Des écrivaines lectrices : Alice Zeniter (Toute une moitié du monde) et Ananda Devi (Sylvia P.)

© Christine Marcandier

« C’est un livre et puis c’est tout ». C’est ainsi qu’Alice Zeniter conclut le « préliminaire » de Toute une moitié du monde après avoir annoncé que ce ne serait ni un essai ni une « rêverie », terme qui sans renvoyer à un genre codifié comme l’essai, ne convient pas plus à ce qu’elle nous propose. De même, Sylvia P. d’Ananda Devi n’est ni une biographie, ni un roman, ni un essai sur la poétesse Sylvia Plath mais tout cela à la fois. Bref, ce sont deux livres et puis « c’est tout ». C’est effectivement « tout », tout ce qui concerne la littérature : la lecture et l’écriture, le réel et la fiction. Ces deux lectrices-écrivaines, écrivaines-lectrices nous offrent deux livres hybrides tout aussi passionnants l’un que l’autre.

Celui d’Alice Zeniter est né pendant le premier confinement. Alors que cette période a permis à beaucoup de se remettre à la lecture, l’écrivaine, quant à elle, ne pouvait plus se plonger dans un roman. Ainsi est né un questionnement pertinent sur ce genre littéraire et plus largement sur la fiction : le schéma traditionnel de l’intrigue est-il toujours opérant pour scruter, sonder, interroger le monde dans lequel nous vivons ? Est-ce qu’en tant que lecteurs, nous pouvons encore « croire » et accepter les formes de l’intrigue qui nous sont proposées ? est-ce qu’elle, en tant qu’écrivaine, peut encore en écrire ? Les huit chapitres construisent progressivement sa réflexion.

Elle commence en reprenant le constat que fait Tristan Garcia et dont elle tire le titre de son ouvrage, dans le podcast Bookmakers d’Arte Radio : « C’est toute une littérature à laquelle il manque une moitié du monde ». L’écrivain y déplore ainsi le fait que la représentation féminine, dans la fiction, soit toujours faite à travers un regard masculin, le male gaze, qui perpétue les stéréotypes. Alice Zeniter analyse sa propre appréhension des personnages féminins en tant que lectrice. Elle explique s’être longtemps identifiée sans difficulté et sans se poser de questions aux personnages masculins mais force est de constater qu’aucun personnage féminin de la littérature patrimoniale ne lui a permis de le faire. En effet, pour une lectrice contemporaine, il n’est plus possible de se reconnaître dans ces personnages qui n’accèdent pas au statut du personnage agissant, celui qui est le moteur de l’intrigue, qui se bat, qui change le monde. La représentation de l’écrivain est toute aussi virile comme l’affirmait Simone de Beauvoir en désignant Hemingway, l’aventurier, le fêtard, comme le parangon de cette image d’Épinal. Ces caractéristiques qui sont encore souvent véhiculées ne deviennent pas pour autant aussi valorisantes pour les écrivaines qui se voient beaucoup plus souvent caractérisées par leur physique.

Cependant, cette absence de toute une moitié du monde dans le récit fictif en tant que réel actant n’est pas seulement une question de clichés ancestraux ni d’hégémonie masculine du côté de la création. Alice Zeniter reprend les analyses qui ont révélé que la structure même du texte narratif fictif, dans sa forme occidentale, y tient un rôle central. En effet, la tension narrative du roman as usual, terminologie empruntée à Sophie Dury dans Rouvrir le roman, repose sur l’enchaînement des actions tendu vers une fin et la mise en scène d’un conflit dans lequel il faut un vainqueur, un héros. Faut-il abandonner cette tension narrative ? L’écrivaine-lectrice concède que les récits qui s’écartent de cette structure sont parfois très difficiles à lire, réservés aux happy few, ce qu’elle rejette également : « pour résumer j’ai le cul entre deux chaises narratives ». Entre le roman à lire deux fois, voire trois fois, – ce qui est accessible pour l’étudiante en lettres qu’elle était, pour l’écrivaine qu’elle est, mais pas pour la majorité des lecteurs – et l’économie « capitaliste du roman » qui rejette tout passage qui ne fait pas avancer l’intrigue, il manque une voie.

Serait-ce celle de la mort annoncée et tentée du personnage ? Si celle du héros ou du type a été nécessaire, ces êtres de papier sont essentiels pour mettre le lecteur en relation avec l’altérité : « Je sais que, parce que j’ignore le minutage de tant d’autres existences et la matière réelle de leurs jours, je peux leur faire du tort : acquiescer à une critique qui les vise, ne pas me sentir touchée par un projet de loi qui les contraint… Je sais aussi que je n’aurais pas le temps, même si c’était mon but, de les rencontrer tous et toutes, d’apprendre de leur bouche, par leur fréquentation régulière. Alors je lis pour décloisonner. Je lis pour « abolir le scandale qui consiste à n’avoir qu’une seule vie », pour reprendre la belle expression de Vincent Message. »

En revanche, pour favoriser cette mise en relation et aborder les problèmes contemporains, le conflit caricatural du roman n’est plus efficace : « Un récit qui voudrait raconter des phénomènes globaux ne peut pas être l’histoire d’un héros formidable, lancé à l’aventure et prêt à casser des gueules. Personne ne bottera le cul au réchauffement climatique. Ça devra se raconter autrement et peut-être que, dans ce grand chantier-là, la fiction occidentale est loin d’avoir toutes les cartes en main. Le « centre », trop sûr que sa manière de raconter est la bonne, aurait intérêt à se tourner vers les « marges ».

Alice Zeniter propose même une autre façon d’écrire les romans : « Peut-être aussi que raconter autrement signifie qu’il faudrait replacer du ou des collectifs au sein même de l’acte d’écriture. […] Certes, [le romancier] est (je suis) nourrie par la bibliothèque du monde qui va toujours augmentant, ce qui n’est pas rien, mais peut-être que cette écriture en solitaire est une autre conséquence ramifiée de la figure du héros qu’il faudrait abolir. »

Si son propos fait écho à quelques polémiques actuelles, il ne s’y inscrit absolument pas. Il n’est pas question, par exemple, de vilipender la culture patrimoniale, seulement de l’interroger avec objectivité : « Encore une fois, ni Flaubert, ni Lawrence, ni Zola, Dumas ou Hugo, ni les cinéastes américains des années 1940 n’ont écrit pour proposer des modèles féminins qui soient utiles à la lectrice et spectatrice du XXe puis du XXIe que je suis. Il ne s’agit pas pour moi de leur reprocher leurs personnages ni d’ôter quoi que ce soit à l’amour que j’ai pour ces œuvres. »

On peut lire Madame Bovary, l’apprécier tout en se disant que la représentation de la femme y est caricaturale, que la représentation du désir féminin y est absente : « C’est une chose que j’ai remarquée assez tard dans ma vie de lectrice, plus de dix ans après avoir commencé à lire des romans : il n’existait pas, dans les livres qui m’étaient mis entre les mains, de désir féminin pour les hommes. Et qu’on ne me dise pas que c’est ce dont parle Madame Bovary : quand il décrit l’admiration d’Emma pour les « longues bottes molles » de Rodolphe, Flaubert n’endosse pas le désir d’Emma pour cet homme, il montre que c’est une sotte que le moindre accessoire de mode, aux sonorités ridicules – ces « o » qui se répètent comme un ricochet raté (sans même parler de l’image de la mollesse convoquée ici) –, suffit à mettre en transe parce qu’elle ne sait rien, ne connaît rien. »

Alice Zeniter nous offre un va-et-vient passionnant entre ses lectures et son écriture pour trouver un équilibre entre une réflexion particulièrement intéressante sur le rôle de la fiction et une promenade dans ses lectures et son écriture. Elle livre ainsi des anecdotes savoureuses de lectrice et d’écrivaine : « J’ai grandi avec deux sœurs qui lisaient, comme moi, goulûment et vite et nous nous volions les romans les unes aux autres, pour dévorer un chapitre ou deux avant que le méfait soit découvert. Nous avancions presque d’un même pas dans les pays de la fiction et les personnages étaient non seulement des sujets de discussion mais des amis communs. »

La note ajoute : « Ou de potentiels amoureux, ce qui était plus délicat : il fallait alors se les répartir car une sorte de code d’honneur nous interdisait d’être amoureuses du même personnage. Les mariages forcés n’étaient pas toujours heureux, notamment pour ma petite sœur à qui n’était concédé que le droit d’aimer des personnages mineurs. »

Son détournement de l’usage académique des notes de bas de page est emblématique de la relation qu’elle instaure avec le lecteur : « Là, par exemple, il y a une photo de moi sur le bandeau. J’espère que vous l’avez enlevé et que vous l’utilisez comme marque-page ou l’avez jeté parce que je ne voulais pas de photo de moi sur ce livre. On m’a répondu que c’était la charte graphique choisie pour tous les ouvrages de la rentée. « Je vais faire une note de bas de page », ai-je annoncé d’un ton grave, et tout ce que ma menace a pu me faire obtenir, c’est que la taille de la photo soit réduite. » L’autrice nous fait ainsi partager des expériences de lecture et d’écriture étayées par des apports théoriques qu’elle rend accessibles et nous plonge dans notre propre rapport à la fiction.

Cette interrogation sur le rôle de la littérature et de l’écrivaine à travers son expérience de lectrice, Ananda Devi l’a abordée dans Les hommes qui me parlent (2011) et Deux malles et une marmite (2022). Elle y évoquait déjà son admiration pour Sylvia Plath, autrice de peu d’œuvres publiées mais de nombreux carnets qui sont révélateurs pour Ananda Devi de l’immense talent de l’écrivaine américaine :

« Tout était déjà présent dans son journal et dans ses écrits, tous les signes, toutes les promesses, l’annonce du grand écrivain qu’elle serait. Elle n’aurait qu’à y puiser pour retrouver les prémisses des romans, des nouvelles, des contes, des poèmes qu’elle aurait pu écrire plus tard. Ses plus beaux poèmes y étaient annoncés, amorcés. Les descriptions minutieuses des personnes et des lieux présageaient des romans riches, pas seulement d’une faculté d’observation unique, mais également d’une connaissance humaine plus profonde qu’elle ne le soupçonnait. Des milliers de pages qui étaient une mise en bouche, qui étaient les semences, qui attendaient d’exploser. »

Dans le préambule, Ananda Devi justifie ce qui pourrait paraître une énième intrusion, un énième jugement sur cette poétesse et surtout sur le couple mythique et indissociable qu’elle forme avec Ted Hugues, par la forme particulière qu’elle a choisie :

« J’osais me dire que ce ne serait pas pareil. Que je ne faisais que recréer des personnages qui auraient leurs traits, qui emprunteraient leur parcours, mais dont les pensées seraient les miennes propres. Que la fiction permettait tout, y compris l’intrusion dans l’intimité de poèmes de Sylvia et de ses écrits pour tenter de toucher à l’archétype, que ce n’était pas la femme qui avait existé de son temps mais celle qui était née avec sa poésie que j’allais tenter de suivre – celle dont la constellation m’appelait de ses lumières. »

Il n’est donc pas question de biographie. Ananda Devi ne vise pas l’individu mais l’écrivaine, la femme qui vit pour et par la littérature dans la littérature. Si on peut repérer quelques jalons importants de sa vie – la rencontre avec Ted Hugues à Cambridge, la lune de miel à Bélidorm déjà pleine de ses fantômes et de l’échec annoncé de son couple, le départ de Ted et sa mort – les chapitres proposent davantage des thématiques de l’œuvre de l’autrice américaine et avancent dans une sorte de spirale vers le suicide pour souligner que cette écriture est prise dans la « morsure de la mort » sur laquelle Sylvia Plath insiste elle-même en se qualifiant elle-même de Madame Lazarius : « Elle bâtirait ses suicides et ses renaissances sur cette conviction que ses parents étaient sa mort. La vie n’était pas suffisante pour elle. Il lui fallait des terreurs et des hantises, des figures surhumaines et des fantômes qui inspireraient ses écrits. Sans cela, elle n’aurait rien à dire. Sans cela, sa vie n’aurait rien à dire. »

Ananda Devi souligne la place centrale qu’occupe Ted Hugues dans la construction de cette mythologie personnelle : « Au début de leur mariage, elle écrit, dans une sorte de rayonnement, qu’elle produira, avec le poète qu’elle a épousé, suffisamment de livres pour remplir des rayons et des rayons entiers. Elle les voit, ces magnifiques offrandes, une rangée de miracles cartonnés, leurs petits soldats scintillants. Mais il y aura aussi des enfants beaux et brillants. Leur fusion, pense-t-elle, sera totale. Avec lui, il n’y aura pas de place pour la routine, l’habitude, l’ennui, car ils absorberont le monde, pores grands ouverts. »

Pourtant, le couple ne parvient pas à trouver un équilibre entre la création et la vie quotidienne. Tous deux se sont déclarés prisonniers l’un de l’autre. Ted la compare à « deux portes d’acier géantes refermées sur une partie de lui », elle le décrit, quant à elle, comme « un homme qui, malgré sa tendresse, malgré sa gentillesse, porte en lui la part du monstre que tout génie possède ; parce que le génie doit pouvoir tuer pour être. » Ce n’est qu’après le départ de Ted qu’elle parvient à écrire les poèmes du recueil Ariel.

Alors que les féministes des années 1970 ont calomnié Ted Hugues qu’elles rendent responsable du suicide de Sylvia Plath, Ananda Devi s’en tient à l’œuvre du poète anglais. Elle présente ainsi Birthday letters, le recueil que Ted Hugues publie bien après la mort de Sylvia Plath, comme une « rencontre poétique, et le plus grand des hommages » à l’œuvre de sa femme. Malgré tout et avec du retard, il a entendu et reconnu le talent de sa femme. Elle affirme même que c’est un « ouvrage à quatre mains » tant il est habité par l’écriture de Sylvia Plath : « il a été double : il a porté en lui sa propre poésie et la poésie future et impossible de Sylvia ». C’est exactement ce qu’elle fait dans ce livre :

« Et c’est ainsi que je ne peux que mêler réalité et fiction, poésie et prose, sur les traces de ces deux grands poètes, sur leur chemin de pierraille et de solitude, de brouillard et de désir, une terre à moitié lune où, plus que les humains, c’étaient les esprits qui les attiraient, les mânes d’autres poètes, le souffle de mythes et des Sisyphe, et ainsi grimpent-ils encore dans ma vision, poussant la pierre de leur couple qu’ils voulaient à tout prix porter vers les sommets, la voyant, consternés, rouler à chaque fois au bas de la pente, ne comprenant pas, refusant de comprendre que pour arriver tout en haut, il leur fallait se délester l’un de l’autre. »

Elle s’approprie effectivement son œuvre. Elle utilise le discours indirect plutôt que les citations mais le plus souvent l’intertextualité se fait sans indices et ne se laisse appréhender que par le lecteur assidu de Sylvia Plath et de Ted Hugues comme dans le chapitre « « Rêve II Dialogue » qui fait entendre le poème « La Lune et le cyprès » : « Je t’attends mais tu regardes la lune à la fenêtre, froide et planétaire, et tu ne me vois pas. ». Elle utilise même parfois le « je », qui efface les frontières entre elle et son personnage. Elle écrit Sylvia Plath avec ses propres mots : « C’est pour cela que je te secoue, que je te ruine, que je te baise avec la même voracité que la tienne, t’emparant de mon corps. Afin que rien ne puisse se mesurer au tranchant de nos sens qui caressent nos veines de leur joyeuse menace lorsque nos lèvres s’ouvrent, soleils vivants, à l’accueil de l’impossible lumière. »

Elle souligne ainsi sa connexion avec cette poétesse pour laquelle elle ressent une « sororité immanente, par-delà l’espace et le temps » : « N’est-ce pas là la raison de ce texte ? Une sorte d’identification avec cette femme dédoublée, divisée, en lutte avec elle-même, certaine de ses incertitudes et incertaine de ses certitudes ? Incapable de se dire valable, la sensation d’être interlope, intruse, dilettante, d’avoir toujours été en déséquilibre sur la corde raide de sa propre saloperie ? »

Au-delà de cette identification sur la difficulté à être femme et écrivaine, elle lit dans les écrits de Plath la même quête absolue dans l’écriture : « Un art meurtrier, oui, que la poésie. Car l’on ne peut s’y adonner sans accepter de s’y livrer entièrement, d’en vivre et d’en mourir, de ne pas en sortir sauf, de n’avoir de réalité qu’à travers elle, et de s’y consumer en braises magnifiques […] La poésie comme forme absolue, et qui, sans cet élan primordial, peut se transformer en canasson clopinant dans la boue de l’artifice. Chaque mot, chaque ligne, chaque poème, renvoie le poète à lui-même et à son insuffisance. Le miracle a-t-il lieu ? Ou se replie-t-on sur des automatismes suspects qui peuvent convaincre les autres mais pas soi ? Et à qui-on sa vérité, sinon à soi-même ? » Cette quête se lit donc dans cette belle écriture poétique et cette forme particulièrement originale.

En fermant ces deux livres, vous ne pourrez qu’en ouvrir d’autres. Ceux des autrices mais aussi ceux des écrivains et écrivaines qu’elles présentent si bien. 

Ananda Devi, Sylvia P., Éditions Bruno Doucey, octobre 2022, 208 p., 18 €
Alice Zeniter, Toute une moitié du monde, Flammarion, août 2022, 240 p., 21 € — Lire un extrait