« Nos ancêtres ont appris à se déplacer sans peine à travers les territoires que le Zhaunagusch, l’homme blanc, a plus tard redoutés, sollicitant notre aide pour les parcourir ».
Du 24 au 28 juillet 2022, le pape François était en voyage officiel au Canada pour ce qu’il a qualifié de « pèlerinage pénitentiel ». Il a célébré plusieurs messes dans le nord du Canada, à Montréal et à Québec et a réitéré pratiquement à chaque occasion des excuses officielles aux Premières Nations. Ce sont 150 000 enfants autochtones qui ont été placés par la contrainte dans les pensionnats où ils subissaient des sévices de toutes sortes. L’Église catholique en gérait 60% : « Je demande pardon pour la manière dont de nombreux membres de l’Église et des communautés religieuses ont coopéré, même à travers l’indifférence, à ces projets de destruction culturelle et d’assimilation forcée des gouvernements de l’époque, qui ont abouti au système des pensionnats ».
Encore une fois, il a jeté le blâme sur les exécutants des politiques qu’il juge lui-même « catastrophiques », plutôt que sur l’organisation qui a longtemps présenté comme son devoir le fait d’évangéliser les « Indiens ». Demander pardon à Dieu « pour les péchés de ses enfants » n’est pas dénoncer la responsabilité de l’Église comme institution et c’est le reproche qui a été fait dans les compte-rendus de ce voyage. On retrouve la notion, chère à l’Eglise, de « brebis égarées », notion qui préserve l’accusation nécessaire contre le système. On a noté aussi qu’il a fallu attendre le 28 juillet 2022 pour que le pape évoque les « abus sexuels » dont il n’avait pas parlé auparavant. Ce voyage n’a pas rassemblé les foules attendues. Une lecture de la presse canadienne est éloquente à ce sujet. On peut noter les réticences, pour ne pas dire plus, à cette tournée, qualifiée de « ballet diplomatique chorégraphié » dans « une atmosphère trop polie ». C’est la politique des petits pas alors que ce scandale a duré un siècle. L’Eglise ne pouvait pas l’ignorer puisqu’elle en était le décideur : ses effets se font encore sentir dans de nombreuses vies naufragées. Á côté d’articles consensuels, « Sur les plaines d’Abraham, le pape et les Autochtones à la croisée des chemins », d’autres prennent position. Les excuses ne suffisent pas, il faut un plan concret pour la réconciliation. Treize autochtones ont fait un pèlerinage de résilience sur près de 300 kms pour manifester parallèlement à cette venue. Une conférence de presse au pied du Mont-Royal à Montréal a été tenue par les mères mohawaks « qui ne veulent pas des excuses du pape ». Elles demandent la reconnaissance de la spoliation de leurs terres qui n’ont jamais été cédées. Elles demandent aussi que soit enlevée la croix au sommet du Mont Royal.
Dans La Presse de Montréal, Laura-Julie Perreault (« Quand le pape tourne autour du pot », 26 juillet 2022) écrit : « Imaginez qu’on vous vole votre enfance, qu’on vous sépare de votre famille, de votre héritage culturel. Qu’on vous affame, qu’on vous batte, voire qu’on vous viole. Qu’on enterre votre petit frère dans une tombe anonyme.
Si, des décennies plus tard, le patron d’une des organisations responsables des sévices que vous avez subis présentait des excuses, vous voudriez probablement que cette personne s’adresse à vous directement. Qu’elle prenne le fardeau de votre souffrance sur ses épaules et sur celles de son organisation.
Ça semble élémentaire.
Malheureusement, le pape François ne semble pas avoir reçu la note de service sur l’art des excuses avant de venir au Canada rencontrer les survivants des pensionnats pour Autochtones.
Pourtant, l’occasion qui lui était offerte à Maskwacis, en Alberta, lundi était tout simplement parfaite. La figure de proue de l’Église catholique a été reçue sur les lieux d’un ancien pensionnat pour Autochtones, devenu depuis lieu de mémoire ».
Or, le scandale des pensionnats autochtones est connu : on ne le découvre pas en 2022 ; nombreux sont les témoignages qui informent. En contrepoint de ce déplacement papal, il n’est pas inutile de (re)lire certains d’entre eux. En particulier la remarquable fiction de Richard Wagamese, Jeu blanc, dans le droit fil de la dénonciation de Laura-Julie Perreault. Ce romancier ojibwé, journaliste, est né en Ontario en octobre 1955 et il est décédé en mars 2017. Ses œuvres participent à la connaissance de l’histoire et de la vie des communautés autochtones au Canada ; trois d’entre elles sont traduites en français et donc accessibles.
Indian Horse (Jeu blanc) est une fiction puissante ancrée sur un vécu personnel dont l’auteur transmet la profondeur par une écriture à la fois réaliste et poétique qui décuple la force du témoignage – déjà en soi plus que dérangeant – en investissant tout à la fois l’esprit et la sensibilité du lecteur sans pathos ni effets racoleurs. Le roman déploie une structure très intéressante : l’ordre choisi, en partie chronologique, permet de mettre l’accent sur ce qui apparaît comme primordial pour le narrateur dans la vie de son protagoniste, Saul, de ses 6 ans à ses 33 ans, qui s’exprime à la première personne. Un quart de siècle pour dire un génocide et ses effets destructeurs ; le mot n’est pas trop fort. Cinquante-six chapitres, plus ou moins longs (les plus courts étant des séquences ou des méditations de forte intensité), qui forment des ensembles dessinant une trame de vie.
Dans le premier chapitre, le narrateur décline son identité, « Je m’appelle Saul Indian Horse », et le contexte de l’écriture de son récit. Il est âgé d’une trentaine d’années et se trouve dans un centre de réinsertion, « la nouvelle aube », envoyé par l’hôpital. Selon les thérapeutes, la thérapie passe par la parole : « Ils appellent ça le partage. C’est l’un de nos anciens principes tribaux, à nous les Ojibwés, à ce qu’ils prétendent. Faire battre ensemble beaucoup de cœurs nous rend plus forts. C’est pour cela qu’ils nous installent dans le cercle du partage ». Ils sont une trentaine. Il a passé six semaines à l’hôpital et quatre au centre, « c’est ma plus longue période sans alcool depuis des années ». Parler le fatigue et son thérapeute, Moses, l’a autorisé à écrire son histoire. Il confie immédiatement qu’il avait une capacité à être devin : il veut retrouver ce don.
Les huit chapitres suivants (de 2 à 10) sont le récit de la vie indienne de Saul dans le contexte d’une domination par les Blancs. Il s’attarde sur son nom et le nom de sa famille en évoquant l’histoire de la venue du cheval chez les Indiens de son clan. Comme à chaque fois que la vie indienne sera évoquée, on a des pages magnifiques sur la vie d’avant. Ce sont les Zhaunagush (les Blancs) qui les ont nommés « Indian Horse » et c’est devenu le nom de leur famille. Saul date de ses 8 ans la disparition de son « indianité » lorsque la famille a dû fuir les Blancs. Il livre un portrait magnifique de la grand-mère Naomi : elle va tout faire pour sauver son petit-fils du naufrage de ses parents (religion chrétienne et whisky) et de l’assimilation meurtrière dont l’enlèvement de son frère Benjamin est la preuve. Il raconte l’errance de sa famille, le retour du frère qui s’est enfui de l’école de Kenora, la fête alors. La matriarche décide de les emmener au pays d’avant : « elle nous guida le long des portages jusqu’à la rivière Winnipeg, puis, après Minaki, vers le nord, puis de nouveau vers l’est au-delà du lac One Man. Nous voyageâmes pendant dix jours ».
La grand-mère leur raconte le temps d’avant et les oblige à refaire les gestes et le mode de vie qui ont assuré vie et survie des Ojibwés. Ils sont arrivés au lac Gods, lieu de l’origine. Saul entend son nom murmuré par la nature et il a la vision de ceux qui ont habité ces lieux et dont il descend : « Je savais pourquoi le lac Gods appartenait à notre famille : parce qu’une partie de notre famille était morte là et que leurs esprits parlaient toujours depuis les arbres ». Il nous décrit avec précision la culture du riz, sa cueillette et sa conservation. La mort de son frère de la tuberculose – on peut échapper aux Blancs mais on meurt de leur maladie – remet en question le choix de la grand-mère. Elle tente d’imposer les rites anciens mais la mère est chrétienne et veut enterrer son fils chez le prêtre. Ils partent, laissant Saul avec la grand-mère. Evidemment, aucun adulte ne revient. C’est alors le récit de la survie de la vieille femme et de l’enfant, leur descente de la rivière pour passer l’hiver dans un lieu mieux protégé. Le vent du nord se déchaîne, « Keewatin » : il a un nom comme tout être vivant ; le froid est une « gifle soudaine et vindicative ». Tout accélère les préparatifs et le lecteur a le détail des capacités de la vieille femme à la survie. Mais Saul note : « Autour de nous le paysage faisait penser à un grand être recroquevillé dans l’obscurité ». La vieille femme chante pour conjurer cette bête puissante à l’affût de la faiblesse des humains. La quatrième nuit, dans ce froid mortel, la vieille Naomi lui raconte l’histoire des ancêtres. Ils arrivent jusqu’à la voie ferrée et la grand-mère meure sur le quai de la gare de Minaki. Quelqu’un les trouve et il est emmené de force, abandonnant la vielle femme : « Morte de froid pour me sauver, et moi, je partais à la dérive sur une étrange nouvelle rivière ». Ainsi, la séquence indienne de Saul se termine sur un rapt et l’abandon de l’ancêtre.
Les treize chapitre suivants (du 11 au 24) sont consacrés à la vie de Saul dans le pensionnat pour autochtones, le St. Jerome’s Indian Residential School. Après deux jours de voyage avec deux religieuses et d’autres enfants, il comprend que ce nouveau lieu va lui « voler » toute la lumière de son monde. Toujours avec la précision du témoignage, il décrit le pensionnat puis le récurage auquel ils sont soumis : « On avait l’impression qu’elles essayaient d’enlever plus que de la crasse et des odeurs ». Ils sont habillés avec des vêtements minables et surtout, leurs cheveux – signe puissant d’indianité, « les Anciens disent que nos longs cheveux raides viennent des herbes ondulantes qui tapissent les rives des baies » avait rappelé Saul au début de son récit – sont brutalement coupés. L’autre garçon qui est avec lui est renommé car il a un nom indien. Comme il refuse, il est battu. La Sœur Ignacia se justifie : « Nous nous efforçons de débarrasser nos enfants de ce qu’ils ont d’indien ».
Saul est lucide : il comprend que son monde a disparu à tout jamais et que celui qui vient est « un menaçant nuage noir ». Il ne trouve pas de complicité auprès des autres enfants car il parle en anglais et, du coup, ils le traitent de « Zhaunagush ». Il évite ainsi quelques coups puisqu’il y a interdiction de parler l’ojibwé car il n’y a « aucune tolérance envers les langues indiennes ». Saul raconte la mort de Curtis White Fox (10 ans) qui a eu la bouche lavée à la soude parce qu’il avait parlé sa langue. Il constate : « m’enlever à la forêt et à mon peuple, c’était comme m’avoir déchiré la chair du ventre ». Il se fait le plus invisible possible – sa petite taille est un atout –, pour échapper à la brutalité de ce nouveau monde. Mais comme il lit en anglais et travaille, il est considéré comme un élève studieux. Il rappelle trois exemples du devenir d’enfants martyrs : mort par pendaison et folie. Au cimetière, il y a « le carré des Indiens » : « Des rangées et des rangées de tombes sans noms. Des rangées er des rangées d’indentations de quatre ou cinq pieds comme si un doigt descendu des cieux les avaient tracées. Des creux dans la terre. Des trous dans lesquels ils tombaient ». Brève conclusion de ce chapitre : « St Jerm’s nous décapait, laissant des trous dans nos êtres. Je ne parvins jamais à comprendre comment le dieu qui, d’après eux, nous protégeait, pouvait ainsi détourner la tête et ignorer pareilles cruauté et souffrance ».
Un court chapitre illumine subrepticement la vie des enfants : ils s’évadent et font une escapade jusqu’au petit ruisseau ; ils retrouvent des poissons et leur vie indienne revient avec force provoquant larmes et désespoir ; ils gardent le plus longtemps possible l’odeur des poissons sur leurs doigts. Un chapitre d’une demi-page suit où il dresse, en quelque sorte, la stèle des enfants morts dans ce pensionnat. Il ne donne plus de noms mais il généralise, tant la mort est la conclusion la plus fréquente de ces brèves vies. Lui s’est réfugié en lui-même. Le récit se resserre sur son histoire personnelle : l’arrivée du Père Gaston Leboutilier, la même année que lui, jeune prêtre plein d’humour et de gentillesse, qui leur fait faire des choses inhabituelles et introduit le hockey dont il est un passionné. Il prête des livres à Saul qui, durant toute sa vie,devient un grand lecteur. Trop jeune et trop petit pour être dans l’équipe, il observe les grands et il est conquis et fasciné par ce jeu. Rapidement, il en comprend les règles et a la capacité de prévoir le jeu, les déplacements et l’occupation de l’espace. Saul se rend compte qu’il a hérité du don de voyance de son grand-père. Il obtient de s’occuper de nettoyer la patinoire tous les matins en se levant très tôt. Il commence aussi à s’entraîner tout seul avec les moyens du bord. Il décrit avec minutie l’apprentissage du hockey. Il se sent enfin lui-même. Á 9 ans, il continue son entraînement solitaire et clandestin. Lorsqu’il est sur la glace, il se sent devenir oiseau et applique les paroles de sa grand-mère : respecter le mystère et cultiver l’humilité : « Quand je me livrais au mystère de la glace, je devenais une créature différente ».
Le narrateur détaille les étapes de son apprentissage jusqu’à ce qu’il soit joueur en remplacement d’un joueur blessé. Sa virtuosité fait de lui un joueur permanent. Il note que la pratique du hockey équilibre ou atténue « la douleur de la perte des siens » qui le dévaste en silence. Ils ont tous des uniformes rocambolesques : ils sont conviés à jouer à la ville face à une équipe de Blancs. Ils sont gênés d’être dans une patinoire couverte. Malgré leurs moindres performances ils gagnent le match grâce à la rapidité de Saul. Il est ovationné. Ce récit d’une ascension hors du sordide du quotidien est interrompu par un retour du narrateur à l’enfer qu’est St. Jerome’s. La vie quotidienne se déroule au pas cadencé et dans la répression. Ils n’apprennent pas grand-chose mais on leur fait faire toutes les corvées. Le cachot, « La sœur de fer », où tant d’enfants sont morts ou devenus fous interpelle le jeune garçon quand il le voit en sous-sol : « Quand on t’arrache ton innocence, quand on dénigre ton peuple, quand la famille d’où tu viens est méprisée et que ton mode de vie et tes rituels tribaux sont décrétés arriérés, primitifs, sauvages, tu en arrives à te voir comme un être inférieur. C’est l’enfer sur terre, cette impression d’être indigne. C’était ce qu’ils nous infligeaient ».
Tout de suite après et sans jamais prononcer les mots de viol et de prédations sexuelles car il restitue la mémoire de l’enfant et non le recul pris par l’adulte narrateur, il raconte les « assauts nocturnes » : « Ils commençaient par le bruissement des pantoufles sur les lattes du plancher ou celui des ourlets des soutanes et des robes, tandis que les prédateurs, impatients, sillonnaient les dortoirs. Nous enfouissions nos visages dans les oreillers ou cachions nos têtes sous nos couvertures pour échapper aux déferlantes de malheur qui surgissaient chaque nuit ». La page est trop longue pour être entièrement citée (p.93-94) mais elle est remarquable de précision et de pudeur. Rien ne dit que Saul a été un des « élus » ; il déplace le regard vers Angeline Lynx Leg qui murmure, mécaniquement, « l’amour de Dieu » « avec des yeux aussi profonds et vides que ceux d’une poupée ».
Au chapitre suivant, en un jeu d’équilibriste, le narrateur passe de ces horreurs au hockey : « dès l’instant où je touchais la glace, tout cela était derrière moi. Je posais un pied sur la glace et Saul Indian Horse, le petit ojibwé abandonné, coincé dans les bras gelés de sa grand-mère morte, cessait d’exister ». Il continue ses séances très matinales de nettoyage et d’entraînement et il est rejoint par le Père Leboutilier. L’équipe remporte victoire sur victoire. Quand il n’y a plus de neige, il court, s’entraîne, rejoint par le Père qui lui apprend toutes sortes de placements. Les autres enfants l’adoptent enfin : « Je cessai d’être le Zhaunagush. Je devins Saul Indian Horse, le jeune Ojibwé hockeyeur. Je devins un frère ». Quand il est dans l’entraînement ou le jeu, il se sent libre.
Il a maintenant 13 ans : l’équipe a des équipements moins miteux mais multiplie les victoires. Saul est alors sollicité par des hommes de la ville pour jouer dans l’équipe des 16-17 ans : « dans l’esprit du hockey, je croyais bien avoir trouvé une communauté, un abri et un refuge, loin de toute la noirceur et la laideur du monde ». Il doit perdre ses illusions : trop dangereux pour l’équipe adverse, l’arbitre l’empêche de jouer car il n’est pas question qu’un Indien supplante les Blancs. Le titre du roman prend tout son sens. Le Père Leboutilier le ramène au pensionnat :
« C’est parce que je suis Indien, c’est ça ?
[…] « Oui, dit-il.
– Est-ce qu’ils me détestent ?
Ils ne te détestent pas, Saul.
– Bon, alors quoi ?
– Ils croient que ce jeu est à eux.
– Et c’est le cas ?
[…] C’est le jeu de Dieu, répondit-il.
– Alors, il est où Dieu maintenant ? » demandai-je ».
Un profond changement intervient dans la vie de Saul. Alors qu’il patine à l’école, il voit un homme avec le Père, un Ojibwé, Fred Kelly, qui a une équipe de tournoi entre équipes autochtones et qui souhaite emmener Saul chez lui et l’intégrer à son équipe. Fred et sa femme Martha ont été au pensionnat, plus jeunes. Ils veulent devenir ses tuteurs. Finalement, la proposition est acceptée et Saul quitte St Jerome à presque 14 ans, après y avoir passé cinq années.
Le roman aborde son troisième mouvement (du chapitre 25 au chapitre 36) : c’est la vie de Saul chez les Kelly, à Manitouwadge, ville de mines, coupée en deux (comme toute ville coloniale). Il vit dans la réserve, (Rez) que les Blancs appellent Indian Town. C’est la fin de l’hiver 1966. Il découvre une vie de famille, des parents qui s’occupent de lui. Il fait son premier entraînement avec les Moose que dirige Virgil, le fils des Kelly. Il se fait accepter dans l’équipe grâce à son jeu. Les Indiens ne jouent pas dans les mêmes conditions que les Blancs du point de vue équipement, installations, tournois. Les Moose se déplacent de réserve en réserve. Ce sport que les Indiens ont adopté est la passion de Saul. Des passages entiers sont consacrés au jeu du hockey et à tout ce qui l’entoure : « Les Blancs nous avaient refusé le privilège des stades de glace couverts, le confort des vestiaires chauffés, les stands d’alimentation, les patinoires entourées de baies vitrées au-dessus des bandes, les tableaux d’affichage et même un banc pour les joueurs ». Malgré ces conditions, les joueurs indiens ont une endurance hors du commun. Chaque communauté a son équipe et le récit de Saul remplace la première personne du singulier par celle du pluriel. Saul a vraiment intégré une communauté. Les équipes sont liées les unes entre elles par « radio mocassin » !
« Nous ne pensions jamais que nous étions Indiens. Différents. Nous ne pensions qu’au jeu et à la fraternité qui nous unissait ». Saul brille dans son sport, progresse encore ; il est bien dans sa nouvelle famille et dans sa scolarité. Il a quinze ans et fait en sorte que son équipe soit presque toujours victorieuse dans les tournois. Le Père Leboutilier vient le voir à un match. Son départ est douloureux pour Saul.
Leur renommée dépasse la réserve et des Blancs viennent les solliciter pour qu’ils se mesurent à eux, comme un défi. Saul est réticent mais tous les autres Moose acceptent. Cette rencontre au stade de glace de Kapuskasing se fait contre une très bonne équipe, les Chiefs. Le public manifeste de différentes façons son hostilité aux Indiens. Comme à chaque fois, Saul ne rentre pas tout de suite dans le jeu. Il observe et quand il a visualisé l’espace et les tactiques des joueurs, il s’élance et fait remonter le score : « La foule leur hurlait de me frapper, mais j’étais trop rapide. Je virais, je dansais, je bouclais des boucles come un casse-cou. Je patinais comme je n’avais encore jamais patiné. Je fis des passes apparemment impossibles. Des choses qui firent gronder la foule ». Sur sa lancée, Saul enlève la victoire pour les Moose. Il est sacré première étoile.
Saul reste réticent à continuer car il sait que les Blancs considèrent que ce jeu est à eux. Mais leurs matchs attirent les foules et ses co-équipiers sont toujours partants. Les Blancs sont tout sauf courtois. Les rencontres sont de plus en plus violentes. L’argent rentre : ils ont de nouveaux équipements mais ils sont haïs, « ils ne nous virent jamais autrement que comme des Indiens ». Après un match à la ville de Chapleau, ils s’arrêtent au retour dans un bar et sont agressés par des Blancs. Chaque joueur va subir l’humiliation de ces hommes qui les entraînent dehors et leur pissent dessus. Les vexations se multiplient car le racisme bat son plein. Ils sont la première équipe autochtone à participer au tournoi d’Espanola. L’entrée de Saul dans le jeu fait que les Moose gagnent le premier match. Au 2e match : tous les joueurs blancs s’en prennent à lui : le récit de cette agression sous les yeux de tous est insupportable. Cela devient de plus en plus dur et totalement traumatisé, Saul ne trouve plus la vision, subit les crachats : mais il refuse de se battre contre ces brutes racistes car ce n’est pas sa conception du jeu.
Saul s’endurcit de plus en plus ; son équipe gagne le tournoi : « nous fîmes tout pour atteindre l’excellence, pour leur montrer que ce sport nous appartenait, à nous aussi. Nous fûmes donc les champions et il y eut des articles sur nous dans tous les journaux. Virgil conserva les coupures dans une chemise en plastique ». Un nouveau personnage apparaît, un dépisteur, Jack Lanahan qui a observé Saul et veut qu’il joue dans la ligue nationale du hockey. Saul ne le souhaite pas mais tous les Moose l’encouragent à partir : il doit être, en quelque sorte, leur revanche, réaliser leur rêve de sortir de la fatalité de leur vie d’Indien. Il rejoint les Marlboros l’automne suivant, à presque 17 ans, à Toronto.
Trois chapitres de transition (chap. 37 à 39) avant que Saul entame sa vie d’errance et sa plongée en enfer en un quatrième mouvement du roman (chap. 40 à 44). Le dépisteur a plongé Saul dans la gueule du loup. Jeune recrue de l’équipe, il reste l’Indien malgré ses performances. La presse ne le lâche pas, les supporters non plus ainsi que les joueurs. Il se lance dans la bagarre qu’il avait toujours refusée et quitte finalement l’équipe et rentre à Manitouwadge. Mais avant de retrouver les Kelly, un souvenir de St Jerome revient : celui des deux sœurs, Rebecca et Katherine, détruites, torturées et aculées au suicide. Résonne alors dans sa mémoire, le chant de deuil en ojibwé. Il retrouve Virgil et voudrait reprendre sa vie dans ce lieu où il a été accueilli. Il est embauché chez les forestiers puis envoyé dans un camp de bûcherons sur les rives du lac Nagagami. Il retrouve une fusion avec la nature mais il est seul car il ne se mêle pas aux autres bûcherons, brutaux et buveurs. Il quitte le camp à 17 ans. Il ne joue plus au hockey pour le jeu mais pour se venger de la vie. A 18 ans, ayant mis de côté un peu d’argent, il achète une vieille camionnette et quelques outils : il décide de partir car il veut construire son histoire, seul. Il change de ville, travaille partout et exerce toutes sortes de métiers : « je devins charpentier, couvreur, mineur, bûcheron, paveur de route, employé des chemins de fer, plongeur dans des restaurants, ébourreur de peaux, garçon de ferme, planteur d’arbres, démolisseur, ouvrier dans une aciérie et docker. Je ne cherchais pas à devenir copain avec les gens qui travaillaient avec moi. […] La rage était encore là ». Il passe ses soirées dans les bars, « dans l’alcool, je découvris une antidote à l’exil ». Il est le clown blagueur jusqu’à devenir l’Indien titubant. Il est toujours en partance et touche le fond de l’abîme.
Le cinquième mouvement s’amorce par une remontée de sa mémoire. Mais elle se fait lentement et par étape (chap. 45 à 48). La première étape est son retour dans le Nord de l’Ontario en 1978, là où son frère Benjamin avait retrouvé les siens. Un vieux Blanc, Ervin Sift, le sort de son marasme en lui rappelant la fierté du peuple Ojibwé qu’il admire. Il s’occupe de Saul trois jours durant. Saul se met à travailler pour lui et parvient à mettre de côté de l’argent dans un compte en banque. Mais la rage est toujours en lui et il se remet à boire et, en l’absence d’Ervin Sift, repart. Il boit tellement qu’il finit par s’écrouler. Il est hospitalisé puis au Centre New Dawn où les médecins arrivent à le convaincre de se soigner pour pouvoir repartir. Il passe, quelque temps après, une nuit dans la nature et retrouve son arrière-grand-père, le chant, puis tous les membres de sa famille. Il sait désormais où il doit partir et ce qu’il va devoir affronter.
Le sixième mouvement est la remontée de Saul hors des traumatismes subis, non pour les oublier mais pour les affronter et pouvoir vivre (chap. 49 à 56). Le lecteur refait avec lui le chemin déjà fait avec Saul enfant. Il commence par retourner à St Jerome’s et trouve une ruine à l’abandon. Il apprend que l’école a été fermée en 1969 après la fuite de tous les enfants. Il revoit la patinoire. Les souvenirs reviennent avec, au centre, le Père Leboutilier : et tout ce qu’il avait enfoui revient. Il pleure et dit la gentillesse et la prévenance de l’adulte qui amorçaient les viols répétés qui sont décrits sans détour (p. 224-225), il sort de son amnésie traumatique : « Ce sport me permettait d’éviter de voir la vérité, de devoir lui faire face jour après jour. Plus tard, après mon départ, le sport m’empêcha de me souvenir. Aussi longtemps que je pus m’y réfugier, je pus m’envoler. M’envoler et ne jamais devoir atterrir sur la terre brûlée de mon enfance ». Saul sait désormais qu’il s’est donné au hockey pour s’abandonner lui-même. Mais le racisme avec son cortège d’horreurs lui a enlevé sa protection : « La vérité des sévices sexuels et du viol de mon innocence remontait et la colère, la rage et la violence physique me servaient à élever un obstacle qui m’en sépare ».
Il se dirige alors vers son étape suivante, le lac Gods, en passant par Minaki pour acheter un bateau et des provisions. Sur la rivière, il sent « une plainte naître » dans ses entrailles : « Tu es libre. C’est ce que m’avait dit le Père Leboutilier la dernière fois que je l’avais vu. Libre d’aller où ce sport me conduirait. Je frémis de colère à ce souvenir. Je ne fus jamais libre. Il était mon geôlier, le détenteur de mon innocence. Il m’avait utilisé. J’éprouvais de la haine, âcre et chaude ». Saul tente de se libérer de sa rage par le cri, la violence physique, le bain dans la rivière. Le lendemain, il arrive au Lac Gods et la sérénité revient : son ancêtre Shabogeesick vers lui : « Tu es venu pour apprendre à porter ce lieu en toi. Ce lieu des commencements et des fins ». Il entend son nom comme il l’a entendu, enfant. Il a retrouvé le lieu de l’origine. Il peut repartir, retourner au Centre New Dawn pour soulever le couvercle de sa vie. Il peut enfin frapper chez Martha et Fred qui le comprennent puisqu’ils ont subi comme lui le génocide des pensionnats autochtones : « Ils nous ont vidé de l’intérieur, Saul. Nous n’en sommes pas responsables. Nous ne sommes pas responsables de ce qui nous est arrivé. Aucun de nous, dit Fred. Mais notre guérison, elle, dépend de nous. C’est ce qui m’a sauvé. De savoir que c’était à moi de jouer ». Les quatre derniers chapitres sont une véritable rédemption pour Saul qui retrouve sa place dans la communauté et sur la patinoire.
Richard Wagamese, Jeu blanc, traduit de l’anglais par Christine Raguet, éditions Zoé, collection Écrits d’ailleurs, 2017 (en 2012, première édition en anglais, Indian Horse)