Lectures transversales 68: Mia Couto, Le Cartographe des absences

© Julien de Kerviler

« Allons droit au but. Vous voulez savoir des choses sur mon fils ? Accepte un conseil, cher inspecteur Campos : ne vous inquiétez pas pour lui. Mon fils est un rêveur. Il rêve de politique comme il rêve des femmes. Je crois que pour lui la politique est une femme. Il ne s’en sortira pas parce que la politique exige de la fidélité. Et mon fils n’est fidèle qu’à celle qui ne réclame rien. À moi par exemple, il n’a jamais cessé d’être fidèle. Que dites-vous, inspecteur ? Vous voulez voir où mon fils écrit ses vers ? Ne me demandez pas une chose pareille, monsieur Campos. Non pas que je veuille vous cacher quelque chose. Mais mon fils écrit partout. Son bureau, c’est le monde entier. Vous n’imaginez pas le désordre dans les affaires d’Adriano. Et je n’ai jamais compris le pourquoi que très tard : c’est que, pour mon fils, rien ne lui appartient. L’intéressent les choses qui cessent d’être des choses, comme cette vieille voiture qu’il s’entête à conduire.

Ce que je vous dis, cher inspecteur, c’est que le monde serait parfait s’il y avait de la poésie sans qu’il faille qu’il y ait des poètes. Mais rendez grâce à dieu qu’Adriano soit poète. Prenez mon cas : si j’étais plus jeune, j’aurais déjà pris les armes et fait exploser des bombes. Pas lui. Adriano croit que la poésie est le plus puissant des explosifs. La différence est là : je veux changer ce monde. Lui ne veut pas qu’il y ait de monde du tout. On peut penser qu’Adriano est un pauvre fou. Je crois que oui, qu’il est né déjà fou. Mais c’est un fou inoffensif. Quand il était petit, je lui demandais ce qu’il voulait faire quand il serait grand, Adriano répondait qu’il ne voulait pas être grand. Dieu a entendu son désir, aussi absurde qu’il soit. L’enfance est restée en lui comme un fruit qui ne se détache pas de l’arbre. Dans son cas, le fruit est devenu l’arbre lui-même. Je suis cet arbre. Et il demeure enfant, mais il ne sait plus où trouver cette enfance. Et c’est pour cela qu’Adriano écrit des vers. C’est par peur. Mon fils a peur de regarder le grand vide de sa vie. »

Mia Couto, Le Cartographe des absences (2020), traduit du portugais (Mozambique) par Elisabeth Monteiro Rodrigues, Éditions Métailié, 2022, pp. 66-67.

© Julien de Kerviler