Il faut qu’une société soit ouverte ou fermée

© Jean-Philippe Cazier

Depuis les dernières élections en Italie et la formation de la coalition Ligue-M5S, l’expression « société ouverte » déjà remise en selle par Emmanuel Macron s’affirme plus que jamais comme un incontournable du discours informé et sentencieux. Les ondes de radio sont très propices à émettre des « nous sommes dans une société ouverte« , sans que le sens accordé au vocable par les intervenants soit vraiment stabilisé. Un jour, il s’agit d’une simple reconduction de l’ouverture des frontières, synonyme de mondialisation ; le lendemain, c’est la capacité à garantir le pluralisme, les contre-pouvoirs et l’État de droit qui prime. L’expression vient aisément s’agglomérer avec les formules en vogue, propices au brouillage avec d’autres appels à lutter contre le clos et le fermé : « être plus inclusif » (au risque de la déclaration d’intention), ou encore, sur le marché du travail, se préoccuper des « outsiders« , ceux qui ne bénéficient que des statuts précaires, en opposition aux salariés supposés être protégés par leur contrat à durée indéterminée (on sait, qu’en la matière, la réalité est toute autre, la tendance réelle étant de transformer tout un chacun en outsider).

Dans les meilleurs cas, la référence à l’ouverture se voit associée au concept d’origine forgé par le philosophe Karl Popper dans La société ouverte et ses ennemis (publié en 1945). Popper emprunte à Bergson une distinction société close/ société ouverte mais lui accorde une portée plus politique. Les premières sont marquées par le poids de la tradition et un ordre immuable à garantir ; les secondes s’offrent la possibilité de s’orienter vers un avenir sans plan tracé à l’avance. Le clos intervient lorsque l’on s’oppose au changement non programmé, à rebours de la raison et de la délibération. La démonstration s’effectue en trois relectures à la loupe de Platon, Hegel, puis Marx. On comprend vite que l’intention de ce « livre de guerre » est de faire le portrait de ces philosophes en responsables des totalitarismes. Le traitement est délibérément impartial, puisque, fidèle au principe de réfutabilité défendu par Popper, la possibilité de se voir infirmer son propos est le propre de l’ouverture – seule la personnalité autoritaire refuse d’être contredite.

La création de la fondation Open society par George Soros, ancien étudiant de Popper aura certainement contribué à la légitimité du concept. La préface de Vaclav Havel ajoutée à la réédition de « La société ouverte et ses ennemis » n’aura que mieux assuré la concordance entre théorie et pratique. Aujourd’hui, plus que jamais, le discours de réception du prix de la fondation remis en juin à l’économiste János Kornai résonne avec gravité. Les manifestations d’hostilités verbales à l’encontre des activités du milliardaire américain sont elles aussi devenues des actes concrets : vote de la loi « Stop Soros » pour criminaliser l’aide aux migrants, menaces directes dirigées contre l’Université d’Europe Centrale à Budapest, etc. En Pologne, l’atmosphère n’est guère moins menaçante lorsque le dirigeant Jaroslaw Kaczynski accuse l’ONG de faire la promotion des « sociétés sans identité« . Pour un peu, l’effort de définition et les citations de Popper seraient plus précises chez les « adversaires » du concept d’ouverture. On se doute que la démonstration exposée dans La société ouverte et ses ennemis reste encore une fois évacuée, n’ayant pour fonction que de simple prétexte.

Le Ménexène de Platon, cité à plusieurs reprises dans l’ouvrage de Popper, traite justement du prétexte. Il s’agit d’une parodie des oraisons funèbres à l’occasion desquelles, plus que de célébrer les morts, on en met une couche sur le patriotisme et les vertus pour séduire les habitants de la Cité. Popper, jamais plus affirmatif et univoque dans son jugement que lorsqu’il se trouve confronté à de l’ironie, estime que c’est avec ce texte que Platon « se livre le plus« . Supposé prendre ses distances avec les accents trop démocratiques du discours de Périclès, le philosophe aurait en réalité tout autant que son personnage de Socrate succombé aux mots du tribun. A y regarder de près, la fascination venue frapper ce Socrate porte bien plus certainement sur la force des artifices employés par l’orateur pour séduire, que sur le discours lui-même (Popper cède volontiers aux procédés de la sophistique dénoncés par Platon, tout en dénonçant par exemple « l’indigence intellectuelle » de Hegel). Le dialogue insiste sur le magnétisme provoqué par le déballage des vertus, et sur le fait que, pourvu qu’il dispose de l’habileté nécessaire, tout orateur peut faire du discours un jeu, telle Aspasie qui excelle à flatter l’auditoire en combinant les éléments séduisants : « c’était des restes de cette oraison qu’elle soudait ensemble« . La force de séduction du discours était si grande que, selon Cicéron, les habitants d’Athènes déclamaient ce Ménexène chaque année.

En cela, la « société ouverte » en Europe de 2018 se prête parfaitement à souder ensemble de la « démocrature« , de « l’illibéral« , du « populisme« , à brandir des « valeurs » pour mieux se distinguer du comportement des fâcheux. Ce n’est jamais le moment de faire état des – pourtant très européennes – condamnations de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, des dérives de nos propres législations signalées à plusieurs reprises par la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme ou encore par des associations. Quelques contorsions et la comparaison avec le pire permettent de dissiper le malaise sur la présence des éléments significatifs de l’anti-démocratisme distillés par Popper au cours de son livre, à commencer par l’éviction des corps intermédiaires et les tendances oligarchiques. On a récemment vu que le Gouvernement français pouvait très bien condamner les dérives de l’Italie et parallèlement faire silence sur le non-accueil de personnes en détresse, ou sur le délit de solidarité.

Le dualisme ouvert / fermé nous enferme dans une hiérarchie de l’urgence tournée vers le voisinage, vers l’épouvantail interne en gestation, sans prêter gare à ce que nous clôturons toujours un peu plus ici – et ajoutons comme risques de fermeture à un là-bas qui s’empressera de bien nous le rendre. Que sont alors nos aspirations à la complexité devenues ? Suffit-il de tordre un concept tant qu’il fonctionne en double d’un négatif ? Il n’est pas certain que formuler des amendements prudents et mesurés à l’ouverture, ou rechercher « l’ouverture réelle » nous éloignent du piège installé par le dualisme de départ. En attendant, l’angoisse provoquée par les atteintes aux droits fondamentaux par nos voisins suscite un rejet violent de la part des ouverts, propre à ranimer les meilleurs clichés à l’encontre des Italiens, à nous dépeindre une zone dangereuse et immature de « pays de l’Est » s’étendant jusqu’aux Balkans.

Nous pensons évoluer sur le versant ouvert, sans mesurer les risques de nous retrouver imperceptiblement du côté fermé, comme sur une vulgaire bande de Möbius. Bientôt, les élections européennes rejoueront les « barrages » et les « remparts » contre des formations politiques avec lesquelles nous ne parlons que trop la même langue. C’est entre autres en se démarquant de son aile droite du Jobbik (le parti hongrois d’extrême droite) que Viktor Orban s’est installé. C’est en nous démarquant de la démarcation et de « l’ouverture facile », comme on l’écrit sur les emballages trompeurs de produits alimentaires, que nous éviterons les sociétés d’ennemis.