régulariser.

Pour autant, le cosmopolitisme de la ville ne parvient pas à dissimuler la difficulté et la fragilité de cette intégration. Ainsi, la précarité subie par les migrants est développée. La difficulté pour trouver assez d’argent est mise en avant par les volontés de Sese de se former à différents métiers, la pénibilité des conditions est également évoquée lorsqu’il fait la cour à ses Européennes à travers l’écran, bien qu’il force volontairement le trait « en jouant sur les stéréotypes de l’Afrique indigente et sur l’éternelle culpabilité de l’Europe esclavagiste et colonialiste mais en quête de rédemption. ».

Plus encore, le cosmopolitisme n’est pas un rempart contre le racisme et la xénophobie : on voit en effet la bande de Yacine Berraj engagée par Nordine pour terroriser les populations habitant les immeubles rue Goulmina, et l’on suit également le meurtre commis à l’encontre de « l’ami d’Abdoulaye », éternel anonyme dont on ne connaîtra jamais le nom. Mais la menace, hélas, était déjà présente dans la conversation entre Sese et Dramé : « – A Boukhalef, c’est des bledards, on est à Casablanca, ici, c’est la mégapole, c’est le cosmopolitisme, mon cher. / / – Tu blagues, Sese ? Quand ça se passe, il y a des meneurs qui vont monter la tête à nos propres voisins pour nous faire la peau, man. C’est comme des chacals. Ils vont nous lyncher un de ces jours ».

In Koli Jean Bofane, La Belle de Casa, Actes Sud « Babel », août 2020, 208 p., 8 € 20