« Quant à votre histoire de ne pouvoir dormir que dans des draps fins, c’est la niaiserie la mieux conditionnée que j’aie entendue depuis longtemps. Ce qui vous manque, ma petite dame, c’est une ballade autour du Cap Horn, avec un vent de sud-est qui vous coupe les flancs, tout le monde sur le pont, par une mer démontée. Ça dure trois jours et trois nuits. À la sortie, vous feriez comme les autres, vous dormiriez sur un sac et vous diriez « merci » ! ».
Extrait du roman Le fantôme et Mrs Muir – R. A. Dick
Découvrir ou revoir The Ghost and Mrs. Muir/L’Aventure de madame Muir (1947), c’est s’ouvrir ou s’abandonner encore une fois à l’une des histoires de fantôme les plus profondes et poétiques du 7e art. Premier chef-d’œuvre de Joseph Leo Mankiewicz, ce mélodrame fantastique, ironique dans le fond, gothique dans la forme, est l’un des plus beaux films hollywoodiens des années 1940. Rares sont les longs-métrages qui embrassent autant de thèmes en une seule intrigue : l’affranchissement des règles de la société, l’amour charnel et spirituel, la création littéraire, la solitude, la fulgurance de la nature, l’inexorabilité du temps qui passe, le mystère de l’au-delà et le triomphe de la foi sur la mort.
Quatrième film du producteur, scénariste et réalisateur Joseph L. Mankiewicz, The Ghost and Mrs. Muir est adapté d’un roman de Josephine Aimee Campbell Leslie plus connue sous le pseudo de R. A. Dick. Le script est conçu pour la 20th Century Fox par Philip Dunne, auteur entre autres de How Green Was My Valley/Qu’elle était verte ma vallée de John Ford (1941), Anne of the Indies/La Flibustière des Antilles de Jacques Tourneur (1951). Pour cette œuvre, Mankiewicz se contente de corriger le scénario, peaufine surtout le personnage de Miles Fairley, homme de lettres frivole campé par George Sanders. Le réalisateur retrouvera l’acteur britannique trois ans plus tard dans le rôle du critique de théâtre sarcastique Addison de Witt dans All about Eve/Ève. Le comédien obtiendra l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle.
Malgré sa maigre participation au récit de L’Aventure de madame Muir, le cinéaste s’exprime pour la première fois aussi pleinement que dans ses œuvres futures, issues de sa propre plume : A Letter to Three Wives/Chaînes conjugales (1949), All about Eve/Ève (1950), The Barefoot Contessa/La Comtesse aux pieds nus (1954).
L’Aventure de madame Muir ne cède pas à l’utilisation du flash-back, patte narrative mankiewiczienne par excellence. Selon Gilles Deleuze, ce procédé chez le réalisateur prend valeur de bifurcation psychologique. Son emploi régulier n’a de cesse d’ausculter, disséquer les différentes facettes de névroses de ses personnages souvent défigurés par les masques sociaux. Dans Chaînes conjugales, la quatrième amie, celle qui demeure invisible, fait savoir aux trois autres qu’elle s’enfuit avec un de leurs maris. Mais lequel ?… Sa voix off qui domine les trois flashes-back du film engendre et force le travail de mémoire chez chacune des protagonistes. Le même procédé cinématographique définit l’arrivisme d’Eve Harrington (Anne Baxter) dans Ève, le désarroi de Maria Vargas (Ava Gardner) dans La Comtesse aux pieds nus, le traumatisme de Catherine Holly (Elizabeth Taylor) dans Soudain l’été dernier (1959), adapté de la pièce de théâtre de Tennessee Williams : Suddenly, Last Summer.
Le flash-back, méthode à la fois dramaturgique et psychanalytique chez Joseph L. Mankiewicz, laisse parfois sa place à une créature liée de près ou de loin à l’au-delà : le fantôme du Capitaine Gregg de L’Aventure de madame Muir, le revenant de People Will Talk/On murmure dans la ville (1951), les automates de son dernier opus, Sleuth/Le Limier (1972).

Même si The Ghost and Mrs. Muir est dépourvu de déviations narratives, il révèle les signes particuliers de l’identité cinématographique du Maître : l’intrigue et le mouvement des comédiens dans le champ de la caméra conduits par les dialogues ainsi que la remémoration de plusieurs destins emmêlés, ceux de Lucy Muir (Gene Tierney), du Capitaine Gregg (Rex Harrison) et dans une moindre mesure, Miles Fairley et Anna Muir, la fille de l’héroïne. Le personnage d’Anna qui grandit au fil du film est joué enfant par Natalie Wood âgée de 9 ans, et dont c’est la quatrième apparition à l’écran. Adulte, elle est interprétée par Vanessa Brown, vue aussi dans The Bad and the Beautiful/Les Ensorcelés de Vincent Minnelli (1952).
Comme le souligne Pascal Mérigneau dans Mankiewicz aux Éditions Denoël, la mémoire dans l’œuvre du réalisateur prend valeur d’espace-temps. Elle joue son rôle narratif quand le souvenir se réfère à un moment où le présent fait écho au passé tout en relançant l’intrigue vers le futur. Lorsque le Capitaine Gregg demande à madame Muir d’écrire sa biographie, ses souvenirs (le passé) se matérialisent au fil des pages tapées sur la machine à écrire de Lucy (le présent). Ces pages deviendront un livre à succès (le futur) qui délivrera l’héroïne de ses soucis financiers et lui permettra d’acquérir la maison hantée. C’est le personnage fantomatique du Capitaine Gregg qui apporte force et souffle au récit, car son personnage symbolise la fonction dramaturgique de la mémoire dans l’œuvre de Mankiewicz. Dans l’instant présent de la narration, cette mémoire se sert du passé pour mieux servir le futur.
La singularité de The Ghost and Mrs. Muir est de mêler avec grâce deux genres cinématographiques : le fantastique et le mélodrame. Le fantastique au cinéma expose l’homme à des menaces mentales et physiques, psychiques et métaphysiques. Dans Écoles, genres et mouvements au cinéma aux Éditions Larousse, Vincent Pinel catégorise le genre en trois postulations :
L’homme fait face aux monstres comme dans Nosferatu : Eine Symphonie des Grauens/Nosferatu le vampire de Friedrich Wilhelm Murnau (1922) permalien Diacritik Nosferatu, Dracula de Tod Browning (1931) et Francis Ford Coppola (1992).
L’homme est la victime d’une puissance mentale qui lui fait créer des créatures monstrueuses comme dans Frankenstein de James Whale (1931), Dr Jekyll & Mr Hyde de Victor Fleming (1941), The Picture of Dorian Gray/Le portrait de Dorian Gray de Albert Lewing (1945) ;
L’homme est la victime d’une névrose inconsciente et communique avec des esprits de l’au-delà comme dans Shining de Stanley Kubrick (1980), Breaking the Waves de Lars von Trier (1996), Lost Highway de David Lynch (1997). Si le personnage de Lucy Muir appartient à cette troisième postulation, il n’est pas sous l’emprise d’une démence dévastatrice, mais plutôt d’une folie douce qui l’entraîne sans heurt vers le versant souriant du fantastique. C’est-à-dire un monde où le merveilleux l’emporte sur l’angoisse comme dans La Belle et la bête de Jean Cocteau (1946), Peau d’âne de Jacques Demy (1970), Ricky de François Ozon (2009).
Le mélodrame propose à l’intérieur d’un film une succession d’oscillations entre plages de bonheur et de détresse. Lucy Muir, dans la première partie du film qui épouse la truculence de la comédie, s’affranchit des jougs de la société, avance de succès en succès. Veuve, elle quitte sa belle-famille pour mener son existence comme bon lui semble. En dépit des récriminations de l’agence immobilière et des menaces du fantôme propriétaire, elle s’installe dans une maison hantée au bord de la falaise. Elle réussit à vaincre ses difficultés financières grâce à l’écriture des mémoires du Capitaine Gregg. Récit au langage cru, aux antipodes de ses bonnes manières, à moins que l’esprit du marin qui lui dicte ses mots ne sorte tout droit de son inconscient.
Dans la seconde partie au traitement plus classique, Lucy Muir s’amourache de Miles Fairley alias Uncle Neddy, auteur pour la jeunesse, séducteur invétéré qui lui cache sa vie maritale. Dès que la jeune femme montre ses sentiments pour cet homme, le fantôme du Capitaine Gregg s’efface littéralement de l’image, s’évanouit aussi dans l’esprit de Lucy. Il ne reviendra qu’à l’heure de sa mort, et lui donnera le bras pour l’accompagner dans l’au-delà. À partir de la disparition du revenant – figure inventée par peur de la solitude ? Métaphore de l’inspiration littéraire ? –, l’héroïne ne rencontrera plus l’amour et sera l’écrivaine d’un seul livre.

Dans les années 1930, Joseph L. Mankiewicz est producteur à la Métro Goldwyn Mayer sous la houlette de Louis Burt Mayer. Il rencontre Francis Scott Fitzgerald, scénariste de Three Comrades/Trois camarades de Frank Borzage (1938). Les œuvres littéraires de ce dernier influencent le futur cinéaste, en tête This Side of Paradise/L’envers du paradis, The Great Gatsby/Gatsby le magnifique, Tender is the Night/Tendre est la nuit. Le triomphe de ce qui aurait pu être sur ce qui a été, la sombre emprise du rêve sur la réalité en dépit de la gloire et du succès alimentent les questions que se posent en chœur les personnages de Fitzgerald et de Mankiewicz : « Que s’est-il passé ? », « Comment en suis-je arrivé là ? ».
Cette nostalgie existentielle adoucie par un lyrisme contenu dans The Ghost and Mrs. Muir, modernise les valeurs morales prônées par les codes du mélodrame : l’exaltation des émotions comme système de survie face à l’impossibilité des sentiments et la dignité bafouée. Ce rafraîchissement du genre allié à l’univers du fantastique explore non seulement la psyché de Lucy Muir, mais montre aussi l’évolution de la condition féminine tout au long du film. La protagoniste, vêtue dans un premier temps d’une robe longue à corset, quitte le XIXe siècle pour entrer de plain-pied dans le XXe en maillot de bain puis tailleur à jupe courte. Au fil de son existence, elle conquiert les acquis de son affranchissement (la monoparentalité et l’autonomie financière), mais essuie les revers de son opiniâtreté (l’échec sentimental et la solitude).
Du départ de l’héroïne de chez sa belle-mère jusqu’à l’effacement du fantôme du Capitaine Gregg, soit un an de la vie de Lucy Muir, la réalisation frôle le burlesque. La belle-mère, la belle-sœur, l’agent immobilier et Miles Fairley incarnent des méchants plus ridicules qu’hostiles. Martha, la fidèle servante, s’affaire entre bon sens et générosité. Quant à Anna Muir enfant, elle demeure en retrait dans le récit, car c’est la vie amoureuse de sa mère qui est le centre dramaturgique du film.
Ce volet laisse la part belle aux multiples conversations entre Madame Muir et son fantôme, au ton proche de la comédie de boulevard. L’acteur britannique Rex Harrison qui retrouvera Mankiewicz dans Cléopâtre (1963) et The Honey Pot/Guêpier pour trois abeilles (1967), incarne avec délectation le vieux briscard de revenant. Ce fantôme au long cours rugit comme un lion en cage, vocifère pour mieux dissimuler sa tendresse et ses sentiments envers Lucy. Il toise sa proie, mais fond devant les airs entendus et larmes de la belle entre les belles qui agite ses cils telle une souris de cartoon quand elle obtient le dernier mot. La sublime et délicate Gene Tierney, tête d’affiche du premier long-métrage de Mankiewicz Dragonwyck/Le Château du dragon (1946), montre une palette de jeu inouïe : le rythme allègre de la comédie, la vulnérabilité nécessaire à la comédie romantique, l’intériorité que réclame le mélodrame.
Envoyé à Berlin en 1928 comme correspondant du Chicago Tribune, Joseph L. Mankiewicz traduit et rédige les sous-titres anglais des films de la compagnie U.F.A. Est-ce pour cela que l’extraordinaire lumière signée Charles Lang Jr qui éclaire entre autres Some Like It Hot/Certains l’aiment chaud de Billy Wilder (1959) et Charade de Stanley Donen (1963), emprunte au jeu d’ombres de l’expressionnisme allemand pour créer l’atmosphère fantastique de la maison hantée ? Dans une simplicité magique, le Capitaine Gregg surgit d’un recoin noir et s’escamote en un éclair d’orage, dans un champ-contrechamp. Même si les baisers et les étreintes sont impossibles entre Lucy et son fantôme, la clandestinité éthérée qui les lie fait peu à peu place au charnel, puis atteint le spirituel.
Malgré sa rupture de rythme radicale entre la première et seconde parties, le film ne se déséquilibre pas, mais renforce l’aval de son intrigue avec l’érosion du temps et son cortège de renoncements. La maturité et la fin de l’existence de Lucy Muir sont ponctuées de deux ellipses qui invitent à la méditation. En fondu enchaîné, des plans de vagues survolées de mouettes se succèdent. L’écume éclabousse et s’écrase sur les rochers. Les rouleaux enflent, s’amplifient dans un perpétuel flux et reflux. Le plan s’élargit et découvre la plage de la maison hantée. Madame Muir a changé de coiffure et a troqué sa robe longue contre un tailleur en tweed à jupe courte. Une cape jetée sur ses épaules, elle fend l’air d’un pas mature qui semble avoir abandonné toute coquetterie. Lucy passe devant un pan de bois planté dans le sable gravé plus avant dans le film au prénom et nom de sa fille : Anna Muir. La plaque attaquée, délavée par le sel marin trahit les années révolues. Dans un travelling latéral, l’héroïne poursuit sa promenade le long d’un sentier au bord la falaise. Une voiture décapotable la rejoint en contrebas. Le travelling cesse en même temps que la marche de Gene Tierney. Au loin, une jeune fille, inconnue aux yeux des spectateurs·rices, descend du véhicule, salue de la main avec entrain. Lucy répond à son bonjour, crie : « Anna ! ». Dans cette succession de séquences, Anna est passée de l’enfance à l’âge adulte et Lucy du temps de l’espoir amoureux à celui de la résignation. Ellipse époustouflante, où le génie de Mankiewicz s’inscrit avec élégance et sensibilité.
Avant la dernière ellipse du film, les vagues reviennent à l’écran. Dans la nuit, la mer est d’encre et l’écume des flots brille sous la lune comme des poussières de diamants. Un plan de brume laisse place à une lame qui meurt sur le pan de bois arraché par les ressacs. Présage du décès de Lucy Muir. Ce passage, comme le reste de l’œuvre, est dominé par la partition grandiose de Bernard Herrmann, le compositeur fétiche d’Alfred Hitchcock. Son thème inoubliable passe sans cesse du romanesque au romantisme. Il précède avec tonitruance les apparitions du Capitaine Gregg, aborde en mineur les illusions perdues de Lucy Muir.
Ce bijou de cinéma propose aux spectateurs·rices un mariage paisible entre le réel et l’irréel. Il explore la vision mentale de madame Muir, âme rêveuse et absolue, solitaire et têtue qui bouleverse l’ordre des choses mais constate que la liberté individuelle, le plus précieux de tous les biens, n’est pas obligatoirement source de félicité. Ce chef-d’œuvre marqué du sceau de la perfection dessine un portrait de femme tout en nuances. Caractère qui s’ouvre à la croyance du royaume des ombres, à la création artistique, à la beauté de la nature, formes spirituelles et immatérielles du bonheur.
L’Aventure de madame Muir de Joseph L. Manckiewicz, 20th Century Studios, 104’, avec Gene Tierney, Rex Harrison, George Sanders, Natalie Wood. Reprise en salle le 1er février 2023.