Les mains dans les poches : Laura Vazquez, La semaine perpétuelle

Laura Vazquez, La Semaine perpétuelle, détail de la couverture © éditions Points

Du livre de Laura Vazquez on aura sûrement envie de parler longtemps, parce que ces 318 pages représentent une épopée mentale, une sorte d’aventure spirituelle portée au degré 0 de l’Internet, parce qu’il s’y déplie des pages et des pages que l’on scrolle, encore et encore, sans pouvoir s’arrêter.

Qu’un livre manifeste Internet, cela déjà est impressionnant – quelque chose qui dise la conformation psychique que ça inaugure, l’hypertextualité de toute chose comme dans notre pensée, montrant cette nouvelle génération. Celle de Salim, né d’un milliard de pages de Wikipédia. Celle de Sara, née d’un filtre Instagram. Celle du père envoyant toutes les semaines à Salim et Sara des listes de 10 choses, proverbes ou dictons trouvés sur Internet.

On aura aussi sûrement envie d’en parler avec les termes de bizarre ou d’étrangeté. C’est dommage, je crois, car c’est d’autre chose qu’il s’agit. Pas du bizarre, c’est-à-dire la recherche de la merveille, ou du singulier, ou du décalé – mais juste (et cette justesse est tout l’essentiel de cette prose) le réel. Tout le réel. L’ultraréel. Le réel contre lequel on se cogne. Ce qui fait des personnages d’immenses bleus, et tous les cinq personnages qui habitent le récit sont ainsi. Marqués par des bleus que l’on voit aussi clairement que le ciel, et qui, pourtant, ne trouvent pas leur pleine explication dans le livre, si ce n’est dans l’absence, dans cette absence diffractée que représente le départ de la mère et l’agonie de la grand-mère à l’hôpital – détresse du père, apathie du fils et de la fille. Toute explication même n’expliquerait pas vraiment ce qui se passe.

C’est peut-être là qu’il faudrait souligner, la façon dont ce livre nous fait lire autrement. Ce qui n’est pas rien. « Le récit ? Non, pas de récit. Plus de récit » disait Maurice Blanchot dans son récit La folie du jour. On peut s’étonner que tant de gens lisent ça au premier degré. Indifféremment de la situation narrative où cela est énoncé : dans une mise en abyme de la condamnation du récit dans un récit. Sûrement que l’on est trop heureux de se confier à Blanchot comme à la statue du Commandeur, alors que ce « plus de récit » peut, je pense, désigner quelque chose d’autre que la tranquille apocalypse narrative à laquelle notre nihilisme béat consent trop vite. « Plus de récit », oui, comme un appel à faire du récit autre chose que ce qui s’est promis jusqu’à présent. Des saluts multiples se mettent alors à sinuer comme des eaux profondes et de pâles radicelles. C’est ce genre d’approches auxquelles La semaine perpétuelle nous conduit avec une joie tout à fait particulière – une joie neutre, tellement belle et inédite. Non pas d’ailleurs qu’il n’y ait pas d’histoire, qu’il n’y ait pas tension ou de direction dans ce livre perpétuellement en train de créer des deltas, des infiltrations d’imaginaire. Et on peut lire la mort lente de la grand-mère comme cet arc non pas électrique (comme une certaine narration le voudrait) mais comme un arc tendre, gris-rose, rêche comme des draps d’hôpital enveloppant dans un dehors très spécial, celui d’un personnage mourant sans violence, et donnant, dans cette disparition qui s’émiette, se refuse, se préserve et se confie, un cœur nocturne et aimant aux récits de cette petite cellule familiale de Sara, Salim, son ami Jonathan, et du père.

La semaine perpétuelle est perpétuellement dans cette gaité neutre et diffractée de l’invention, à de très belles vitesses de ralentis, 318 pages par livre (et je ne compte pas les moments où l’on rajoute soi-même des pages dans la rêverie hors de la page). S’attarder sur chaque chose, les déplier encore et encore, sans rien épuiser du réel, confiant au contraire ces richesses à d’autres richesses, et le monde à la langue. C’est ainsi que l’on ne fait pas de la narration une accélération, une course-poursuite et l’effrayant reflet de ce qui, dans notre présent, conduit à la destruction de tout par ces effets d’emballements, de culte de la vitesse et de ses accidents. Quelque chose avec d’autres vitesses et d’autres résonances. D’autres musiques aussi. Un art de la liste et des métamorphoses qui compose un autre art de la fugue – une grammaire mentale que l’on apprend peu à peu, qui devient un rythme dans lequel on se reconnaît, dans ce grand déploiement de la langue qui est tout autre chose que l’hallucination du langage ou le délire de la prose. Ce qu’interrogent les personnages, c’est cette évidence problématique : que le monde se dit. Qu’il y a la possibilité de la diction. Évidence vertigineuse du langage et du réel regardé « en face », une fois suspendus l’utilité du langage et les doubles fictionnels projetés entre nous et le réel. Car « si on devait comprendre tout ce qu’on utilise, on n’utiliserait rien ». On ferait de la poésie, direz-vous.

On pourrait rappeler ici que Laura Vazquez est poète, qu’elle est éditrice d’une revue de poésie (Muscle), qu’elle compose les morceaux les plus fascinants qui soient avec son groupe Tsuku, et que la modernité poétique a fait de la réflexion sur le langage même sa signature (c’est l’hypothèse de « l’absolu littéraire » commencé par les romantiques allemands faisant de la réflexivité de l’œuvre d’art le propre de l’art). Mais comment ne pas voir planer aussi le spectre de Wittgenstein dans ce rapport au langage et au réel ? Avec cependant plus de fantaisie, plus d’abandon. Il n’y a qu’à lire la belle « expérience qui prouve que les objets disent leur nom » imaginée par Salim.

Ce rapport désorienté au monde, qui peut apparaître comme singulièrement atypique, n’est en fait que la restitution du réel, et la façon dont la pensée nous apparaît en réalité, rejoignant une pensée géographique, stratifiée, et ainsi d’autres schèmes phénoménologiques ou neurologiques : « Les pensées ne connaissent pas leur direction. Elles ne vont jamais quelque part. Les pensées commencent mais elles ne vont pas quelque part. Elles n’ont pas de destination. Chaque pensée forme une route et toutes les routes forment une carte à l’intérieur de la personne Des routes se croisent et d’autres se superposent, mais elles ne mènent nulle part. Les routes n’ont pas de fin parce que le monde est un cercle et les personnes font des cercles, de petits cercles sur terre. Personne ne peut dire : Voilà, ça y est, j’ai fini la pensée. »

Ce n’est pas que La semaine perpétuelle soit un roman philosophique ou allégorique, quoiqu’on puisse voir comme une cruelle parabole kafkaïenne l’histoire de ce mur que le père tente de construire et qui ne cesse de s’effondrer, et que l’on pourrait déployer à l’envie une pop’philosophie sur bien des passages, comme cette heideggérienne vidéo YouTube de Salim : « Salut à toutes et à tous, aujourd’hui on se retrouve pour une nouvelle vidéo sur le thème de la pensée, c’est-à-dire de la mort ». On pourrait ainsi continuer longtemps, pointer par exemple l’obsession d’une correspondance entre les mots et des choses conduisant à une espèce de néo-Cratyle où « le nom des animaux ressemblait aux animaux comme si les animaux prononçaient leur propre nom. Comme si les noms faisaient les animaux, comme s’ils les dessinaient ». Mais La semaine perpétuelle est plutôt l’effondrement de toutes les frontières du savoir, des disciplines pour rentrer de plain-pied dans ce qu’a toujours été l’écriture, radicalement : une expérience de pensée. Expérience qui, en ce sens, la rapproche des sciences et de la philosophie non pas dans un mode approximatif, dégradé, de la connaissance, mais exprimant, à travers la réflexion sur le langage, un autre accès spécifique et authentique au réel. Si toutes les disciplines sont ainsi convoquées tous azimuts, de la médecine à la biologie, de la sociologie à l’éthologie, de la philosophie à la statistique (« La probabilité de boire une verre d’eau contenant une molécule de dinosaure est de 100%. L’eau bue par les dinosaures est l’eau que nous buvons. Il murmura le mot : Dinosaure. ») c’est pour nous déplacer et nous transporter dans un état de pensée (de poésie allais-je écrire) où ces distinctions n’ont plus de sens.

Le roman de Laura Vazquez donne ainsi à expérimenter ce monde totalement horizontal et ce pur réel décloisonné qui a pour nous cet effet de décalage et en même temps cette puissance de l’imaginaire qu’il serait injuste de qualifier de simplement bizarre. « Je connaîtrai comme j’ai été connu », est-il écrit en exergue du livre. Dans ce « face à face » avec le réel, il se passe davantage de choses que le jeu de miroirs infini de la narration : un fourmillement vital des pensées et des décalages qui forme la matière même de nos vies. « Le miroir est en train de se taire », dit-elle plus loin, comme si, dans cette discontinuité de la ressemblance, et du récit à lui-même, pouvait se livrer quelque chose, quelque chose d’un rapport de présence et d’absence, de rapport aux mots et aux choses les faisant apparaître sous un jour et une nuit nouveaux.

« Elle regarde les objets, elle fait le tour de la pièce, elle ajoute un ciel pour chaque meuble, un ciel sur la télé, un ciel sur des bouts de pain, un ciel sur les yaourts, un ciel par couverture, un ciel sur le plancher, un ciel sur le gymnase, un ciel sur chaque enfant, Salim, Sara, un ciel sur chaque tête, et un ciel sur chacune de leurs dents, un ciel sur leur front, un ciel sur chaque et tout devient léger. »

Façon de vivre non pas l’infini mais avec le fini indénombrable des choses, le fini indénombrable des gens, des sentiments. Chaque chose plutôt que toutes. Ce qui se dit alors est comme un autre mode de pensée. Une autre configuration. Une altération. D’aucuns diraient neuroatypique, d’autres parleront plus volontiers d’« animisme » pour parler de cette prolifération litanique d’objets investis de significations, de mouvements, de puissances. Je crois que c’est emprunter trop vite des catégories qui nous aveuglent et nous empêchent de voir ce qu’il en est réellement, ce qui justement se défait de cette catégorisation dans cette écriture. Car il n’y a pas d’arrière-monde dans cette façon d’éprouver le monde. Il n’y a pas d’âme commune ou divisée entre les vivants. Ce qui se donne à vivre dans ce livre, c’est la manière dont, depuis les données anthropologiques dudit « naturalisme » (tel qu’avancé par l’anthropologue Philippe Descola), depuis cette division mentale du monde entre sujet et objet, nature et culture et une suite infinie de dualismes, depuis ce que l’on a pensé si raisonnablement arraisonné à une logique dévastatrice et mortifère, existe pourtant la possibilité de faire exister le vivant, de lui donner, depuis les mots, avec les morts, depuis les sciences, une existence. Considérer les choses comme agentivité, par nos actions, nos considérations, plutôt qu’en en leur supposant un être, une substance définie qui les délimiterait dans une classification, un rôle, c’est ce que l’on expérimente dans ce livre. Et que chaque chose puisse devenir cette puissance, que cela puisse se dire depuis le naturalisme est à cet égard tellement plus intéressant qu’une impossible conversion vers les origines troubles d’un panthéisme animiste largement fantasmatique.

Cette manière d’envisager les choses allume des contre-feux dans la logique lisse du récit et les manières de faire récit, de composer avec le monde. C’est à sa façon la part politique de ce livre. Une flamme qui sauve, une flamme à réapprendre, façon de contenir les grands feux de la raison instrumentale. « Tu regardes une flamme, tu sais tout de suite qu’elle est belle, tout le monde le sait, même les idiots, même les enfants le savent, même les bébés veulent les toucher. Je ne comprends pas les pompiers, au lieu de sauver le feu, ils le détruisent. » Cette antienne, Laura Vazquez nous l’avait déjà fait entendre avec Tsuku, dans un morceau intitulé « Protège ta tête », mais il se glisse ici une variation. Neuroatypique, disais-je plus tôt.

Laura Vazquez © Yohanne Lamoulère / éditions du Sous-Sol

Moins une prolongation de la Poétique du feu qu’une nouvelle Poétique de l’idiotie dont la généalogie n’est plus à faire, mais dont le Benjy de Faulkner fut une des figures de partage, comme le Prince Mychkine (Miskine) le fut en son temps. Avec Salim s’exprime assez directement cette question, jeune garçon harcelé et replié chez lui, ne communiquant que par Internet où enfin « les émojis accomplissaient leur mission. Chaque pixel de chaque émoji représentait la perfection de la réussite. Ils ne faisaient que réussir. Les émojis réussissaient sans calme, sans colère, sans fatigue » tandis que lui, en temps normal « essayait de fabriquer un sourire normal sur son visage. Les personnes qui se rencontrent ou qui s’assemblent rient ou sourient. Le rire et le sourire sont des signes de sympathie (…). Il l’avait lu. » Dans ce monde retiré du monde, dans l’ignorance des conventions sociales affectives, dans ce suspens de la logique s’exprime toute la diversité du réel et une patience sans limite où peut se déployer cette diffraction de chaque fait et l’attention à toute chose. « Salim aima chaque commentaire, puis il resta un moment dans le silence. Ses objets ne disaient rien dans la chambre. Les objets n’avaient pas de parole autour de lui, mais il pouvait les sentir. Et même quand il ne les regardait pas, les objets le regardaient, ils envoyaient leurs vibrations comme s’ils se répandaient. Pourtant les objets ne disaient rien, alors il ferma les yeux.»

Cette poétique de l’idiotie comme la figure de celui ou celle qui s’interroge sans connaître la réponse, rejoint la subversion du « naturalisme » et de l’animisme pour être cette ouverture, cet accueil du réel dans sa variété impossible et ses potentialités. Mais en plus, elle désigne ce qui dans notre société est exclu, marginalisé (d’où cette réticence à qualifier de « bizarre » ou d’« étrange » ce roman), toutes ces autres formes d’attention, de relation et de pensée. Le père ne cessant de tout nettoyer avec une éponge de manière compulsive, Salim mis à l’écart de l’école mais en relation avec Jonathan et celles et ceux qui commentent ses vidéos, Sara rencontrant une femme que l’on pourrait croire folle, chacun témoigne d’une autre composition des affects, de l’amitié, avec des suspens parfois vertigineux, des incompréhensions profondes, mais aussi avec une sorte de confiance dans tout ce qui peut faire visage pour eux. Car c’est sûrement un des termes qui revient sans cesse que le « visage », avec sa possibilité et son impossibilité, son masque et sa tendresse. Ainsi tout ce qui se donne à lire dans les creux des rides du père : « Je veux des rides lourdes. Quand on a des rides lourdes, on peut cacher des objets dans des rides lourdes, de petits objets, des pilules, on peut cacher des miettes. Les personnes âgées transportent des choses sur leur visage ». Mais confronté au visage de la grand-mère, cet émiettement devient autre : « La bouche devient dure, la langue devient grise, elle se divise en miettes. C’est une miette de langue collée à une miette de langue collée à une miette de langue. Au bout de quelques heures, une lumière remplace la langue. La lumière remplace les membres, elle remplace la moelle des os et la grand-mère imagine la moelle comme une matière blanc et bleu, quelque chose de froid, gelée, elle vibre. » Autre manière de voir des rides et des visages et ce qu’ils promettent, des richesses dans leurs failles tout autant que des morts et des métamorphoses. Pour Jonathan, le visage devient encore autre, devient une unité de temps – que le temps soit compté en visage, voilà le type d’expérience de pensée rêvée, chaque jour changeant de visage et composant de nouveaux corps, tout en conservant cette énigmatique identité sans support, ce visage transparent à travers les mues de tous les visages : « Quel âge as-tu ? / 11 465 visages. / Tu ne les fais pas. / Et ton bébé ? / 365 visages, c’est son anniversaire. / Il s’appelle comment ? / Thomas. / Et hier ? / Zaïa »

Il y a là autre chose que de la naïveté, qu’un infantilisme, qu’un effet de récréation de la pensée, mais plutôt la continuation de cette poétique de l’idiotie au sens plein, dans ce qu’elle implique dans les façons de sentir – l’importance d’une pensée ralentie, et créative – et dans les façons de nous conduire, nous amenant peut-être aussi à nous déprendre du culte de l’intelligence et de l’intelligence humaine en particulier – et ce n’est pas pour rien que ce livre convoque sans cesse tous les animaux, des baleines aux fourmis, et en vient à voir en face la question de la mise à mort animale (« …des amandes, des noisettes et le veau mort. On me met de la cannelle avec une caille morte. On me la met dans la coriandre, du cornichon et de la courge, un crabe mort. On me met de la crème et du cresson, du curcuma et du curry avec une dinde morte »).

Or, cette pensée du vivant à l’œuvre dans La semaine perpétuelle nous relie aussi, à nouveau, à la pensée de la mort et des disparus. Car au-delà du point aveugle de l’absence de la mère et de la mort prochaine de la grand-mère, la mort est présente comme la part irrésistible de toute véritable pensée du vivant, et comme au principe de la langue, du monde, des technologies, de l’être. « Il pensa aux processions de fourmis sur les bords des routes et au mot FOURMI, et à tous les autres mots. Les mots ont été inventés par des morts. » « Le monde est possédé. Les pensées des morts vont dans nos pensées. » « Les pensées des morts ne peuvent pas mourir. » « Tu crois qu’on pourra faire des captures d’écran dans les rêves plus tard ? Tu crois qu’on aura Internet quand on sera mort ? Est-ce que les morts ont Internet ? Tu crois qu’il y a combien de morts sur Internet ? D’ici quelques années, il y aura plus de morts que de vivants sur Internet. »

Ce livre nous donne tant et tant, ouvre des horizons, les manifeste. Dans l’océan des livres publiés, La semaine perpétuelle est un milliard de vagues, de surprises, de bonheurs, de rires et d’attentions : « J’ai pitié pour tout. »

Laura Vazquez, La semaine perpétuelle, éditions Points, octobre 2022, 336 p., 8 € 80