Si vous n’avez pas lu Alexander Kluge, précipitez-vous toute affaire cessante sur les deux tomes de Chronique des sentiments parus chez P.O.L. Ces deux passionnants volumes constituent l’une des œuvres maîtresses de notre contemporain, à l’égal d’un Sebald ou d’un Bernhard. Écrivain singulier, cinéaste hors norme et acteur flamboyant, Alexander Kluge incarne à lui seul le cœur poétique d’une réflexion permanente sur l’histoire, qu’elle soit collective et privée qui a traversé les siècles et les hommes. Et quoi de mieux pour découvrir Kluge que de convier Wolfgang Asholt et Jean-Pierre Morel, deux spécialistes qui, avec Vincent Pauval, viennent de faire paraître un remarquable volume sur l’écrivain : Alexander Kluge : cartographie d’une carte plurielle chez Hermann qu’ils présenteront ce mercredi en compagnie de l’écrivain et de Georges Didi-Huberman notamment au Goethe Institut de Paris.
Ma première question voudrait porter sur la notoriété dont jouit en France l’œuvre de cet écrivain allemand majeur qu’est Alexander Kluge. Avec Vincent Pauval, vous êtes en effet tous les trois les maîtres d’œuvre de Alexander Kluge : cartographie d’une carte plurielle, riches et importants actes du colloque de Cerisy de l’été 2019 autour de l’œuvre de Kluge qui vient de paraître chez Hermann. Dans l’introduction au volume, vous revenez sur la divergence de la fortune de l’œuvre de Kluge soulignant combien, à la différence de la France, Kluge figure outre-Rhin comme l’un des acteurs majeurs de la vie culturelle depuis bientôt 40 ans. Comment avez-vous l’un et l’autre respectivement découvert ses travaux ? En quoi les traductions après 2015 des deux tomes de Chronique des sentiments ont été, selon vous, déterminantes ? Est-ce qu’enfin cette question du déficit de notoriété de Kluge en France a pu motiver vos travaux universitaires respectifs puis conjoints afin de le porter à la connaissance des études françaises notamment ?
Wolfgang Asholt – Kluge est d’un côté un auteur éminemment allemand, ce qui explique sa « réception » difficile en France, et de l’autre côté un auteur-artiste « global », ce que montre son succès aux États-Unis. Avec son ami Oskar Negt, Kluge est le dernier survivant de l’école de Francfort et c’est probablement son « œuvre plurielle » qui a empêché qu’il soit devenu un auteur vraiment connu en France. A partir de 1962, où il publie les Cours de vie (Lebensläufe), il est invité aux réunions du “Groupe 47”, qui, avec Böll, Grass ou Walser, mais aussi Handke et Enzensberger, domine la littérature allemande des années 1950 et 1960. Mais l’auteur littéraire disparaît rapidement derrière le réalisateur de films dans le contexte de la Nouvelle Vague allemande. Ses films sont les premiers du cinéma allemand d’après-guerre qui ont eu un succès international, surtout avec le Lion d’argent pour Abschied von Gestern en 1966 et un Lion d’or deux ans plus tard pour Die Artisten in der Zirkuskuppel : Ratlos. En plus, il publie avec Oskar Negt une œuvre dans la tradition de la théorie critique, qui influence profondément les débats idéologiques dans l’après 1968 : L’Espace public oppositionnel, Öffentlichkeit und Erfahrung – Zur Organisationsanalyse von bürgerlicher und proletarischer Öffentlichkeit (1972), tout en continuant à réaliser des films importants et à écrire des livres comme La force des sentiments (Die Macht der Gefühle,1984). Et à partir de 1987, il devient aussi producteur de télévision avec son entreprise dctp qui obtient un créneau pour ses émissions sur RTL en Allemagne. C’est là qu’il publie de nombreux interviews par exemple avec Jean-Luc Godard, Pierre Boulez ou Bernard Stiegler). Il n’est donc pas étonnant que le retour à la littérature qui devient manifeste avec la première Chronique des sentiments (Chronik der Gefühle) en 2000 reste inaperçu en France, même si Kluge obtient en 2003 le Prix Büchner, le prix le plus important de la littérature allemande, qui lui reconnaît le mérite d’avoir créé avec cette œuvre un nouveau genre, le « genre Kluge ».
C’est donc à partir d’un « blanc » que se développe difficilement une « deuxième » réception de l’œuvre littéraire, à partir des volumes successifs des Chroniques des sentiments. Vincent Pauval explique dans sa partie introductive au volume Alexander Kluge. Cartographie d’une œuvre plurielle (Hermann, 2022) les débuts difficiles de cette réception à partir de 2010, dans le contexte d’un livre co-publié avec Gerhard Richter (Décembre, 2012), de la publication de discours de Kluge (De la grammaire du temps, 2003), et, surtout, de celle d’une publication d’une sélection de séquences des Chroniques des sentiments grâce à Pierre Deshusses et traduites par lui (2003). Pauval a raison de souligner que ce n’est qu’à partir d’un colloque universitaire en 2012 (mais publié seulement en 2022 : Alexander Kluge et la France, Clermont-Ferrand) que l’intérêt pour l’œuvre littéraire commence à se développer. Il est renforcé pourtant par la reconnaissance de l’œuvre cinématographique lors d’une rétrospective de ses grands films par la Cinémathèque en 2013. Et c’est dans ce contexte de découvertes/redécouvertes que naît, grâce à l’enthousiasme de Paul Otchakovsky-Laurens et sur la proposition de Vincent Pauval, le projet d’une traduction des Chroniques des sentiments allemands en cinq volumes (de mille pages et plus) chez P.O.L, dont le premier paraît au printemps 2016. C’est la redécouverte, grâce aux recherches universitaires et, surtout, grâce à la personnalité exceptionnelle d’un éditeur, d’un auteur de 84 ans. Mais l’une des conditions nécessaires en a été l’intérêt de Kluge pour la France, la culture et la littérature françaises et, surtout, pour le film français et la Nouvelle Vague. Les « chroniques » des volumes qui portent ce titre montrent clairement l’importance dans son œuvre des sujets en relation avec la France, son histoire et sa culture.
C’est dans ce contexte que j’ai découvert « Kluge en France », ce qui, pour un Allemand qui a grandi avec les films de Kluge et avec L’Espace public oppositionnel fut aussi une « redécouverte ». Lors de l’édition 2017 des « Enjeux » de la Maison des écrivains (Mel), consacrée aux « Appels d’air » illustrés et défendus par la littérature j’ai pu, lors de la session de clôture, interviewer Alexander Kluge au cinéma Reflet Médicis, choisi pour honorer aussi le cinéaste de la Nouvelle vague allemande. Dans le contexte de la grande migration de 2015/2016, Kluge a développé une autre vision de l’Europe, une Europe de l’hospitalité, consciente de son histoire. Ce discours ancré dans la longue durée, comme ses « chroniques », a enthousiasmé le public et il en est sorti l’idée de consacrer un colloque de Cerisy à l’auteur ce quí a été fait deux ans plus tard. C’est à partir de ce moment que j’ai pu découvrir l’originalité de l’édition française des Chroniques. (Re)découvrir un auteur de langue allemande dans une autre langue a été une expérience étrange de distanciation et de rapprochement à partir d’une perspective troublante. Essayant en général de faire mieux connaître la littérature française d’aujourd’hui en Allemagne, faire cela pour une figure historique de la deuxième moitié du 20e siècle (et jusqu’à aujourd’hui) ouvre des perspectives et fait comprendre quels efforts sont nécessaires pour tenir compte de l’altérité de l’autre.
J.-P. Morel – Pour aller vite : j’ai commencé par le cinéma de Kluge, avec Les artistes sous le chapiteau, perplexes, projeté à Paris en 1969, je crois, puis d’autres films, à mesure qu’ils venaient en France ou à l’occasion de rétrospectives ultérieures. La première sensation, double, a été durable : je me suis senti à la fois déconcerté et intrigué, c’est-à-dire pas submergé ni irrité, pas non plus enthousiaste et passionné. Cette expérience s’est poursuivie avec ce que j’ai pu connaître alors de ses œuvres littéraires en traduction, Anita G. et Stalingrad : description d’une bataille. Le recueil de nouvelles m’a plus marqué que tout le reste par la segmentation délibérée du récit, l’usage constant de sous-titres, l’insertion de documents et l’évocation incisive, virulente, en même temps que délibérément incomplète, des personnages et de leur monde ambiant. L’agencement des documents dans Stalingrad m’a rendu curieux de savoir si l’auteur procédait de la sorte dans d’autres de ses œuvres mais je n’ai pas poussé mes recherches du côté de ce qui paraissait alors en allemand. Plus tard encore, à la fin des années 1970, mon intérêt pour le cinéma de Kluge a été relancé par un film admirable à bien des égards, L’Allemagne en automne, issu d’un travail collectif dont il avait été l’un des maîtres d’œuvre, que j’ai depuis souvent revu grâce à Nicolas Ripoche qui m’a généreusement procuré un exemplaire de la version parue chez Carlotta. Ma curiosité à l’égard de l’écrivain Kluge ne s’était jamais éteinte et je me souviens de m’être renseigné auprès d’Herbert Holl pour savoir si Kluge avait continué d’écrire dans la veine d’Anita G. Je me suis vu conseiller de lire Chronique des sentiments, mais avec cet avertissement charitable : « Il y en a déjà deux mille pages. » J’avais donc hésité.
À ce moment, on venait de changer de siècle, c’est Kluge lui-même qui m’a rattrapé par une voie insolite : ses Entretiens avec Heiner Müller qui s’étaient étendus sur une période assez longue et dont j’ai eu l’occasion de co-traduire le deuxième volume aux éditions Théâtrales (2000). Je connaissais déjà bien Müller, grâce à Jean Jourdheuil et Jean-François Peyret, et j’étais heureux de pouvoir en apprendre davantage sur Kluge. La tâche s’est révélée ardue et instructive : j’ai été séduit par sa démarche de questionneur, à la fois très modeste, ne reculant pas devant des questions élémentaires qu’un journaliste culturel ou un critique de théâtre aurait rougi de poser (« Peux-tu me remettre Hamlet en mémoire ? En quoi consiste l’action ? »), et capable en même temps, mais sans ostentation aucune, de susciter chez son interlocuteur les considérations personnelles les plus intimes (par exemple sur sa maladie), en même temps que les analyses les plus pénétrantes, notamment sur la vie théâtrale ou la signification de l’histoire de la RDA et, parfois aussi, les spéculations les plus débridées – avec toujours le souci de mettre le spectateur, l’auditeur, le lecteur dans le jeu pour l’entraîner à réfléchir à son tour. J’ai beaucoup apprécié cet art de l’entretien savant, du dialogue entre écrivains, et notamment son tempo très rapide, même si j’ai dû constater que le questionneur avait beaucoup remanié les échanges, bien sûr pour équilibrer la part de chacun des deux participants, mais en prêtant du coup à Müller pas mal de ses propres opinions, réflexions et même inventions.
Comme une traduction peut en cacher une autre, Vincent Pauval m’a recruté encore quinze ans plus tard pour l’édition française de la fameuse Chronique des sentiments, restée jusque-là pour moi une forteresse inabordable. Tenter de traduire un auteur pour le lire enfin et chercher enfin à le comprendre semble une démarche déraisonnable. C’est pourtant ainsi que j’ai travaillé, la charrue continuellement avant les bœufs. Et j’ai retrouvé, page après page, la désorientation que m’avaient procurée ses films et ses premiers récits et aussi l’attention particulière, la concentration particulière, qui s’étaient éveillées en moi à leur contact. Une attention – plutôt qu’une attente comme la littérature en suscite d’habitude. Une vigilance. Une mise en alerte.
Dans l’éloquente introduction écrite à trois voix de votre volume, l’œuvre de Kluge se présente immédiatement dans sa richesse transversale, plurielle et indisciplinée au sens fort du terme. S’y dessine ce que vous nommez une œuvre « pluriverselle » ne cessant d’interroger, du cinéma jusqu’à l’écriture théorique en passant par la chronique, le feuilleté de sens et de sensible de nos vies. Vous remarquez alors que « le texte littéraire (est) la partie la plus abordable de la création chez Kluge » : pouvez-vous nous dire en quoi ? Est-ce que l’œuvre littéraire de Kluge ne rend pas plus visible encore que les autres activités qu’il pratique les « sentiments », à savoir cette manière de faire tenir ensemble cette œuvre et ces vies si composites ?
J.-P. Morel – « La partie la plus abordable », je l’entendais simplement au sens pratique: il est plus facile de se procurer ses textes que ses films ou ses entretiens télévisés ou que de voir ses installations. Je ne saurais dire pour autant s’ils sont le cœur de son activité et s’ils exemplifient l’essentiel de son œuvre. A première vue, il semble que ce ne soit pas le cas puisque Kluge n’a cessé, sur le long terme, de pratiquer des arts différents et de diversifier ses approches. En tout cas, la littérature est probablement la part de sa production la plus importante en quantité, ce dont témoignent les innombrables textes de prose narrative qui remplissent les six gros volumes actuels de sa Chronique en allemand. Avec ses 2000 pages, l’édition française ne couvre encore que les deux premiers (parus en 2000), dont le contenu a d’ailleurs été aménagé pour accueillir aussi une partie du cinquième tome (2012) ainsi qu’un recueil à part, sur l’extermination des Juifs d’Europe, qui a paru en 2013.
C’est aussi le volet de son activité qui a le moins varié depuis ses débuts avec Anita G. Le problème est de circonscrire ce que représente, au juste, littérairement parlant, cette masse de textes. Kluge a dit récemment : « A la question de savoir pourquoi je n’écris pas de romans, je réplique : ce sont des romans que j’écris. Par principe, les romans sont des collections » (2020). Cette boutade est évidemment loin du compte. D’abord, quel que soit leur mode de regroupement au sein des différents volumes (catalogue, inventaire, dossier, compte rendu, revue), les milliers de récits qu’il a écrits restent autonomes, ils ne forment jamais d’histoire unifiée. Même quand ils traitent d’un même événement (par exemple Tchernobyl en 1986), on n’a de celui-ci que des aperçus, au mieux des épisode, jamais l’ensemble. Souvent aussi, ils font s’entrelacer différentes périodes, voire différentes époques, sans en donner de raison, le pourquoi de cet arrangement restant pour ainsi dire à la charge du lecteur. On est donc loin des dispositifs savants grâce auxquels Joyce, Dos Passos, Döblin et Hermann Broch, qu’on désigne parfois comme ses prédécesseurs, ont lié leurs personnages à la pluralité des hommes dans la vie sociale et le monde ambiant.
Force est de constater aussi que Kluge emprunte assez peu au riche arsenal formel légué par le réalisme et le modernisme romanesques : variété des situations narratives, multiplicité des points de vue, complexité de la composition, jeux sur la réflexivité. Son apport personnel le plus visible, c’est, après avoir raconté les faits rapportés ou inventés, de les mettre en débat dans des passages dialogués plus ou moins longs, qui servent de conclusion ouverte au texte ou qui en suspendent le déroulement en s’y intercalent à plusieurs reprises. Les interlocuteurs en présence font partie de l’action ou bien lui sont extérieurs, inconnus (la discussion devient alors un simple échange de répliques anonymes séparées par des tirets), ou bien Kluge intervient nommément dans le débat, de préférence avec une personnalité connue (un historien, par exemple). En somme, plus qu’à un récit construit sur une mise en intrigue, on a affaire à des alignements ou à des assemblages de récits individuels distincts, dissemblables, parfois complètement étrangers l’un à l’autre. C’est comme si la « révolution » klugienne consistait à renverser la thèse fondatrice d’Aristote sur la supériorité de la « poésie » qui traite des événements dans leur ensemble sur l’ « histoire » qui se borne à les égrener un par un. Un par un, c’est bien ainsi que Kluge les dispose délibérément – mais pas de manière uniforme : chacun d’entre eux développe à sa façon l’un de ces scénarios narratifs que le philologue allemand André Jolles avait autrefois étudiés et répertoriés sous le nom de « formes simples » (1930). On remarque particulièrement les récits de cas (très fréquents chez Kluge, compte tenu des sa formation de juriste et du rôle crucial que l’institution judiciaire joue chez lui), les « mémorables » et leurs variantes diverses (dont les faits-divers), ainsi que les contes, les légendes et les « gestes ». Parfois même, la forme choisie n’est pas narrative : elle consiste à éclaircir un proverbe, une devise, un mot d’ordre ou une location (par exemple, en quoi la Sibérie peut-elle être dite « impraticable » ?) Naturellement, Kluge répartit et traite ces formes simples avec une grande subtilité, une grande intelligence de leur histoire et des ressources spécifiques qu’elles lui apportent et il les transforme la plupart du temps en formes savantes, en particulier en nouvelles. L’une de ses veines de prédilection consiste en des variations imaginaires sur des événements advenus dans le passé mais qui ne sont pas pour autant révolus puisqu’ils recèlent encore des virtualités à explorer ou parce que toutes les circonstances n’en sont pas encore connues : comment, par exemple, Rosa Luxemburg aurait pu échapper à ses assassins si un ancien chancelier, son collègue au Reichstag, avait fait preuve d’un peu plus de solidarité à son égard en apprenant que les corps-francs la détenaient justement dans l’hôtel où il logeait lui-même. Avait-il gardé d’elle une opinion défavorable ? A-t-il juste fait preuve d’indifférence ? Était-il pressé d’aller à l’opéra ? Toujours est-il qu’il n’a rien fait.
Ce sont en tout cas ces stratégies narratives qui nous permettent de comprendre ensuite de quelle façon, chez Kluge, les individus (si peu élaborés qu’ils puissent parfois paraître à côté ce qu’ils sont chez les romanciers) entrent en interaction avec des institutions sociales ou des contre-institutions – Alexander Kluge étant particulièrement attentif à leur formation, à leur organisation à leur déploiement aussi bien dans l’espace que dans le temps et à leur spécificité. De quelle manière aussi ces institutions interfèrent avec les domaines et de la politique et de la vie intime (Kluge fait fréquemment intervenir ses proches et son histoire familiale dans ses récits) et comment le monde ne cesse d’osciller entre ouverture ou restriction du champ des possibles.

Ce qui frappe à la lecture de Kluge, et que vos Actes mettent parfaitement en lumière, c’est combien les forts volumes de Chronique des sentiments interrogent inlassablement le rapport que l’homme entretient à l’histoire privée, à l’actualité collective, dans un quotidien devenu une perpétuelle mosaïque de micro-événements, une inlassable collecte de macro-événements où tout fait sensible aussi bien que sens, pourrait-on dire. Une réflexion de Kluge paraît rendre cette vie même de son texte : « L’être humain est une plante poétique ». Peut-on ainsi concevoir le texte de Kluge, entre collage de photos et prise directe de textes, comme un biotope à part entière, une nouvelle manière de plante poétique ?
Wolfgang Asholt – Ce sont les volumes des Chronique des sentiments qui représentent le « genre Kluge ». Ils n’appartiennent à aucun genre défini, représentent donc un genre « privé » et unique. Mais il y a quelques antécédents que Kluge réclame volontiers, les anecdotes de Kleist ou le Woyzeck de Büchner. Il s’agit de la combinaison de fragments documentaires, de discours fictifs et de réflexions et de commentaires. Cela pourrait indiquer une mort de l’auteur, mais c’est plutôt une subjectivité qui se montre dans l’arrangement et dans la combinaison de ces éléments derrière lesquels l’auteur semble disparaître tout en étant d’autant plus intense. En 2003, Kluge publie le second volume des Chroniques, Die Lücke, die der Teufel lässt, La lacune que le diable laisse, qui nous signale que chez Kluge aussi, ce qui n’est pas dit est au moins aussi important que ce qui est désigné explicitement. Helmut Heißenbüttel a constaté que dans le « genre Kluge » il faut aussi, peut-être surtout, lire les trous crées par et entre les fragments. Il n’y a plus de centre ou des centres dans ces textes, sinon un centre vide. Un peu à la manière de la devise de Anselm Kiefer, mise en exergue de l’interview filmé, paru sous le titre Danse avec les images (2017) : « La vérité est ce que l’histoire ne remarque pas ». On peut dire que l’ensemble des Chroniques est une recherche de cette vérité perdue.
Cette « vérité » ne se trouve que très partiellement dans l’immensité des micro- et des macro-éléments où le titre de « chroniques » indique une intentionnalité. Dans la préface au volume 1 de l’édition française, Kluge s’explique : « Chacun se contentera d’aller y vérifier, comme dans un calendrier ou, précisément, une CHRONIQUE, ce qui le regarde. L’orientation subjective – savoir à quoi me fier, ce que je dois craindre, ce qui sous-tend les actes volontaires – donne ce courant de fond, que le temps qui court n’altère en rien et qui constitue la vraie chronique. » A cette conception de la chronique correspond celle des « planches », des collages d’éléments divers, située dans la tradition des « tableaux » d’Aby Warburg. En rapprochant et en confrontant deux (ou plusieurs) réalités dans le quotidien très éloignées, comme dans la théorie de l’image chez Reverdy ou les Surréalistes, Kluge renvoie avec les « trous » entre les chroniques fragmentées à une vérité profonde et cachée, la même que recherche la « taupe utile qui ravage la belle pelouse » comme Habermas a décrit la fonction sociale de Kluge écrivain.
De cette manière, l’être humain comme plante poétique semble être pour Kluge la vraie destinée de l’homme. Dans un entretien avec Philippe Roger dans le volume du colloque de Cerisy, Kluge s’explique : « Avec un cross-mapping entre le XXIe siècle et une époque antérieure, la sensation n’est pas clivée mais elle est pour la premières fois constituée en tant que conscience narrative. » Avec cette « émotion condensée », Kluge réalise une « objectivité » d’un type nouveau, fonctionnellement comparable à celle d’un Diderot ou d’un Flaubert. C’est cette « émotion condensée » qui se développe dans l’interstice des fragments documentaires, des discours fictifs et des réflexions et des commentaires qui permet que l’homme peut devenir la « plante poétique » mentionnée.
Évoquons également l’architecture de votre Alexander Kluge : cartographie d’une carte plurielle s’organise en trois temps majeurs pour appréhender au plus près cette œuvre iconoclaste. Un premier moment de poétique où notamment se révèle un Kluge juriste, montrant combien, entre autres, la loi innerve son écriture et se donne comme une enquête du monde. Un deuxième moment qui s’attache quant à lui à interroger les autres pratiques artistiques de Kluge avant qu’un ultime moment ne cherche à voir les liens tissés entre différents arts, différentes œuvres, différentes disciplines avec lesquelles Kluge dialogue dans « l’inquiétance du temps ». En quoi ces trois moments vous paraissent finalement donner la mesure d’un sentiment de l’œuvre même de Kluge ?
J.-P. Morel – Le troisième moment est consacré à Kluge « dans son temps » et forme lui-même un diptyque : il revient d’abord sur des œuvres du passé, philosophiques, artistiques et littéraires, avec lesquelles la sienne présente d’indéniables affinités et qui, en dehors de ce qui a trait au mouvement surréaliste (relu à travers Walter Benjamin) sont en général peu connues en France: la Théorie critique de l’école de Francfort, bien entendu, le conte des frères Grimm sur l’enfant entêté, la sociologie des villes de Georg Simmel ou la pensée de Heidegger. Ce sont, si l’on veut, autant d’étapes dans la formation de sa pensée de l’art et de ses pratiques artistiques. Tout développement est consacré à l’interprétation du concept d’« inquiétance du temps » (qu’il a donné pour titre à une longue partie de sa Chronique en 2000). L’autre volet concerne des événements extrêmes du XXe siècle auquel il a choisi de consacrer des batteries entières de récits, de séquences de films ou de parties d’installations : les révolutions communistes, la catastrophe nucléaire civile de Tchernobyl et, tout particulièrement, l’extermination des Juifs d’Europe. Comment sa pensée et ses pratiques se sont-elles formées, développées, spécifiées dans le temps – et qu’est-ce qu’elles nous disent du nôtre, en retour ? Avec, en arrière-plan, cette question qu’on sait primordiale pour un artiste, en tout cas pour un écrivain, au moins depuis Eric Auerbach : « Le cœur de la politique de la fiction, c’est le traitement du temps » (Jacques Rancière). Peut-être aussi de la politique tout court, comme on le voit chez Kluge, quand Napoléon, préparant le blocus continental, se dispose à affronter une « réalité indivisible », alors qu’il a affaire à sept sortes de réalité qui, toutes, se déploient dans le temps, mais selon des fréquences diverses, avec des amplitudes inégales, et des portées dissemblables selon qu’elles remontent plus ou moins loin dans le passé. Il en aperçoit certaines, en entrevoit d’autres, la pluparts lui échappent complètement : par exemple, même s’il vainc (avait vaincu) l’Angleterre, il ne pourra (n’aurait pu) éviter l’essor ultérieur de la révolution industrielle qui, en fin de compte, freinera (aurait freiné) ses ambitions. Comment mettre en récit autant de temporalités à la fois ?
C’est pour répondre à une question analogue que, de manière bien plus modeste, nous avons choisi le plan de ce volume. Cette partie sur le temps vient, comme vous le rappelez, après deux autres, la première qui tente de fixer quelques grands repères du « « travail de l’œuvre » de Kluge et la seconde qui analyse, à partir d’œuvres ou de réalisations singulières, les différentes pratiques non littéraires auxquelles Kluge s’est consacré au long de sa carrière : le cinéma et les installations multimédiales, ainsi que les formes d’art avec lesquelles il a noué des relations privilégiées, en particulier la musique et la peinture. En faisant ce choix de trois parcours successifs de son oeuvre, nous tentions bien sûr de soutenir la gageure qu’avait représentée notre colloque de Cersisy : offrir au public français une approche d’ensemble, bien sûr nécessairement limitée, d’une production aussi étendue dans le temps, aussi vaste et multidimensionnelle, que la sienne. Mais, plus profondément, nous avons organisé les interventions de manière que chacun des participants, quel qu’ait été son degré de familiarité avec l’œuvre en question, répète à son niveau l’expérience que tout un chacun peut faire en lisant quelques pages de Chronique des sentiments. L’étonnement devant cette immense et inlassable collecte de faits, historiques ou fictionnels, individuels et collectifs, puisés à la fois dans l’histoire de différentes époques et dans des champs très variés du savoir contemporains. La perplexité devant leur agencement, inhabituel en comparaison de ce à quoi nous ont habitués soit les fictions avouées de l’art et de la littérature soit les fictions cachées et surabondantes de l’information, des médias et des réseaux sociaux. L’attente et peut-être l’espoir que font lever chez les lecteurs ces innombrables récits, parfois très longs et parfois minuscules, quand nous nous apercevons que, si déroutants qu’ils nous paraissent et parfois si éloignés de notre vie courante, ils n’en témoignent pas moins d’une inquiétante familiarité avec le monde et, comme tels, nous aident à nous risquer dans celui-ci et, plus que jamais, sans garantie.
Ma dernière question voudrait porter sur l’événement du mercredi 8 mars au Goethe Institut à Paris en compagnie d’Alexander Kluge, Sylvie Le Moël, Georges Didi-Huberman et vous-mêmes. Pouvez-vous nous dire en quoi la soirée consistera ?
Wolfgang Asholt – La soirée essayera de faire voir la pluralité de l’œuvre d’Alexander Kluge. Avec l’intervention de Georges Didi-Huberman, c’est celui qui a créé une « anthropologie des images » pour un « monde hors des gonds » (Kluge) qui a inspiré l’univers de création de Kluge depuis une quinzaine d’année. Pour faire vivre cet aspect au public, la soirée sera rythmée par cinq films courts que Kluge a conçu et produit récemment, à commencer par un émouvant « Notre Dame. Douleur me bat ». Sylvie Le Moel interviendra sur le travail de Kluge sur et avec l’opéra, à partir de « Sphinx Opéra – Traviata ». La soirée sera introduite par Wolfgang Asholt et Jean-Pierre Morel, suivi par une première intervention de Kluge en deux parties, entrecoupées par l’entracte du film « L’Étonnement des animaux ». À la fin, le public pourra débattre avec Alexander Kluge et les autres intervenants.
Soirée Alexander Kluge au Goethe Institut de Paris – mercredi 8 mars de 19h à 20h30 – 17 avenue d’Iéna, 75016 Paris – Informations ici
Alexander Kluge : cartographie d’une œuvre plurielle, Wolfgang Asholt, Jean-Pierre Morel et Vincent Pauval (dir.), éditions Hermann, « Colloques de Cerisy », 2022, 460 p., 35 €