London falling : Fiona Mozley, Dernière nuit à Soho

Fiona Mozley, Dernière nuit à Soho (détail de la couverture) © éditions Joëlle Losfeld

« Une maison d’inconnu est un réservoir de fiction. Je regarde un volet, je vois une vie » Édouard Levé, Dictionnaire (« Photographie »), Inédits, P.O.L, 2022

Dès les premières lignes du roman de Fiona Mozley, nous suivons un escargot qui s’échappe de la brasserie française Des Sables, en plein cœur de Soho. Le détail, de ceux qu’étudiait Daniel Arasse, met en lumière une manière de raconter : se concentrer sur ce qu’on néglige généralement, faire du prétendument infime le précipité d’un ensemble, profiter de la lenteur de déplacement du gastéropode pour rappeler l’histoire de Soho, quartier central de Londres qui fut une banlieue et même une lande. Karl Marx y a rêvé d’utopie pendant que sa femme s’occupait des tâches ménagères. Le quartier a écrit sa légende en tant qu’épicentre des arts et de la bohème puis les bureaux et appartements de luxe « se sont dressés sur des taudis comme de fausses dents sur des gencives pourries ».

Au-dessus du restaurant Des Sables (que fuit l’escargot qui ne veut pas finir en persillade), des appartements : tous appartiennent à une jeune femme de 25 ans, Agatha Howard, qui ne les trouve pas rentables et voudrait profiter de la gentrification du quartier pour augmenter la fortune, déjà colossale, léguée par son père. Il lui faut expulser les habitant.es, quelles que soient les intrigues et compromissions que cela suppose. Agatha n’aime le passé que pour ses collections d’antiquités. Le roman articule de courts chapitres comme autant de récits centrés sur les différents locataires de l’immeuble et quelques habitants ou lieux emblématiques du quartier. Fiona Mozley, comme lorsque sa prose épousait l’avancée de l’escargot, excelle à multiplier les points de vue et les strates de l’histoire de ce coin de Soho, à hybrider vues panoramiques et scènes rapprochées, haut et bas. On croise Brenda, Jacky Rose, Robert, Precious qui travaille dans un bordel et sa compagne Tabitha (qui fait clandestinement pousser fleurs, piments et herbes aromatiques sur le toit de l’immeuble), Lorenzo qui rêve de gloire au cinéma, Cheryl et Kevin, un couple de SDF qui a trouvé refuge dans des sous-sols qui rappellent une hugolienne cour des miracles.

La mosaïque de personnages devient peu à peu une fresque puisque chaque trajectoire croise toutes les autres, que des liens se tissent ou se font jour à travers cet immeuble au centre de la vie de beaucoup, désormais l’objet d’une bataille juridique et financière. Comme le dit Lorenzo à son amie Brenda, une maison ce n’est pas seulement une « apparence » mais, derrière la façade des « habitudes de vie », et, de manière plus générale, une « place dans l’économie » et une « faculté de faire et défaire des fortunes ». Un immeuble est un recueil de romans, de personnages, de passés et vies dont l’autrice nous révèle peu à peu les failles et déchirures qui ont construit des destins ou une volonté farouche de se réinventer ou de s’imposer. Toutes les trajectoires des personnages — comme la vie du quartier — buttent sur des questions d’héritages et transmissions, des filiations complexes, des fondations qui soudain cèdent.

Dernière nuit à Soho peut apparaître comme le croisement baroque et instable du Perec de La vie mode d’emploi, d’Armistead Maupin pour ses Chroniques de San Francisco et du Dickens de Hard Times for These Times (Temps difficiles) : il est le portrait d’un quartier et de ceux qui luttent pour avoir encore le droit de l’habiter et d’écrire son histoire et, à travers le récit de ce lieu au bord de l’effondrement, une manière de saisir les profondes mutations d’un pays dans lequel la spéculation règne en maître (« l’Angleterre est bizarre ») et déstabilise tout ce qui pouvait lui donner une apparence de stabilité. Ainsi en est-il de ce roman singulier, fresque sociale qui flirte avec le fantastique et la fable pour mieux bouleverser nos représentations et questionner nos présents.

Fiona Mozley, Dernière nuit à Soho (Hot Stew), traduit de l’anglais par Laetitia Devaux, éditions Joëlle Losfeld, septembre 2022, 352 p., 22 €