« Contre le roman politique » : Guillaume Poix, Là d’où je viens a disparu

Guillaume Poix, Là d’où je viens a disparu (détail couverture)

C’est l’histoire d’Angie, qui quitte la Somalie pour aller vivre son rêve européen. De Luis qui fuit le Salvador pour les États-Unis avec sa femme Eva et sa fille Angela, pour une vie libre de la pression des gangs et du bruit des coups de feu qui retentissent dans le quartier, le soir. De Marta qui voit ce fils partir, qui bientôt apprendra sa mort de la pire des manières : d’abord le coup de téléphone de sa belle-fille, et surtout cette photo en une du journal, bientôt de tous les journaux, photo célèbre à l’international d’un père et de son enfant enlacés, noyés, le visage encore dans l’eau du fleuve qui les a pris. De Litzy venue du Salvador dix ans plus tôt, et forcée de quitter les États-Unis où est né son enfant. C’est aussi l’histoire des parents de Jérémy, dans une banlieue tranquille de Lyon, qui perdent leur fils d’une autre manière quand celui-ci rejoint l’association d’extrême-droite tristement célèbre pour avoir organisé le déploiement d’une banderole d’interdiction de passage à destination des personnes migrantes, en travers d’un col alpin. Dans l’histoire aussi, c’est Angie que Jérémy empêche de passer alors qu’elle touche au but, après des mois de voyage et d’emprisonnement, de torture en Libye, d’angoisse en mer.

Ces histoires se nouent l’une à l’autre par des liens plus ou moins explicites : les trajectoires des deux personnages  salvadoriens, Luis et Litzy, se répondent en écho quand au départ et à la mort du premier répond l’expulsion de la seconde. Au mur entre les États-Unis et le Mexique, dont on assiste au développement du projet, répond le Rio Grande où se noie Luis, au moment où on apprend que c’est pour Donald Trump himself que travaillait, clandestinement, Litzy. Les lettres à sa mère composées mentalement par Angie trouvent un reflet ironique (une ironie tragique) dans les messages Whatsapp échangés, pour un temps bref, entre Jérémy et Hélène, sa mère accablée. Les tweets rageux de l’adolescent sonnent aussi, peut-être, comme une réplique de ceux du président américain, dont l’ombre s’étend peu à peu sur le livre.

Ces voix en faisceau, ces trajectoires qui parfois se recoupent, s’inscrivent dans un paysage contemporain friand de ces formes « chorales », aussi bien au cinéma qu’en littérature. C’était déjà la forme adoptée dans le premier roman, remarqué, de Guillaume Poix (Les fils conducteurs, Verticales, 2017), dont les personnages évoluaient autour de la gigantesque décharge de produits électroniques située près du port d’Accra, au Ghana. Ici de nouveau, le lecteur s’engage dans un jeu de piste pour traquer les échos d’un monologue à l’autre. Sur le modèle du kaléidoscope, c’est en tournant la mollette pour superposer les formes qu’on fait apparaître le motif qu’ensemble elles dessinent : ici, une traversée de ce qu’on appelle par commodité la « crise migratoire » des années 2010, organisée chronologiquement (le roman se découpe en années, de l’été 2015 à l’été 2019) et depuis quatre foyers (la France, le Salvador, les États-Unis, la Somalie). Les personnages se répartissent selon un principe de mobilité : ceux qui migrent (« candidats » – comme on dit – à l’exil en quête d’une vie meilleure, ou victimes d’expulsions), et ceux qui demeurent. Leurs trajectoires s’inscrivent dans une logique de réciprocité qui reprend des schémas antagonistes bien connus : Salvador vs États-Unis, Somalie vs France, bref, Sud vs Nord, et entre les deux une frontière, Méditerranée ou Rio Grande, frontière bien réelle peu à peu absorbée par l’ordre symbolique du roman.

Car dans ce roman qui se veut politique (le lieu donc d’une polémique, d’un partage de l’espace symbolique en ce que Chantal Mouffe appelle un « consensus conflictuel » : bref, le lieu d’une discussion), l’esprit critique le cède parfois à des oppositions manichéennes un peu systématiques, soutenues par un réseau de correspondances souvent insistantes. Le monologue intérieur de chacun des personnages charrie un ensemble de représentations qui nous sont familières : le texte calque les discours sur le réel plus qu’il ne les interroge,  les répète plus qu’il ne les décante. La voix des personnages semble tout droit sortie d’une compilation de témoignages et de reportages (parfois à scandale), et si le roman effectue par ailleurs un travail d’archive, citant des articles de journaux, des photographies parues dans la presse, des chansons pop ou des poèmes rappelés par les circonstances, c’est sur le mode du copier-coller davantage que sur celui de l’enquête.

Face à la réalité qu’il décrit, aux chiffres qu’il rappelle et aux portraits qu’il dresse, la recherche du ton juste constitue l’un des enjeux explicites de ce livre. Dans la scène la plus développée du roman, Hélène, la mère de Jérémy, essaye différents styles pour rendre justice aux morts dont elle dresse la liste (elle s’est engagée dans une association de défense des droits des personnes migrantes après avoir découvert l’engagement inverse de son fils). Style télégraphique, élégiaque, plus ou moins ponctué, plus ou moins romanesque, avec ou sans anaphore : son hésitation porte sur l’impact affectif de son texte sur les lecteurs, mais aussi sur des considérations éthiques. Faut-il répéter encore ces noms, et comment, pour les faire entendre sans les perdre à jamais dans la masse, sans les effacer finalement sous le spectacle gratifiant de sa propre émotion ? La longueur de la scène, son fonctionnement réflexif, nous disent l’importance de ces questions pour l’auteur.

La réponse qu’il apporte dans ces pages est catégorique. Voyeuriste et vaine, la photographe autrice du cliché où l’on voit Luis et sa fille noyés dans le fleuve. Vaine aussi la tentative d’Hélène, dont le mariage et la famille se dissolvent sous le choc de la conversion de son fils. Voué à l’échec, le voyage entrepris par ces personnes migrantes, sous les trois formes (la mort, l’arrestation in extremis, ou l’expulsion des années plus tard) qu’il revêt dans ces pages. Médiocre, le militantisme – de gauche comme de droite, et toujours nourri par les motivations les plus narcissiques : traquer les migrant.es pour briller aux yeux d’une fille et perdre enfin son pucelage, ou bien, à l’autre bout du spectre idéologique, défendre leurs droits pour racheter l’honneur de sa famille brisée.

Cet empressement à se saisir de sujets politiques, à « s’engager » par l’écriture, fait la cible d’un récent essai qu’Olivier Neveux consacre au théâtre contemporain (Contre le théâtre politique, La fabrique, 2019), pour y dénoncer une tendance qu’on retrouve dans nombre de romans contemporains également. L’écriture s’empare de situations qui font l’actualité politique immédiate (crise migratoire, montée de l’extrême-droite, conflits et tensions internationaux, dans le cas présent) dans un mouvement qui tient plus du reflet que du questionnement. En cela véritablement miroir, le roman devient le double (et non le négatif) d’une réalité choquante. Il ne « fait [pas] tourner les savoirs », pour reprendre un mot de Barthes : il duplique des conclusions déjà tirées. S’il y a bien là (dans le choix du sujet, la sympathie du narrateur omniscient pour certains personnages plutôt que d’autres) la marque d’un engagement idéologique, la narration cadenassée, parfois autoritaire, ne permet pas d’en faire le point de départ d’un dialogue intérieur : le roman assène, et coupe court.

Peu de place en effet, dans ces pages, pour déplier les enjeux qu’elles soulèvent (ou plutôt : qu’elles rappellent à notre conscience immédiate). La voie est pavée, la machine bien huilée. L’émotion que ces différentes histoires appelle se tarit bien vite, tant est succincte la part laissée au lecteur, et inhibée la possibilité d’une réception vulnérable, sensible – émotive, pourquoi pas. On sent que l’auteur se méfie de l’écueil du sentimentalisme, et adopte pour s’en garder une stratégie de la chute : à chaque trouée pathétique son pendant grotesque, avec un goût prononcé pour le comique du bas corporel. La scène de compilation des morts de migrant.es en Europe par Hélène, par exemple, placée au cœur du roman, est tôt ramenée au vaudeville par les monologues de son époux qui la préparent et l’encadrent, où celui-ci interprète le relevé chiffré comme le décompte des orgasmes qu’Hélène aurait obtenus avec ses nombreux amants.

Dernière gêne à la lecture, et questionnement fondamental lorsque le roman comme ici s’empare de l’histoire : la transformation du réel en matière romanesque. Nombreux sont les exemples, dans la littérature contemporaine particulièrement qui compte là-dessus son lot de polémiques, de fictions construites à partir de faits historiques dans un rapport plus ou moins lointain, plus ou moins revendiqué.

Le passage d’un régime à l’autre fait l’objet d’une réflexion critique très riche et intense dans la dernière décennie, où se trouvent interrogées notamment les notions d’innutrition (de la fiction par l’histoire), de contagion (du réel par la fiction) voire d’usurpation, et, dans les cas les plus subtils, celle de configuration (de l’expérience par les voies de la fiction, sans que celle-ci s’y substitue). Sans qu’il soit besoin d’entrer dans les détails de ces discussions, il y a du malaise à découvrir, puisque le roman se donne comme un faisceau d’indices et nous invite à adopter cette posture vigilante, que la photo où apparaissent les corps noyés de Luis et de sa fille (dans le roman) correspond dans la réalité à celle d’un père et de son enfant salvadoriens retrouvés noyés dans le Rio Grande, qui a défrayé la chronique en juillet 2019. À ces deux personnes bien réelles, comme à la journaliste qui a pris le cliché et comme à leurs proches, le roman donne de nouveaux noms, fournit une histoire, des sentiments, des pensées, et jusqu’au récit seconde par seconde de leur mort (certes, ce récit est mis sur le compte de l’imagination morbide d’un autre personnage ; mais en régime romanesque, celui du vraisemblable, cela compte, et devient le récit possible de cette noyade). La ligne est ténue entre l’ambition de donner à voir pour perpétuer le souvenir et maintenir la conscience en alerte, et achever d’effacer ses vies en les recouvrant de leur double romanesque.

De même, l’ouverture du roman sur une autre photo célèbre, celle d’Alan Kurdi, enfant syrien mort noyé en 2015 à Bodrum (Turquie), est le point de départ de la trajectoire en forme de boucle conclusive de ce roman, qui mène à cette deuxième photo. La  répétition de l’histoire au service de la symétrie romanesque : détestable pensée – que le dénouement ouvert in extremis sur le futur possible d’un autre enfant resté, lui, aux Etats-Unis, ne suffit pas à atténuer.

Guillaume Poix, Là d’où je viens a disparu, éditions Verticales, septembre 2020, 288 p., 19 € 50 — Lire un extrait