Stéphane Habib s’entretient pour Diacritik avec les philosophes Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly autour de leur remarquable essai, L’Adversaire privilégié. Heidegger, les Juifs et nous paru chez Galilée qui avance avec force l’idée selon laquelle la fameuse pensée de l’Être de Heidegger repose en vérité sur une forclusion du judaïsme. Indéniable forclusion des Juifs qui n’est pas sans entretenir une affinité avec certains motifs des questionnements postcoloniaux.
Je voudrais commencer par parler d’écriture. En effet, depuis les philosophies qui vous habitent, celles avec lesquelles vous pensez, la question de l’écriture n’est pas extérieure à ce qui s’articule dans le texte même que vous proposez à la lecture. Disons, pour aller vite et toucher au plus vif de ce qui en apparaît dans L’Adversaire privilégié, celle d’Emmanuel Levinas et celle de Jacques Derrida. De l’un on peut dire que la langue qu’il invente dans son corpus est un bouleversement dans l’histoire de la philosophie occidentale, de l’autre qu’il a réinjecté l’écriture comme – pour utiliser la vieille langue de la philosophie justement – « objet » philosophique même.
Aussi, c’est avec cet héritage en tête, héritage, je le répète, qui fait de l’affaire de la langue et de la question de l’écriture non pas des moyens ou des ornements, mais pour parler la vieille langue encore « la chose même », c’est donc depuis ceci que j’ai entendu résonner à chaque page de votre livre, que je tiens à vous demander ce que c’est, ce que cela peut avoir comme effet, comment cela joue dans votre travail et ce depuis longtemps, d’écrire à deux, ce qui veut aussi dire toujours en même temps, de lire à deux, d’être perplexes à deux, de penser à deux ou à quatre mains, comme on dit. Les exemples dans la philosophie la plus contemporaine, à partir de la seconde moitié du vingtième siècle, sont aussi rares que profondément marquants eu égard à ce qu’ils ont pu laisser comme textes tout à fait décisifs. Je pense évidemment à Adorno et Horkheimer, à Gilles Deleuze et Félix Guattari, et encore à Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe. Il faudra désormais compter avec Cohen et Zagury-Orly.
Sans pouvoir prétendre figurer à la suite de ces binômes philosophiques de renom, nous pouvons néanmoins souligner en quoi l’expérience de l’écriture, de la lecture et de la pensée « à deux » demeure travaillée par un certain excédent, là où elle serait toujours hantée par le plus d’un regard, le plus d’une voix, le plus d’une écoute et le plus d’une pensée. Écrire, lire ou penser « à deux » aspire à réinventer l’écriture, la lecture et la pensée depuis la résonance incessante d’au moins deux voix. Quelque chose comme une écriture, une lecture et une pensée où, chaque fois, à chaque mot et à chaque geste, chacune d’entre elles se voit toujours dépossédée, excentrée et déplacée au point où à deux, nous ne laissons jamais à l’autre la possibilité de se fixer ou de se positionner. En somme, il y va d’une expérience à chaque instant débordée par une certaine asymétrie du dialogue qui n’est pas sans entraîner une perpétuelle reformulation de la question philosophique.
Tout se passe comme si chaque mot écrit, lu ou pensé se voyait insufflé par au moins deux histoires. Deux histoires qui portent en elles aussi et toujours d’autres histoires encore. Nous avançons l’idée que pour écrire aujourd’hui « la » philosophie, ou pour engager des pistes et des trajectoires novatrices en philosophie à notre époque, il faut toujours le faire à plus d’un. Pourquoi ? Car notre époque est tout entière marquée – et c’est là une des hypothèses philosophiques qui nous tient dans l’exercice même de la philosophie en effet – par cette exigence d’exprimer la multiplicité des singularités qui nous reviennent et nous arrivent au présent par-delà ou en-deçà d’un logos unifiant ou conciliant. Bien que ce ne soit toujours qu’une main au clavier – tout en étant tous les deux face à l’écran – il y va toujours d’une forme de déstabilisation de l’écriture dont nous aimons penser qu’elle produit des plis interprétatifs capables à la fois de rendre justice à ce que nous nous efforçons d’interpréter et en même temps de porter cette même idée de justice au-delà et vers d’autres performatifs philosophiques que ceux commandés par l’interprétation.
Notre pratique de l’écriture se situerait au creux ce que nous renommons, dans le sillage de Jacques Derrida, l’aporétisation et où nous nous efforçons de tenir plusieurs bouts ensemble : nous gardons la pensée de Heidegger tout entière, nous le lisons et le relisons, tout en nous en séparant radicalement ; nous tenons à la théologie tout en nous en départant ; nous nous maintenons dans la tradition tout en militant pour une autre et inédite ; nous nous inscrivons dans l’héritage de l’Europe et dans le legs du judaïsme tout en rêvant d’une autre Europe, d’un autre judaïsme ; nous reprenons les mouvements multiples de l’histoire de la philosophie et les thématiques centrales qui s’y développent tout en scrutant les voix où ces mêmes thématisations viennent à se suspendre par la mise à nu de leurs structures propres. Cette pensée « à deux », sans jamais tomber dans la simple contradiction entre nous et sans jamais prétendre se situer simplement après Heidegger, après la métaphysique, après la tradition, comme cela l’a été maintes fois dit de la déconstruction par ceux qui manifestement ne la lisent pas, cherche à frayer d’autres modalités où, depuis l’intériorité la plus profonde d’une œuvre, se produirait son interruption radicale et où une tout autre pensée se mettrait à se dire et à s’écrire. Non pas pour prendre le relais de ce qui demeurerait impensé dans la métaphysique, mais bien plutôt pour se risquer vers d’autres caps qui, sans dénier la métaphysique elle-même, son histoire et son destin, ne sauraient se complaire dans ses linéaments déterminés. Écrire autrement donc, c’est marquer à la fois les infinies revenances des motifs métaphysiques (eschatologies et téléologies, logiques de la reconnaissance et de la réconciliation, de la compréhension et de la cohérence, de la communication et de la transparence, etc.) qui contiennent des formes toujours plus complexifiées de déterminations tout en scrutant et en guettant là où ces mêmes motifs se minent et s’évident dans leurs propres stratégies, emportements, assurances, accomplissements et enthousiasmes. Et ce surtout lorsque ceux-ci les dévoilent telles des postures du dépassement ou du surpassement de ses tentations et de ses prétentions les plus identitaires et originaires, souveraines et absolues.
Nous engageons ainsi une écriture et une lecture, une pensée indomptable par la cohérence, l’unité, l’unification, l’identité tout en étant tout aussi irréductible à la différence, à la dissemblance, à la disparité, simples renversements de l’identitarisme qui en abritent néanmoins les mêmes motifs. Refusant à chaque fois ces deux pendants de notre tradition tout en les laissant à leurs propres fonctionnements, notre écriture prétend s’engager dans l’infinie nuance sans ne jamais se laisser happer ou duper par l’une ou l’autre des déterminations traditionnelles de la philosophie.
Il y a une question dont il serait dommage de faire l’économie. Celle de ce qui est presque devenu une tradition à en croire les rayonnages des bibliothèques et librairies, c’est à savoir les études heideggeriennes. En France notamment. Vous le dites très bien dès l’ouverture du texte en faisant référence à un Heidegger « francisé ». Aussi, je me demandais ce qui vous a donné envie d’ajouter un texte à cette bibliothèque. On pourrait demander cela autrement : quelle nécessité vous a déterminé à consacrer si minutieusement tant d’années à l’écriture de ce livre-là ? Qu’est-ce qui manquait, selon vous, dans les études heideggeriennes – et si je dis « les études heideggeriennes », c’est afin que l’on saisisse tout de suite qu’il ne s’agit pas d’un un énième livre donnant son avis, condamnant ou justifiant, les désormais fameux Cahiers noirs – qu’est-ce qui n’était pas dit dans tout ce qui est pourtant écrit au sujet de la philosophie de Martin Heidegger ? Ou, au contraire, qu’est-ce qui était trop dit ? Ou trop mal dit ? Ou peu entendu ? Ou bien, qu’avez-vous souhaité rendre manifeste en publiant cet ouvrage-là ? Pourquoi L’Adversaire privilégié et pourquoi « l’adversaire privilégié. » Quel privilège ?
Puisque j’en suis à jouer avec votre titre, je me permets encore une question sur votre sous-titre, celui-là même qui n’apparaît pas en couverture du livre : Heidegger, les Juifs et nous. L’allusion au titre du livre tristement célèbre d’Houria Bouteldja (Les Blancs, les Juifs et nous.) est évidente. Ceci me permet d’amorcer ce qui occupera sans doute beaucoup la suite de cet entretien : faire un livre sur Heidegger, ce qui signifie pour vous – il suffit là encore de s’arrêter sur les 4 ou 5 premières pages de votre livre pour le vérifier – sur l’histoire de la philosophie, voire sur l’écriture de l’histoire de la philosophie, est-ce toujours déjà un geste politique ?
Il est indéniable que la philosophie en France, pendant les années d’après-guerre et ce jusqu’à la fin du XXe siècle, a été très fortement marquée par la pensée de Heidegger. Il est indéniable aussi que cette même pensée aura été lue et relue de manière remarquable et prodigieuse, inventive et subtile. Les grands penseurs français de l’après-guerre, de Sartre, Merleau-Ponty à Foucault, de Levinas à Derrida et Ricoeur, et jusqu’à Jean Luc Marion, ont été – certes chacun de manière différente – puissamment inspirés par la philosophie de Heidegger tout en engageant des ruptures et en inscrivant des déplacements considérables face à cette philosophie. Or l’université française s’est pendant longtemps méfiée des philosophes qui exprimaient les plus profondes critiques et ruptures envers la pensée de Heidegger. En effet, cette même université se constituait quasi-entièrement en une défense, souvent terrorisante, de la pensée de Heidegger. Nous avons été marqués par cette histoire. D’un côté, il y avait l’université très largement dominée par la présence de Heidegger, et de l’autre, ce désir de penser autrement en mobilisant un autre questionnement philosophique que celui que l’université française cherchait à étendre et à assurer dans le sillage de cette pensée. Nous étions convaincus de la nécessité de reprendre la pensée de Heidegger tout en la faisant fléchir ailleurs. La pensée de Heidegger, dans et par sa bouleversante reprise de l’histoire de la philosophie, nous est apparue dans toute l’ampleur de sa détermination propre et ainsi dans sa souveraine auto-suffisance et assurance. Notre exigence se devait donc d’engager la pensée autrement que selon les présupposés de cette pensée, et donc autrement qu’à partir de ce que cette pensée dit de la philosophie. Nous nous mettions à voir chez Heidegger l’affirmation de la plus puissante – mais aussi de la plus subtilement cachée ou sublimement dissimulée – « auto-immunité » de la pensée philosophique, et qui n’était pas non plus sans rejoindre certaines des tendances les plus marquées de l’histoire de la philosophie. C’est pourquoi nous avançons l’idée d’un portrait de Heidegger en « adversaire privilégié ». Notre dessein se devait de pénétrer la pensée de Heidegger dans toute sa complexité pour marquer en quoi et pourquoi cette pensée, et ce qu’elle exprime de la philosophie, ne pouvait quitter notre regard critique. Il faut, cela relève d’une responsabilité infinie, déceler et déchiffrer là où cette pensée entraîne et emporte la pensée philosophique elle-même. Et ce pour souligner – questionner et requestionner – ce quelque chose qui se dit de la pensée philosophique par Heidegger. Nous avons cherché à montrer que ce discours, au sein duquel il s’inscrit lui-même, aspire à allier et à rassembler le sens, la vérité, l’être et l’histoire. Et ce là où s’engage une forclusion certaine et une exclusion sans retour du judaïsme qui est par là-même pensé à l’aune de son « auto-annihilation ». Ce qui se dit de la pensée philosophique par Heidegger n’est rien de moins que ceci : la pensée de l’être se déploie depuis et à partir de la forclusion du judaïsme.
En ce sens, nous avons compris très tôt dans notre lecture de Heidegger en quoi et pourquoi toutes les accusations envers le judaïsme – « sans histoire », « sans essence », « sans lieu », « sans être » – renfermaient la forclusion d’une autre idée de l’histoire, d’une autre responsabilité au regard de l’histoire, d’un autre rapport au lieu et à la technique, d’une autre idée de justice, d’un autre rapport à la vie, la mort, d’un autre rapport aux langues de l’Europe et par conséquent aux langues non-européennes – tous ces motifs de la philosophie qui doivent être arrachés à leur enfermement dans une prétendue vérité originaire de l’être. Libérés donc de cet encloisonnement dans une tentation d’un retour à l’initiale et unique source de la pensée. Notre démarche ne cherche nullement à simplement exclure Heidegger du corpus philosophique, à le mettre « hors-jeu » ou à le disqualifier. Elle entend plutôt dévoiler ce qui se cache de forclusion et d’« auto-annihilation » du forclos à l’œuvre dans la « pensée, l’histoire, la vérité et le sens de l’être » puis, en même temps, déceler l’avènement d’une idée de justice irréductible à ce « dispositif » ontologique, le troublant, le déplaçant, le débordant et par là-même rejouant tout autrement les idées de l’histoire de la philosophie elle-même. Rejouer la vérité, l’histoire, le sens de l’être.
Pour répondre à la seconde partie de votre question, il est vrai que nous n’avons pas beaucoup recours au terme politique. Et l’on pourrait s’interroger sur cette mise entre parenthèse, pour ainsi dire, de ce terme dans l’écriture de ce livre. En même temps, nous cherchons à approcher une certaine idée de justice au regard de l’histoire et des événements historiques chaque fois singuliers. C’est peut-être cela qui se rapprocherait de ce que vous nommez ici politique. Toujours est-il que nous cherchons à penser à une idée de justice au regard de la violence historique émanant de contextes singuliers et insubstituables, et donc, face aux revenances de morts passés et aux arrivances de morts pas encore nés qui chaque fois singulièrement, revenants tels des arrivants et arrivants sans ne jamais se laisser mettre au passé, interrompent et fracturent les récits ou les narrativités eschatologiques de l’histoire. Cette idée de justice provoquerait rien de moins qu’un bouleversement du politique, un débordement où le politique serait appelé à toujours faire plus que ce qu’il réalise ou détermine en son nom. Dire de l’événement historique qu’il est chaque fois singulier, qu’il refuse sa mise au passé tout en déjouant son horizon d’attente, c’est marquer une brèche au cœur de l’ontologie historiale et destinale de Heidegger tout en inscrivant une rupture avec les présupposés classiques de la rationalité politique, des normes et valeurs partageables, voire des présupposés universels de l’humanisme traditionnel qui demeurent, encore selon nous, foncièrement déterminés par différentes structures d’effacement, voire d’abrogation, de la singularité irréductible de ce qui revient et advient dans l’histoire de l’humain.
Nous ne pensions peut-être pas immédiatement à Houria Bouteldja et à cette manière de parler des juifs comme s’ils formaient une entité substantielle qui aurait d’abord été victime de l’universalisme, parfois capable d’élaborer une certaine résistance face à celui-ci et qui aujourd’hui aurait fini par épouser l’hégémonie occidentale jusqu’à en devenir le fer de lance. Au-delà de votre ironie critique en mettant en rapport le titre de son ouvrage et notre sous-titre, nous reconnaissons l’importance de discuter, comme vous nous invitez aussi à le faire, les thèses très douteuses, selon nous, soutenues par Houria Bouteldja. Et tout d’abord pour marquer, en dépit de ce qui est avancé par celle-ci, que le judaïsme est infiniment plus complexe que ce qu’elle élabore dans son analyse qui demeure particulièrement pauvre – en effet, devoir le rappeler ici n’est pas sans occasionner une gêne énorme en nous tant cela devrait être évident pour tout un chacun – et l’universalisme occidental aussi. Le judaïsme figure au sein de cette histoire, il recèle certainement des potentiels de résistance, voire d’émancipation devant les logiques hégémoniques de l’Occident tout en ayant lui-même, parfois, des tentations de repli identitaire et de souveraineté au même titre que tous les autres. Évidemment, nous insistons dans notre travail sur les potentiels émancipateurs du judaïsme (inséparables des potentialités émancipatrices au cœur de l’Occident), voire sur ses capacités de résister en cherchant à penser au-delà des logiques hégémoniques, voire essentialistes, à l’œuvre dans certaines tentations du judaïsme et de l’Occident. Mais, et en même temps, ce potentiel émancipateur, cette manière de résister ne s’élabore selon nous qu’en direction d’une incessante exigence : celle de suspendre et d’interrompre les logiques cherchant à niveler et à nier les singularités des événements historiques.
Si nous pensons ici la singularité de la Shoah, ce n’est nullement pour nier les singularités colonialistes. Bien au contraire, notre exigence philosophique cherche plutôt à penser la singularité de chaque événement historique dans son insubstituabilité, et donc sans les inscrire dans un récit historique ou historisant de justification. L’Occident a entretenu et entretient toujours une relation singulière au judaïsme et ce même Occident entretient une relation tout aussi singulière aux multiples colonialismes qui s’y sont produits. Toutes ces singularités demandent à être repensées. C’est dire toutes ces singularités requièrent de la pensée philosophique qu’elle déploie des modalités où se voient entièrement redéfini ce qui demeure impensable pour l’humanisme, l’universalisme, la souveraineté identitaire des uns et des autres afin d’éveiller chaque singularité à se dire depuis son irremplaçabilité. En ce sens, nous étions plutôt tournés vers ce que Lyotard nommait « Heidegger et les ‘juifs’ » ou ce que Levinas intitulait « Hegel et les juifs » ou encore « Heidegger, Gagarine et nous », là où il s’agissait, loin de tout binarisme abstrait, de déceler minutieusement les multiples refoulements de la pensée occidentale en soulignant des « cas limites » depuis lesquels se révèleraient, non pas des structures de jugement, mais des ouvertures capables de projeter la pensée ailleurs et autrement que selon ce qui l’aura déterminée depuis Platon jusqu’à Heidegger. En ce sens, noyer la Shoah dans le déploiement d’une brutale rationalité occidentale et européenne pour finalement avancer que Shoah et colonialisme participent de la même hégémonie, et puis prétendre que le juif serait devenu, notamment dans et par le sionisme, une détermination occidentale de plus, un blanc au service de cette même hégémonie, nous semble relever d’une volonté de réduire à la même enseigne des événements historiques singuliers dans le seul but de localiser une seule et unique source de violence tout en désignant une seule et unique victime.
Les juifs ont été les victimes du Nazisme, les colonisés sont les victimes des colonisations. Il demeure néanmoins qu’il y a toujours plus d’un Occident, plus d’un Orient, plus d’un colonisé, plus d’un colon, plus d’un juif. Nous cherchons à penser tout autrement qu’à partir de ce simple « nous contre eux », de cette détermination simplificatrice qui opposerait les bons et les mauvais. Pour le dire plus directement : on peut penser la singularité de la Shoah et critiquer les gouvernements de l’État d’Israël, voire certains motifs politiques et historiques du sionisme ; on peut penser les singularités des colonialismes et critiquer aussi un certain islam politique tout comme, et différemment, un essor identitariste post-colonialiste ; on peut penser la singularité de la Shoah et les singularités des colonialismes tout en militant pour une reformulation incessante et inassouvie des potentialités à venir de la démocratie. Et ce afin de dire que chaque situation revêt une singularité incomparable dont c’est précisément l’incomparabilité qu’il faut aujourd’hui penser et à partir de laquelle il nous faut inventer des discours capables de lui rendre justice. Singulièrement. Ajoutons ici que si nous participons à une certaine déconstruction de la pensée occidentale, loin de nous l’idée de transformer ou transvaluer cette mise en question hypercritique des motifs et des signifiants de celle-ci en dénégation pure et toujours trop simpliste. Notre dessein est plutôt de libérer une idée de justice irréductible à l’alliance philosophique entre « vérité » et « sens » capable de la déborder au point où elle ne cesserait de se fracturer en étant exposée toujours plus radicalement à la singularité et donc au commandement d’une responsabilité qui, loin de la conforter, exigerait toujours plus qu’elle, toujours plus d’un nom ou d’une adresse que ce qu’elle réalise sous ce qu’elle appelle justice et droit. Or pour ne pas donner l’impression d’éluder votre question, nous pensons qu’il faut aujourd’hui élever le débat vers une interrogation de fond sur les différentes formes d’identitarismes, leurs tentations cachées et manifestes, qui ne cessent de revenir dans des thèses comme celles soutenues par Houria Bouteldja, pour ne citer qu’elle et ce même si elle n’est qu’un sous-produit d’une constellation structurelle contemporaine.
On sera, je le crois, très rapidement frappé par ce qui s’impose à la lecture de votre livre. La présence, l’omniprésence même, de quelque chose qui traverse toute l’histoire de la philosophie, c’est à savoir ce que j’appelle ici, mais sous votre contrôle et en vous demandant précisément de corriger : l’antisémitisme. Une lectrice ou un lecteur instruit de cette question rétorquera qu’il n’y a là rien de bien nouveau, que par exemple dans le grand œuvre de Léon Poliakov, L’histoire de l’antisémitisme, on traverse les âges de l’humanité pour étudier ce curieux phénomène. Mais au vrai, il me semble que vous dites un peu autre chose. Quelque chose d’encore plus terriblement dérangeant. Je vais essayer de concentrer cette chose en une question que je vous laisse prendre et transformer comme il vous plaira, bien sûr, tant elle demande de nuance et de subtilité dans l’analyse pour qu’on en puisse prendre toute la mesure : Est-ce que L’Adversaire privilégié rend manifeste ceci que l’antisémitisme n’est pas contingent, ou plus précisément qu’il y a une nécessité de l’antisémitisme dans l’histoire de la philosophie ?
Avant de vous laisser la parole et par honnêteté intellectuelle, j’ajoute tout de suite, que ce n’est pas en ces termes que vous proposez de penser la chose, mais dans ceux d’un antijudaïsme articulé à certaines interprétations philosophiques du christianisme. Mais peut-on, justement, aller jusqu’à parler d’un antisémitisme, la langue politique courante pourrait peut-être le qualifier de « systémique » – et je ne joue pas simplement à utiliser un signifiant qui fait polémique dans notre aujourd’hui politique, mais c’est que je pense que votre livre est un apport au débat sur le « racisme systémique » d’une certaine façon et je crois que nous aurons à y revenir – donc un antisémitisme systémique dans l’histoire de la philosophie occidentale ?
Disons-le sans détour : il y a certainement une forme de nécessité de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme à l’œuvre dans la pensée de Heidegger. Notre étude cherchait à montrer que l’antijudaïsme concentré en antisémitisme dans l’élaboration même de la pensée de l’être révèle non seulement ce que cette pensée n’a cessé de cacher et de dissimuler mais aussi ce qui lui permet de mettre en place son eschatologie apocalyptique. Heidegger voit tout le mouvement de l’Occident au sein d’un geste d’appropriation essentielle entre la Grèce et l’Alémanité. Mais, et ayant dit cela, loin de nous l’idée que la philosophie se réduirait à ce que Heidegger aura nommé l’histoire de la vérité de l’être, et encore moins à ce qui en ressort dans ses écrits quant à l’Occident. Et on aurait pu ajouter ici, du christianisme, de la Grèce et de l’Alémanité. En ce sens, nous cherchons perpétuellement à marquer en quoi et pourquoi la pensée philosophique ne doit pas se contenter de l’histoire de la vérité et du sens de l’être. Il est vrai que toute l’histoire de la philosophie est travaillée par les signifiants de l’unité, de l’identité, de la souveraineté, de la conciliation, de la réconciliation, de la reconnaissance, du sens et de la vérité unie et uni-totalisante. Ces signifiants recèlent des structures d’exclusion et des ordres de forclusion tout comme des réflexes d’auto-immunité, de protection et de conservation. Heidegger, de manière hautement subtile et stratégique (notamment en avançant une critique des motifs philosophiques traditionnels pour exprimer une unité initiale et originaire plus profonde, plus enfouie, plus impensée) approfondit ces mêmes logiques et motifs aussi anciens que l’histoire de la philosophie elle-même. Et en ce sens, l’antijudaïsme et l’antisémitisme sont conséquents et signifiants dans ce qu’il déploie sous le nom de l’histoire de la vérité de l’être. Or, notre question, bien qu’elle en passe par l’examen de cette « systémique » chez Heidegger, ainsi que chez d’autres auteurs de l’histoire de la philosophie – Kant, Fichte, Hegel, par exemple et pour ne citer qu’eux –, est de dévoiler au nom de quelle loi cette « systémique » s’organise, de démasquer ce qui la rattrape et la mine, puis, à la fois et simultanément, de révéler des potentialités tout autres ouvrant à des performatifs philosophiques singulièrement différents depuis lesquels se profileraient des signifiants hétérogènes et irréductibles aux déterminations excluantes et forcluantes de l’histoire de la philosophie. L’impensable justice, l’insacrifiable, la singularité irremplaçable et irréductible à la prédominance du don et de la donation ou de la présence, la déconstruction sans réserve des substantialisations d’un retour à l’origine initiale d’une langue unique et recueillante, le démantèlement des structures signifiantes du « proprement mourir » par exemple, ou du destin apocalyptique de la vérité dans l’histoire de sa révélation, ou encore du binarisme entre l’authenticité de l’existence et sa prétendue déchéance dans l’inauthenticité – c’est toujours au nom de cette idée autre de la philosophie que nous écrivons.
Ce qui suit, c’est évidemment ce qui arrive avec Heidegger lui-même, « l’adversaire privilégié » comme vous le nommez. D’ailleurs je ne vous cache pas que je trouve parfaitement pertinent ce nom et que je suis toujours curieux que vous nous en appreniez davantage sur ce « privilège Heidegger ». Pour ce faire, pourquoi ne pas vous demander si, ce qui aura forcé votre travail, c’est de comprendre par vos lectures minutieuses combien l’antisémitisme a une histoire propre dans le corpus heideggerien ? Si oui, sans la retracer maintenant car ce serait répéter le livre, pouvez-vous expliquer ce qui se joue de l’antijudaïsme théologique des années 20 à l’antisémitisme des Cahiers. S’articulent-ils l’un l’autre ? L’un se substitue-t-il à l’autre ? Ou bien sont-ce deux figures du même ? Et, posons franchement la question, qu’est-ce que l’antisémitisme pour ou avec Heidegger ? Pour être encore un peu plus près de votre texte, on peut poser ainsi la question : est-ce que l’auto-annihilation des Juifs que l’on découvre dans les écrits tardifs donc, est une variation sur un vieux thème ou bien est-ce encore quelque chose de nouveau dans cette structure qu’est l’antisémitisme en tant qu’elle traverse les âges en répétant une chose : le désir de mise à mort des corps juifs ?
Il faut avant même de commencer à répondre signaler que ce que vous nommez l’antijudaïsme des années 1920 se constitue, chez Heidegger, ailleurs qu’à partir de présupposés théologiques et eschatologiques chrétiens et ailleurs que dans l’antisémitisme moderne. C’est l’une des particularités de cet « antijudaïsme » et « antisémitisme » là. Heidegger n’engage nullement une critique du judaïsme depuis le christianisme, ni non plus à partir d’une idée théosophique traditionnelle. Son antijudaïsme et son antisémitisme, à la fois dans cette forclusion du judaïsme de l’histoire opérée dès sa relecture de Paul et par cette idée d’« auto-annihilation » du forclos relayé dans les Cahiers noirs en 1941, vont bien plus loin que ce que ces mots auront signifiés dans l’histoire de la pensée humaine.
Notre démarche peut ainsi apparaître contrariante, mais il faut bien le faire remarquer : l’antijudaïsme de Heidegger n’est pas chrétien ou théologique, ni exactement raciste, ni non plus strictement nazi. Il provient du geste philosophique même de Heidegger, qui, rappelons-le, aura aussi critiqué le christianisme tout comme, et de tout autre manière, le nazisme, notamment pour le biologisme racial et la rationalité instrumentale, technique, procédurière qui s’y logeraient. Contrairement au nazisme, contrairement au christianisme, contrairement aussi à toute une filiation dans l’histoire de la philosophie depuis au moins Kant, et donc contrairement à cet antijudaïsme métaphysique, Heidegger ne critique pas le judaïsme. Et ce parce que le judaïsme pour Heidegger, et cela est visible dès ses tout premiers séminaires, ceux de 1920-1921 auxquels vous faites allusion et où il interprète la figure de Paul, ne fait jamais question. Le judaïsme est, pour ainsi dire, entièrement forclos de l’histoire. Il ne possède pas de parole au sein de l’histoire, ni n’existe dans ce que Heidegger nomme à cette époque « l’accomplissement de la présence ». Le fait du judaïsme est de ne pas figurer dans le déploiement de l’histoire de la vérité de l’être. Voilà ce qui nous fait dire que Heidegger n’hérite pas de l’antijudaïsme traditionnel en philosophie ou en théologie. Il avance plutôt l’idée d’une histoire sans judaïsme. Or ce sans judaïsme n’est pas une simple indifférence au judaïsme : il y va d’un effacement, d’une mise au silence et d’une abrogation de toute trace du judaïsme qui culmine en une « auto-annihilation » de l’effacé et du forclos de cette histoire. C’est la mise en œuvre d’une forclusion et d’une « auto-annihilation » du forclos engagée par un philosophe continental à l’égard d’un des piliers de la civilisation occidentale qui va jusqu’à dissocier le christianisme de ses propres origines hébraïques. C’est là un geste d’une violence extrême, sans retour et sans reste. D’une certaine manière, Heidegger tourne autour du judaïsme pour l’étouffer avant même qu’il n’apparaisse dans l’histoire. En ce sens, Heidegger n’est pas un antisémite classique. C’est autrement plus profond qu’une simple répétition des schèmes traditionnels de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme. En effet, pour reprendre la définition forte que vous donnez de l’antisémitisme, à savoir la « mise à mort des corps juifs », Heidegger fait un pas de plus. Heidegger forclos le judaïsme de l’histoire et, telle une conséquence de cette forclusion, un effet ou une nécessité destinale pour ce qui aurait toujours été sans destin et sans histoire, sans essence et sans être, marque une « auto-mise à mort » de ce forclos, de cet exclu, de ce qui n’est rien et moins que rien dans l’histoire. Ainsi, il n’y a pas ici de mise à mort du judaïsme. Tout se passe comme si le judaïsme était déjà mort pour l’historialité de l’histoire, et ainsi ne faisait que s’auto-annihiler dans sa forclusion de l’histoire. C’est pourquoi, en 1949, alors que Heidegger à Brême mentionne les « camps d’extermination » dans deux des quatre conférences qu’il y présente, il ne nomme jamais les Juifs.
Or malgré cette extrême violence qui dépasse l’antijudaïsme et l’antisémitisme, nous affirmons que Heidegger, sa pensée philosophique et son geste herméneutique, constituent un adversaire privilégié – et ce, à la fois pour nous, comme pour la philosophie telle qu’elle continue. Qu’est-ce à dire ? Tout d’abord, c’est marquer en quoi et pourquoi sa philosophie dit quelque chose de la philosophie, en général. Qu’en philosophie il y a des mouvements et des tentations, des prétentions et des positions qui doivent être déconstruites pour en souligner non pas seulement ce qu’elles auraient oublié, mais plus profondément ce qu’elles auront forcé au mutisme. En philosophie, il faut savoir d’où on vient. Il ne faut jamais quitter du regard ce qui travaille et habite en profondeur la pensée elle-même, et donc nous tous. C’est dire, ce qui peut à tout moment revenir à même cette histoire. Notre dessein entend ainsi déconstruire inlassablement les présuppositions de confiance, de crédit, d’acquiescement et de docilité, pour reprendre encore un mot cher à Heidegger, en vue de proposer et de repenser une idée de responsabilité qui, sans jamais se réduire à n’être que la réponse à une question essentielle sous-jacente, engagerait une inédite formulation de la subjectivité historique. Si nous appartenons, d’une certaine manière, à l’histoire et ainsi s’il est vrai que nous héritons toujours d’une histoire, notre responsabilité, celle que nous cherchons ici à repenser, est d’incessamment interrompre et suspendre les modalités et les mouvements de cette appartenance tout comme de cet héritage. C’est depuis cette interruption et cette suspension qu’il nous revient de repenser notre rapport à notre histoire. Il y va ici certainement d’un acte de liberté, mais il faut aller plus loin que la refondation d’une subjectivité libre de son passé ou libérée de son héritage. Aller plus loin signifie pour nous engager notre subjectivité historique dans une certaine confrontation avec des revenances de l’histoire et des arrivances dans l’histoire qui débordent la liberté de la subjectivité et la projettent vers une tout autre modalité de l’agir dont l’élan demeure celui de susciter l’exposition à la singularité de chaque cas, de chaque figure, de chaque événement sans prédisposer des sources ou des ressources prétendument originaires capables de les cerner, de les circonscrire ou de les comprendre. Exposée à la singularité, la subjectivité historique que nous cherchons à libérer ici demanderait hyperboliquement à réactiver la singularité des événements passés et des événements encore à venir sans pour autant établir préalablement les conditions de possibilité de leur présentation ou de leur représentation. C’est cette fonction inconditionnelle de multiplication des revenances et des arrivances affectant la subjectivité par-delà son bien-fondé, sa liberté, son « conatus essendi », sa loi morale et normative que nous nommons impensable justice.
Il y a dans votre livre, deux signifiants fondamentaux qui permettent d’entrer comme jamais dans le corpus heideggérien. Il s’agit d’une part de la « forclusion », et d’autre part de ce dont nous venons de parler « l’auto-annihilation ». A la page 111 de votre ouvrage, vous écrivez sans équivoque que « La forclusion du judaïsme joue un rôle déterminant dans l’élaboration du projet philosophique de Heidegger. » Je me permets de rappeler que c’est Lacan qui a relancé ce terme de forclusion qui nous vient de la vieille langue du droit. Il ne signifie pas simplement le rejet ou l’exclusion, mais plutôt quelque chose comme la déchéance. Cependant on n’en comprend toute la violence (car « forclore », c’est précisément maintenir dehors par la force) qu’en entendant ce que Lacan en fait résonner pour décrire un mécanisme psychique très subtil : est forclos ce qui est rejeté avant même d’avoir été intégré. Et voilà alors ce que vous dites : que c’est ce geste-là, la forclusion (j’insiste car c’est une thèse époustouflante), qui est déterminant dans l’élaboration de la philosophie de Heidegger. La première question qui s’impose est la suivante : diriez-vous que l’auto-annihilation des Juifs relève de la même nécessité que la forclusion des Juifs dans le dispositif philosophique heideggerien ? Autrement dit que, sans cela, sans cette violence faite aux corps juifs (mais diriez-vous cela ?), la philosophie de Heidegger ne peut pas s’écrire ? Comment articulez-vous forclusion et auto-annihilation des juifs dans l’économie de la philosophie de Heidegger ? Et est-ce que selon vous, ceci indique quelque chose de la philosophie occidentale ?
Nous vous remercions pour cette question qui touche au cœur de notre démarche et de notre relecture de Heidegger. Commençons par dire qu’il était très important pour nous d’expliciter la pensée de Heidegger dans toute sa radicalité et en n’omettant aucune de ses percées philosophiques foncières. En effet, nous nous sommes appliqués à dévoiler minutieusement chacun de ses plis, de ses déploiements, de ses suppositions et de ses effets. Pour engager ce travail de déconstruction, cette hypercritique, il nous fallait révéler en quoi l’écriture de Heidegger se constitue en un « dispositif » de forclusion en dépit de ce qu’elle exprime d’elle-même dans des termes ô combien plastiques d’« ouverture », d’ « éclaircie », de « clairière ». Nous entendions donc relever les signifiants les plus dissimulés dans l’écriture de Heidegger pour montrer pourquoi ceux-ci sont puissamment organisateurs de cette même écriture. Les signifiants de « forclusion », d’« auto-annihilation », de « sacrifice », de co-appartenance entre l’« impensé » de la métaphysique et l’ouverture apocalyptique à l’« autre commencement » de la pensée de l’être, entre le « danger » logé à même le « salut » et le « salut » toujours croissant au cœur du « danger », révélaient tous ensemble ce que nous pourrions ici nommer la stratégie, voire la ruse, du « dispositif » de pensée propre à Heidegger. Vous le marquez de manière forte, et notamment en rappelant la définition donnée par Lacan de la forclusion. Notre interprétation repose sur le lien indissociable chez Heidegger entre l’exclusion de ce qui n’a jamais eu droit d’entrée et ce à quoi Heidegger destine cet exclu, une « auto-annihilation » sans reste dans et par le déploiement de la pensée de l’être.
Cependant, nous cherchons ici à montrer non seulement pourquoi l’antijudaïsme et l’antisémitisme auront ici atteint un point culminant dans l’histoire de la pensée philosophique, en marquant aussi la nécessité quasi-structurelle et structurante chez Heidegger de cette forclusion et de ce à quoi elle est destinée. Heidegger, pour déployer ce qu’il entend dans le mot « pensée de l’être », se doit de recourir à une telle stratégie d’élision. Il en est, pour ainsi dire, contraint par les linéaments de sa propre pensée philosophique. La question ainsi n’est pas simplement celle de son engagement dans le parti Nazi ou sa critique postérieure tout entière stimulée par une certaine déception de ce que le Nazisme n’aura pas été en mesure d’incarner, selon lui, à savoir la reprise essentielle de l’envoi grec de la philosophie vers l’ouverture d’un « autre commencement », plus originaire et alémanique, de la pensée. Nous cherchons à montrer dans cette étude en quoi la critique du Nazisme chez Heidegger tout comme son engagement dans l’auto–affirmation de l’Université allemande à l’aune de ce qu’il appelait, en 1933, le « Dasein allemand », sont inspirés par une méta-politique où l’alémanité se voit élue telle l’unique possibilité de sauver l’Occident de sa déchéance dans la technique et de le porter vers l’éclosion d’une essence irréductiblement originaire du sens et de l’histoire de la vérité de l’être. Nous posons la question : qu’est-ce qui se cache dans cette prétendue critique du Nazisme ? N’est-ce pas précisément cette critique qui cherche à sauvegarder une pensée de l’être résolument repliée sur sa propre détermination essentielle, unique et univoque, et où ne se déploie que le recours dit salvateur à une langue, un phraser, un sens et par conséquent une traduction vraie de l’Occident tout entier : la langue, le phraser, le sens et sa traduction alémaniques.
Notre question est aussi celle-ci : qu’est ce qui se joue dans la forclusion, l’« auto-annihilation » du forclos qui porte le nom judaïsme ? De quoi cet autre est-il la voix et le nom pour se voir, dans le « dispositif » heideggérien, si brutalement exclu de l’existence elle-même, de l’histoire, du sens et de l’essence, voire même exclu de la dynamique mise en scène par Heidegger entre le déferlement planétaire de la technique, le danger ou le péril, et son recouvrement au creux de la pensée salvatrice de l’être ? En effet, nous disons « dispositif » non seulement parce que toute la pensée de l’être se voit rattrapée, voire regagnée, par ce que nous avons nommé une « hypertechnicité » alors qu’elle prétendait sortir de la technique en promettant la possibilité insigne d’ouvrir à un « autre commencement » de la pensée, mais aussi parce que l’histoire de la philosophie elle-même demeure toujours travaillée par des tentations de se constituer en dispositifs de retour à l’origine du même, de recouvrement de la vérité initiale du sens, de la vérité et de l’histoire. Nous le percevons notamment aujourd’hui dans certaines critiques contemporaines de la technique et de la technologie où nombreux sont les philosophes qui reprennent, souvent sans l’avouer ni le soupçonner, des motifs heideggériens dans leur tentatives de penser au-delà de la technique. Nous songeons ici, bien évidemment, aux thèmes récurrents dans ces critiques de « décroissance », de « retour » et de « séjour » à un sens initial ou à un lieu inentamé par la dévastation technique de l’Occident. Ces réponses à la technique, les mêmes que celles avancées naguère par Heidegger, représentent souvent, pour nous, une certaine abdication à la fois devant la gravité des questions posées aujourd’hui par l’avancement de la technologie et ses effets souvent inquiétants pour l’humain, mais aussi face aux possibilités qui pourraient se loger dans un rapport juste face à cette même technicisation de l’existence humaine. Contrairement au repli, au recul, à une certaine forme de « pas en arrière » dans un creux signifiant, immaculé et salvateur, il nous semblerait d’autant plus riche, voire plus humain, de chercher à inventer d’autres approches de la technique, de ses méfaits, de ses dangers ou de ses périls. D’autres approches, c’est dire, une autre façon d’accompagner le déploiement de la technique, là où elle pourrait peut-être et aussi faire apparaître une idée de justice irréductible à la vérité. Une autre manière de négocier avec la technique que celle de nous laisser aller à la volonté de l’approprier au sein d’une prétendue vérité essentielle, originaire, initiale, et en laquelle nous arriverions à séjourner et à nous recueillir dans l’essence non-technique de la technique.
D’où notre question : comment sortir de ces multiples tentations de retour à l’origine et de ces aspirations essentialisantes, et ainsi comment sortir du « dispositif » philosophique lui-même ? Les « crises » à venir, tout comme celles du passé, ne commandent-elles pas une autre pensée de l’histoire, une autre idée d’engagement, autres idées que celles qui prétendent déjà repérer dans la catastrophe la possibilité d’un retourner et d’un revenir à ce qui sauve ?
C’est ainsi que nous nous risquons à la question : à partir de quelle Loi s’évader de cette même structure qui ordonne toute l’histoire de la pensée philosophique, et ce jusqu’à Heidegger compris – ce même qui s’est dévoilé dans toute son indifférente brutalité à partir l’analyse qu’avance Heidegger de la technique dévastatrice et du tournant hors de cette dévastation dans une salvation à l’œuvre subrepticement dans son déploiement. Ce geste met sur le même plan ontologique des événements historiques singuliers, insubstituables, irreprésentables, profondément différents entre eux et différemment liés à l’agir de l’humain, les « camps d’extermination », la « Grande famine en Chine », « les bombes à hydrogène », pour ne citer que ceux que reprend Heidegger dans la conférence de Brême que nous avons cité plus haut.
Évidemment, ces questions sont profondément liées aux travaux philosophiques de Levinas et de Derrida. Elles nous engagent à repenser ce dont nous héritons en philosophie, mais aussi à frayer un autre questionnement que celui auquel nous appartenons malgré tout. C’est là que se situe toute la difficulté de notre projet philosophique : questionner en retenant notre héritage tout en nous octroyant la possibilité, voire la nécessité, de rompre avec ce qui nous retient pour faire valoir non pas, comme Heidegger, un « autre commencement plus originaire » de la pensée, mais une responsabilité sans retenue ni arché foncier, disons aussi une subjectivité d’emblée exposée, avant même de se constituer elle-même, à plus d’une langue, à plus d’un agir, à plus d’une histoire. C’est dire, une subjectivité engagée dans l’expression d’une justice chaque fois fidèle à la singularité en demeurant irréductible à l’universalité normative de valeurs morales dont il faut toujours soupçonner la scène justificatrice qu’elle met en œuvre, irréductible aussi au rassemblement dans une vérité prétendument unique, unifiante et conciliante. C’est pourquoi nous cherchons à engager dans ce livre la pensée philosophique tout entière pour éveiller une subjectivité inédite et éprise d’un excès de réponse devant l’altérité de toute singularité passée et à venir.
Puisque nous venons de parler de l’occident, j’aimerais vous faire part de quelque chose que m’a inspiré votre livre et qui m’importe beaucoup. Je sais bien que ce que je m’apprête à dire risque de déplacer les habitudes de pensée et les références plus traditionnelles que l’on peut trouver dans les études heideggériennes. Je crois en même temps que c’est, implicitement, ce que propose votre texte, ces déplacements, veux-je dire, et que théoriquement et politiquement, c’est l’une des grandes avancées, l’une des grandes ouvertures sur l’avenir que l’on découvre grâce à votre livre. Donc, en 2015, dans un article important de la revue Présence Africaine, « Décoloniser la philosophie », la philosophe Yala Kisukidi mobilisait la pensée de Fabien Eboussi Boulaga selon lequel la locution « philosophie occidentale » constitue un pléonasme. Plus récemment, Achille Mbembe donnait pour titre à son importante conférence d’ouverture du « Sommet de Septembre » organisé à Paris a l’occasion de la Saison Africa2020, au Musée du Quai Branly : « Notes sur l’eurocentrisme tardif » (cf. AOC, 17 mars 2021)
Pourquoi suis-je en train de vous parler de tout cela ? Eh bien parce que votre théorie de la forclusion des Juifs nécessaire au « dispositif » de la pensée de l’être (manière la plus juste, de qualifier le travail de Heidegger) m’incite à vous demander si vous ne voyez pas là une affinité avec quelque chose du tournant décolonial, quelque chose des motifs des questionnements postcoloniaux (vous seriez un nouveau monstre « judéo-islamo-gauchiste » ?) : pas de pensée de l’être sans forclusion des Juifs, pas de philosophie (donc occidentale) sans quelque chose d’un vieil antijudaïsme théologique. C’est donc le logos qui s’en trouve ébranlé par une manière de décentrement radicale en quoi j’entends (ou souhaite) un appel à construire les articulations entre votre travail sur l’antisémitisme et les études précitées. Les noms propres si puissamment évoqués dans les dernières pages de votre livre, chacun avec leur singularité, Levinas, Derrida, l’un (pour dire vite et donc fort mal) injectant et dérangeant, altérant par greffe de pensée juive, le Grec du logos, l’autre posant qu’on ne pense jamais que dans la langue de l’autre (l’allusion et l’opposition frontale à Heidegger délirant la langue allemande et son rapport privilégié à la Grèce et à la pensée de l’être sont limpides), ne pourraient-ils pas être les noms de ces ponts, de ces passages et traversées ?
Il ne s’agit pas, pour nous, de se situer simplement en-dehors de la pensée occidentale, de son devenir ni non plus de s’y inscrire simplement. Il nous faut d’abord déconstruire cette notion de « pensée occidentale » non seulement en vue de la troubler, mais aussi pour voir cette tradition s’exproprier en l’incitant à s’exprimer autrement. Déconstruire l’héritage de ce que nous nommons ici la « pensée occidentale » renferme des complexités abyssales. En ne prenant que le cas du judaïsme, celui-ci est incontestablement lié, voire représente l’un des piliers de cette civilisation. C’est à ce titre qu’il en est puissamment et violemment rejeté. Mais dans le même temps, le judaïsme est une création de l’Occident ; c’est aussi à ce titre qu’il en est tout aussi brutalement exclu. Comment repenser cette double situation, à la fois de coup d’envoi et d’effet de l’Occident, qui n’est pas sans entraîner de multiples conséquences, malentendus, méprises au sein même de cette pensée ?
Nous ne pouvons pénétrer dans les nombreux interstices de cette situation. Cela nous mènerait trop loin et déborderait le cadre de notre entretien. Néanmoins, nous marquons, pour l’instant, en quoi notre dessein demeure celui de provoquer le judaïsme à se penser ailleurs que dans les rets de cette situation occidentale, de sa rationalité et de l’ordre de son discours, sans pour autant dénier ce que notre histoire aura produit quant au judaïsme. En somme, nous attendons d’une certaine judéité, traversée par une multiplicité de langues et d’histoires, non seulement qu’elle ne se complaise point dans la « pensée occidentale », mais aussi nous commande de répondre d’une loi impensable pour l’Occident (serait-elle pensable par l’autre de l’Occident ? Pas sûr. Le serait-elle par le judaïsme ou les judaïsmes institutionnels ? Pas sûr non plus.) C’est dire, une loi à-venir de justice qui ne préconiserait pas de rejoindre le parti de l’autre de l’Occident, mais jouerait perpétuellement entre l’Occident et l’autre de l’Occident. Or ce jeu, là où se jouent la chance de la déconstruction en même temps que ses risques, ne saurait se satisfaire – vous le laissez entendre à votre façon – d’un simple ralliement à un « judéo-islamo-gauchisme ». Le sérieux de ce jeu, c’est à la fois de faire sauter les traditionnelles oppositions de l’Occident tout en requérant chaque fois un autre questionnement, penser, agir, que ceux qui s’installeraient ou se constitueraient en une opposition de plus, repérable, reconnaissable et déterminable en tant que telle. En cherchant à déconstruire l’un des représentants majeurs de l’histoire de la pensée philosophique occidentale et qui, à maintes égards, l’aura portée à l’une des pointes culminantes, sinon à la pointe culminante, de sa « vérité », Heidegger donc, nous avons tenté d’amorcer un certain processus de dérèglement des déterminations traditionnelles et classiques qui y sont à l’œuvre, une désorganisation des signifiants fondamentaux qui l’auront constituée sans pour autant isoler la figure du Juif en l’opposant brutalement à l’histoire de cette pensée. Il y a du même et de l’autre en Occident et ailleurs qu’en Occident. Il y a des déterminations d’exclusion et d’élision, de forclusion et de proscription en Occident et ailleurs qu’en Occident. En ce sens, quand nous disons impensable, ce n’est pas pour dire que le judaïsme serait l’unique et seul capable de s’y confronter en lui donnant par là-même son expression. C’est marquer en quoi c’est aussi à l’Occident de se mesurer à l’impensable de ce qu’il pense néanmoins. En ce sens, ce qui nous importe au plus haut point, c’est de chaque fois singulièrement requestionner pour incessamment excentrer et perpétuellement déplacer tout rapport à l’altérité ou à la mêmeté quelle qu’elle soit, à la fois en Occident et ailleurs qu’en Occident.
L’on pourrait, certes, tisser des liens entre notre geste et le tournant dé-colonial de la pensée contemporaine – et nous pourrions même nous inscrire dans ces gestes et tournants qui à notre avis représentent autant de positivité que de promesse au nom de la pensée. En effet, l’on ne peut aujourd’hui prétendre philosopher sérieusement ou agir politiquement de manière concrète sans engager une réflexion approfondie et un questionnement sans réserve quant à l’histoire du colonialisme, des traces et des blessures, des lésions et des fractures que celle-ci a infligé à notre présent et continuent d’abîmer dans notre monde contemporain. Cependant, il ne s’agit jamais, pour nous, d’affirmer une différence substantialisée, essentialisée et tout entière constituée en un bloc « judéo-islamo-gauchiste » contre une tradition occidentale prétendument unique et univoque. L’idée de déconstruction dont nous héritons ne cherche nullement à reprendre et à reproposer des binarismes anciens en les habillant de nouveaux noms. Bien plutôt, elle cherche à forcer la pluralité et la multiplicité de nos héritages philosophiques, politiques, éthiques, à perpétuellement transcender ses propres binarismes en malmenant les oppositions dans lesquelles ils se seront déposés tout comme ses dualismes les plus signifiants. Et ce non pas afin de proclamer haut et fort depuis une fin de la métaphysique ou de l’histoire, une position ou une identité immaculée et pure. Mais en vue d’ouvrir à ce que nous pourrions peut-être ici nommer une transition vers une certaine attention aux multiples singularités humaines dans l’histoire.
Ce ne sera pas une question. J’ignore comment votre ouvrage est reçu dans le champ académique, particulièrement dans ce champ de mines que sont devenues les études heideggeriennes. Mais je dois dire que votre « position », s’il y en a une et une seule, me laisse imaginer que vous êtes en ce moment même pris entre les feux des heideggeriens orthodoxes et des anti-heideggeriens dogmatiques. Je peux même imaginer que vous êtes ou serez incessamment taxés par les uns et les autres d’ « heideggerianisme », voire d’ « heideggeriens juifs », pour celles et ceux-là une insulte corrélée à un adjectif qui, ainsi utilisé, qu’elles et ils le sachent ou l’ignorent, devient nauséabond et bien douteuse une telle appellation. On dira certainement encore (les autres) que votre ressentiment vous aura mené à écrire ce livre et que, décidément, vous n’accédez pas à la puissance et à la profondeur de la pensée de l’être. Pas moins nauséabond d’ailleurs, n’est-ce pas, dès lors qu’on interrogerait ce qui fait qu’à cette pensée vous ne pouvez accéder.
Je sais bien ne rien vous apprendre des risques que vous avez eu le courage de prendre par l’écriture d’un tel livre. Je lis vos phrases, les coupe et les monte. : « Nombreuses, en effet, sont les accusations d’« heidegerrianisme » à l’encontre de ces deux auteurs. […] Non seulement de telles accusations témoignent d’une mauvaise foi, mais plus grave encore d’une profonde incompréhension de ces deux auteurs et d’une inculture philosophique flagrante. Par de telles accusations, non seulement l’on passe à côté de toute la spécificité de la lecture interne de Levinas et de Derrida, mais aussi et surtout l’on se refuse à comprendre le moment hypercritique à l’égard de la pensée de Heidegger. (…) ce moment hypercritique (…) est le lieu où se déploie la possibilité d’une inventivité de performatifs singuliers, capables de la porter vers une redéfinition du rapport à l’être, à la vérité, à la temporalité, à l’histoire, à l’altérité, à la justice, à l’humain. » (184)
Grande est ma tentation de substituer Cohen et Zagury-Orly à Levinas et Derrida et de vous dire, prenant à la lettre ce que je viens de lire, que l’attente de vos prochains textes a déjà commencée.
Pour conclure, mais aussi pour répondre à l’interpellation sous-jacente de vos mots, nous dirions que nous avons, dans ce livre, tenté de demeurer le plus rigoureusement attentifs aux multiples stratégies à l’œuvre dans l’écriture de Heidegger tout en marquant en quoi cette même écriture aura bouleversé l’histoire de la philosophie en la menant à son point d’expression le plus puissamment originaire. Et ce pour souligner à l’encontre de toute une tradition d’interprètes heideggériens ou anti-heideggériens pourquoi l’antijudaïsme et l’antisémitisme de Heidegger révèlent bien plus que son appartenance au Nazisme, ou encore, que sa critique du Nazisme, qui ne saurait l’exonérer de ce qui se cache au tréfonds de cet antijudaïsme et de cet antisémitisme. Mais vous avez tout à fait raison de marquer en pourquoi cette lecture de Heidegger n’entend pas simplement reproduire une thèse de plus sur ladite « affaire Heidegger » ou se situer en pro ou contre Heidegger. Elle prétend œuvrer aussi ailleurs que dans cette dichotomie entre heideggériens et anti-heideggériens. Elle entend exiger de la pensée philosophique qu’elle se risque autrement que dans l’affirmation de positionnements bien campés et coordonnés. Elle entend rejouer la pensée philosophique à la fois en endossant tout de son histoire tout en exigeant de se projeter à l’aune d’une multiplicité de gestes toujours impensables pour elle. L’attente serait-elle l’un de ces gestes ou encore l’une des modalités de cette pensée philosophique ? Pas uniquement. Elle demande aussi au présent et au plus vif du présent, voire avant toute présentation ou forme fixe de la représentation – mais sans ne jamais être mise au passé, ni non plus demeurée prévisible à l’avenir – un infatigable et intraitable questionnement. S’y profilerait une idée de justice sans jugement donné et ainsi sans prédisposition envers un réseaux de normes établies – une justice singulièrement attentive à la singularité de ce qui ne passe pas et en même temps ne cesse de revenir, de ce qui n’arrive pas et en même temps ne cesse d’advenir, de ce qui n’est pas et pourtant ne cesse de déborder les logiques déterminées de l’être et les structures justificatrices de la vérité.
Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly, L’Adversaire privilégié. Heidegger, les juifs et nous, Galilée, « Débats », février 2021 208 p., 18 €