Zone Rouge : Stéphane Vanderhaeghe, P.R.O.T.O.C.O.L.

P.R.O.T.O.C.O.L. (détail couverture) © éditions Quidam

Il s’agit d’abord, grâce au travail des éditions Quidam, d’un très bel objet. Sur le fond écarlate de la couverture du livre se dresse l’image de Karl Marx, pointant son index vers les lecteurs, de manière à leur rappeler, plus que jamais, la nécessité de reprendre la lutte des classes, à une époque où celle-ci semble globalement frappée d’obsolescence. Dans un premier temps, ce mouvement peut surprendre, de la part d’un écrivain contemporain essentiel qui, depuis Charøgnards (Quidam, 2015), misait essentiellement sur la recherche ludique et formelle, dans la continuité des travaux de l’Oulipo, pour élargir notre appréhension du réel.

Rédigé à la suite des élections présidentielles françaises de 2017, P.R.O.T.O.C.O.L. est d’abord un livre qui, dans sa puissance romanesque, entreprend de rendre compte de la violence intrinsèque de nos sociétés néo-libérales, sans pour autant assigner à celles-ci un bouc-émissaire de circonstance. Toute la force de la fiction polyphonique de Stéphane Vanderhaeghe tient d’abord dans la manière dont l’auteur parvient à agencer, dans les 550 pages et quelques de sa fiction, le destin d’une soixantaine de personnages (rats compris), dont les récits à la première personne relaient les conditions mêmes de leur survie. Roman-monde axé sur la démultiplication des points de vue, P.R.O.T.O.C.O.L. propose, de façon démocratique, des perspectives divergentes sur cet espace social dans lequel chacun est voué à cohabiter. L’itinéraire de Mel et de Dédé (SDFs), croisera, entre autres, celui de Katya (escort- girl de luxe), celui de J-C (analyste de données et technocrate de son temps), celui la conseillère d’éducation Cécile, celui d’Oumar – agent de sécurité – et de son fils Amir qui aspire à la révolution, ou encore celui de Rrezon, jeune refugié qui pédale à vélo aussi vite qu’il le peut en tant que livreur « auto-entrepreneur » pour une start-up végan nommée « DeliVegee ».

Loin de perdre les lecteurs dans cette galerie foisonnante de personnages, le récit de Vanderhaeghe tisse dans sa temporalité narrative les liens – amoureux, familiaux, amicaux ou commerciaux – qui les unissent les uns aux autres, pour approcher peu à peu le foyer ardent de leurs angoisses, ainsi que la manière dont ils se retrouvent tous peu ou prou implacablement broyés par une logique néo-libérale dans laquelle l’humain fait tantôt figure de marchandise, de victime sacrificielle ou de déchet. La machinerie sociale d’aujourd’hui anéantit cependant l’humain de façon éminemment différenciée. Là en effet où la carrière de ceux qui ont prêté serment à celle-ci partira en fumée sous l’effet d’un coup d’éclat médiatique (suicide sanglant de Jean-Claude au sein d’une soirée de gala de son entreprise, suicide social de J-C suite à des accusations de harcèlement sexuel), la mort programmée – réelle ou symbolique – des réfractaires au système, aura lieu dans l’indifférence générale, voire dans l’anonymat le plus complet.

Reste bien sûr l’inscription P.R.O.T.O.C.O.L., taguée sur de multiples supports urbains, et qui laisse implicitement entrevoir l’espoir d’une possible option révolutionnaire face à l’ordre du monde établi.  Le livre de Vanderhaeghe, en ce sens, semble dans un premier temps contribuer, dans la lignée des essais de Derrida, d’Agamben, et de Nancy parus au tournant du 21ème siècle, à la persistance d’un marxisme révolutionnaire susceptible de raviver aujourd’hui l’espérance spectrale d’une alternative face à au mode de pensée libéral qui prédomine en Europe Occidentale.  L’un des aspects les plus stimulants du roman tient cependant dans son aptitude à exhiber les mécanismes d’envoûtement et de manipulation que met également en place la logique révolutionnaire, dans son embrigadement des corps et des esprits. Derrière l’acronyme P.R.O.T.O.C.O.L. se cache ainsi au final un petit groupe de réfractaires qui, sous couvert d’opposition à la marchandisation du monde, en vient également à mettre en place une logique de mise-à-mort, qu’il justifie au nom de la cause politique supérieure à défendre. C’est en cela que le récit, en dépit de sa couverture rouge, déjoue brillamment les pièges du roman à thèse, pour s’employer à observer subtilement la désespérance politique de notre époque.

Dans sa postface, l’auteur explique très simplement à ses enfants Adèle et Hadrien pourquoi ce livre ne saurait leur être dédié : « J’aurais aimé vous dédicacer celui-ci mais l’histoire qu’il raconte n’est pas assez belle pour que ce soit la vôtre ». Il n’y aura, en effet, dans P.R.O.T.O.C.O. L., pas de belle histoire, ni de conte de fées à raconter aux gamins au coin du feu, à grand renfort de béquilles idéologiques. Sur le plan politique, le roman de Vanderhaeghe est à la fois féroce et impitoyable, au sens où il ne laisse aucune place à la facilité des bons sentiments propres à notre époque. Toutes proportions gardées, il existe une dimension fassbinderienne dans le texte de Vanderhaeghe, non seulement dans l’écriture très cinématographique de certaines séquences – en particulier celles qui relatent la reconstitution, par caméras vidéo interposées, de l’itinéraire d’un homme sur le point de commettre un attentat – mais aussi dans son analyse parallèle des stratégies de domination du pouvoir en place (« innovations managériales, teamwork, adaptabilité, flexibilisation », p.67), et de celles des groupuscules visant à le renverser. Le récit s’emploie néanmoins à prendre en considération en chaque personnage une part d’ombre qui résiste, au final, à l’homogénéité des discours sociétaux majoritaires (qu’ils soient de classe, de race, ou de genre).  C’est peut-être en ce sens que ce livre, dans la tenue de sa composition, parvient avec succès à toucher la zone rouge : entendons simplement par là la mise en mots de prises de parole abruptes, considérées tantôt considérées comme irrecevables, tantôt comme inutiles, par un ordre de discours normatif fondé sur des standards discursifs édictés par la matrice politique de nos temps présents, au sein de l’Occident.

En ce sens, P.R.O.T.O.C.O.L. représente une réussite romanesque incontestable. Le livre parvient non seulement à donner chair à ses multiples personnages, mais à nous proposer également une expérience de lecture drolatique et jubilatoire, portée notamment par un collectif de personnages baptisé Re:AL, par l’entremise duquel l’auteur ravive un sens de l’humour d’inspiration situationniste, basé sur le détournement de messages publicitaires préformatés, ce qui lui permet de donner libre cours à l’imagination verbale mordante qui caractérisait déjà ses textes précédents. Artiste de rue armé tout au plus de quelques bombes de peinture, mais considéré toutefois comme terroriste potentiel par le pouvoir en place, l’un des membres du collectif Re:AL persiste, quitte à mettre en péril l’histoire d’amour qu’il ébauche avec la patiente Sonja, à détourner des logos commerciaux, et à inscrire sur les murs de sa ville le vision tragi-comique qu’il porte sur la société qui advient. Qu’on en juge sur pièces, à partir des publications de leur maison d’édition fictive « LU* & Réprouvé » qui propose dans son catalogue, via un détournement patissièrement burlesque de l’œuvre de Marcel Proust, les ouvrages suivants, dignes du célèbre entarteur belge Noël Godin : en priorité « Madeleine Proust : A la Recherche du pain perdu », suivie des titres « De la même auteure […] : Une cracotte pour Swann, A l’ombre d’un bon petit beurre, Le Sel de Guermantes, Sodomie et Gonorrhée, La Poissonnière, Une Tartine disparue Dix de retrouvées » (p.134).

Il y a une trentaine d’années de cela, aux alentours de Sheffield, Jarvis Cocker entonnait, via son groupe PULP, une chanson intitulée Dogs Are Everywhere (« Les Chiens sont partout »). Dans le roman de Stéphane Vanderhaeghe, les rats (préoccupés principalement par leur survie individuelle, puis en tant qu’espèce, à défaut d’autre motivation), ont désormais remplacé les chiens, qui pouvaient encore nourrir l’illusion d’une possible complicité domestique entre le règne animal et le règne humain. La communauté des rats, emblématisée par le mâle alpha Raton, « petit baron capitaliste aux tendances cannibales » (p.553), orchestre de façon terrifiante, par métaphore interposée, le paradigme dominant des enjeux socio-politiques de nos sociétés actuelles. Il y a, dans ce roman à la fois jouissif et intransigeant, des accents qui peuvent faire écho, en filigrane, à l’œuvre d’Antoine Volodine : effacement progressif de l’auteur au profit de ses personnages et plus généralement d’un collectif – qui récuse, à sa manière, la marchandisation autofictionnelle de(s) nom(s) propre(s). Un livre à la fois admirable et sidérant, dans sa capacité à pousser les lecteurs en dehors de leurs retranchements.

Stéphane Vanderhaeghe, P.R.O.T.O.C.O.L., éditions Quidam, février 2022, 576 p., 25 €