Danielle Mémoire : « Pourquoi ou comment j’écris ce que j’écris » (Les Auteurs)

Danielle Mémoire © Jean-Paul Hirsch éditions P.O.L

Depuis Dans la tour, paru en 1984, Danielle Mémoire est l’auteur d’une vingtaine de livres publiés aux éditions P.O.L. En octobre 2017 a paru Les Auteurs. Lors de l’élaboration de ce livre, bien avant sa publication, Marie de Quatrebarbes et Maël Guesdon avaient rencontré Danielle Mémoire et s’étaient entretenus avec elle, entre autres, de ce livre en cours d’écriture. C’est cet entretien qui est retranscrit ici, où il est question, donc, d’écriture, d’auteurs et de personnages, de sexes et de genres, de bêtise, de théâtre, du mystérieux « corpus » ou encore de… socquettes.

Marie de Quatrebarbes : Vous travaillez depuis de nombreuses années sur un livre : Les auteurs. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet ?

C’est un projet que j’ai suspendu quelques temps parce que j’en avais par-dessus la tête de raconter des histoires. Je n’aime pas beaucoup écrire de la fiction. Après une quinzaine d’articles, peut-être un peu moins, j’en ai eu vraiment assez et j’ai arrêté. Il s’est trouvé d’autre part – ce que j’ai raconté, je crois, dans un autre livre – qu’à un moment donné, je me suis mise en tête, ce qui est absolument impossible, d’écrire un livre répondant à la question : pourquoi ce sont les livres que j’écris que j’écris ? Il avait été commandé à quelqu’un un livre sur moi – si curieux que cela puisse paraître – et je me suis demandée si je saurais le faire : écrire un livre sur moi. La réponse est : non, je ne le saurais pas. Mais j’ai quand même essayé et j’ai travaillé autour de cette question pendant très longtemps.

Là-dessus, il arrive que je suis invitée à la fondation Ricard et, en cherchant dans mes papiers, je trouve ces articles des Auteurs. Je les ai lus, et dans le cours de ma lecture, plantée là, à la fondation Ricard, il m’est apparu que c’était la forme que je pouvais retenir pour essayer de dire quelque chose sur ce pourquoi ou comment j’écris ce que j’écris. Précisément parce que l’on change d’auteur à chaque fois, chaque personnage est dans le rôle du seul auteur de tout ce fatras. Ce qui correspond au sentiment de rencontrer énormément de contradictions, au point que ce que j’écris me semble absurde. Si les personnages sont différents les uns des autres, alors ils peuvent se contredire impunément, n’est-ce pas ? J’ai repris Les auteurs à ce moment-là. J’ai écrit quelques articles et tout à coup je suis tombée sur la possibilité d’une contrainte – de laquelle j’aurais dû me débarrasser sur le champ, mais je n’ai pas su m’en débarrasser, et elle m’a rendu les choses très difficiles. Elle rend le livre difficile à écrire mais aussi, je crois, vraiment fastidieux à lire.

Maël Guesdon : Pouvez-vous nous parler de cette contrainte ?

Elle n’est appliquée qu’à partir du moment où elle apparaît dans le livre, qui est écrit à peu près dans l’ordre, et qui reprend toutes les entrées de mon livre qui s’appelle Les personnages. J’ai vraiment écrit Les personnages en commençant par A et en finissant par Z. Et là, j’ai commencé par A et je suis arrivée à B. À l’article qui s’intitule « le Bouloustre », j’ai fait cette chose très stupide qui est que le personnage de l’auteur est victime d’une sorte de chantage. Une dame de ses voisines a publié ses livres, les livres de ce monsieur, sous son nom. Et d’une façon un peu amusante, par une espèce de facilité – on ne voit jamais cette femme sous le nom de qui paraissent les livres, c’est-à-dire tous les livres constituant le corpus publié, appelons-le comme cela – elle était la seule de tous ses voisins en qui il puisse avoir quelque confiance en tant que lectrice, et lui a remis le manuscrit de son premier livre. Or, un beau jour, le manuscrit qu’il a remis à la voisine est publié sous le nom de la voisine. Et comme il a beaucoup de choses à se reprocher, il a peur. Il la soupçonne d’être au courant de ses horribles frasques – c’est un très vilain monsieur, le Bouloustre. Et il n’est pas tout à fait sûr que ça ne soit pas une manière de chantage. Mais elle ne dit jamais rien. En tous cas, ce qui est dit de cette personne était tel que cela pouvait tout à fait être moi. Ainsi, à l’intérieur d’un fatras qui n’est pas exactement théorique – ou alors il s’agit de petite théorie, qui n’est pas la plus simple d’ailleurs –, c’est un personnage qui est non-non-moi. Voilà. Donc, à partir de là, j’ai décidé de prendre cette contrainte comme critère du livre.

Vous avez entre les mains un livre qui s’intitule Les Auteurs, et si vous le refermez, il y a un nom d’auteur qui est assez vraisemblablement celui d’une dame, et chaque personnage masculin doit justifier du fait qu’il est l’auteur, et doit parler à la première personne, et justifier également du fait que le nom de cette personne apparaît sur la couverture de ce livre. Or, des personnages, il y en a peut-être cent cinquante, plus d’hommes que de femmes… Sans parler du fait qu’on est obligé de raconter des histoires.

Marie de Quatrebarbes : La question de savoir pourquoi vous écrivez les livres que vous écrivez s’est donc transformée, en cours de route, en la question de savoir pourquoi l’auteur est ou n’est pas une femme ?

Oui. Il y a une question technique de la différence des sexes. Évidemment, elle est peut-être poussée à l’extrême dans le type de configuration qui est celui des Auteurs, mais en fait elle s’est posée à moi relativement tôt. Par exemple – et c’est extrêmement bête – cette chose qu’est devenue « le corpus », sa forme de départ, est d’être les notes de travail d’un auteur. Auteur dont je ne souhaite pas qu’il soit moi. Je ne sais pas pourquoi à ce point. Peut-être parce qu’il me semble que, s’il n’était pas relativement clair que l’auteur dans les livres n’est pas la personne de l’auteur, alors ça modifierait quelque chose de la lecture. Mais le fait est que c’est un problème que j’avais, et que je ne voulais pas, par ailleurs, écrire un livre qui ne soit que mes notes de travail. C’était une forme. Ce n’était pas du recyclage. Il devait donc y avoir aussi, pour pouvoir entrer dans la fiction, des parties « journal », à quoi je ne vaux pas beaucoup. Mais tout même, je m’entraînais.
Et un jour, j’ai trouvé : tout près d’ici, j’avais dû faire une course au Jardin des plantes et venir chercher quelque chose pour l’expédier ensuite à la poste de la rue de l’Épée-de-Bois. Je me trouvais dans une file d’attente et, tout à coup, une vieille dame qui se trouvait là me dit : « Oh, c’est très bien madame, les socquettes. Moi, bien entendu je ne peux pas : je suis dans l’enseignement. » Et je trouvais cela assez drôle. Donc, si je m’applique à tenir mon journal, on va se trouver à la poste de la rue de l’Épée-de-Bois, et il va y avoir une vieille dame qui tient ces propos sauf que, pour ça, il faut porter des socquettes. C’est idiot, n’est-ce pas ? Et je me posais la question de savoir si « socquette » n’est pas un mot de fille. Or, si vous relevez la phrase de cette dame, ne faut-il pas être la personne à laquelle elle s’adresse ? Et ensuite, dans tous les cas, entendre ce qui n’est presque plus en usage. Vous avez porté des socquettes lorsque vous étiez petite fille ?

Marie de Quatrebarbes : Oui, petite fille.

Ah, c’était donc encore en usage ? J’ai des petites filles : elles portent des chaussettes.

Marie de Quatrebarbes : De petites chaussettes.

Des chaussettes courtes, oui, mais ce sont des chaussettes. En tous cas, les garçons ne portent pas de socquettes. Ce sont de petits traits comme celui-ci, qui renvoient au fait technique du sexe d’un auteur, qui nous permet de savoir quelle phrase on a le droit de retenir.

Marie de Quatrebarbes : Vous dites que lorsqu’une femme est enceinte et qu’elle apprend que l’enfant est une petite fille, cela ajoute quelque chose : cela transforme l’enfant en fille.

C’est un supplément, oui. C’est une conviction que j’ai eue dans mon enfance – il y a des choses comme ça qui vous aident dans la vie – selon laquelle il est couramment admis que les femmes sont supérieures aux hommes. J’avais très fort le sentiment de la neutralité du masculin. Et qu’en effet, quand une femme attend un enfant, si elle a un garçon, ça reste un enfant. Mais quelques fois, ça peut être quelque chose de plus : une petite fille. J’ai mis très longtemps à réaliser que ça n’était pas exactement ça, l’opinion courante.

Marie de Quatrebarbes : Donc, dans vos livres, le fait que l’auteur puisse être une femme élève le niveau de sophistication et de technicité de l’écriture.

Oui, on est parfois obligé de se poser des questions difficiles. Et même, des questions qui parfois vous demandent de grands efforts d’abstraction mais qui restent techniques. J’ai l’impression de me poser beaucoup de questions bêtes et difficiles.

Maël Guesdon : Comment se définissent la bêtise et la difficulté de la question ?

En l’occurrence, lorsque je dis « bêtise » ici, je l’emploie vraiment péjorativement : bien souvent je me mets en position de devoir m’épuiser à résoudre des questions dont je ne considère en aucune manière qu’elles pourraient faire l’objet d’un traité. Mais, lorsque Caroline Sagot Duvauroux écrit une petite note sur un de mes livres et dit : c’est bête ! Ça m’enchante. Évidemment, elle peut se permettre de le dire. Donc je peux respecter la bêtise. Dans le cas des questions, « bête » n’est alors peut-être pas le bon mot au fond. Mais ce ne sont pas des questions brûlantes. Peut-être que c’est mieux si je dis que ce sont des questions dont on ne songerait pas à faire un traité.

Marie de Quatrebarbes : Des questions triviales ?

Oui, peut-être que le mot est « trivial ».

Maël Guesdon : Vous avez utilisé tout à l’heure le terme de « seul auteur » pour désigner ce que dans vos livres vous appelez, de manière non totalement synonymique, « l’auteur unique ». Or l’adjectif « unique » permet précisément de ne pas distinguer à l’écrit le féminin du masculin. Alors qu’à l’oral, vous pouvez parler de « seule auteur » sans qu’on entende le « e » muet, s’il se trouve là.

Oui. Je vais vous donner un exemple de choses très bêtes qu’il n’y a que moi pour déchiffrer. À un moment, assez tôt dans l’élaboration de ce projet, j’avais un certain nombre de personnages qui se dédoublaient. Et ces personnages, qui ont toujours été appelés à glisser les uns sous les autres parce que c’était le principe même de la construction, certains d’entre eux ont néanmoins des traits assez fixes. Et quelques fois, ils se sont trouvés les garder suffisamment longtemps pour que je ne puisse plus séparer un personnage d’un trait qui lui est attribué.
Par exemple, il y a un personnage qui peint et qui est connu quelques fois sous le nom de l’aquarelliste – même si de temps à autre je crois qu’il se risque à la peinture à l’huile. Dans des moments d’éloignement, comme par exemple dans cette petite pièce qui s’appelle Laissez Baude buissonner, où aucun des personnages du corpus n’apparaît sous son nom, il est évident pour moi que l’aquarelliste est le personnage de Harry.
Mais lorsque j’écris Les Auteurs, je vois que j’ai un personnage qui s’appelle Harry mais ça m’est très difficile – même si nous sommes avant le Bouloustre dans l’ordre alphabétique – de ne pas profiter du fait que l’aquarelliste peut indifféremment être un homme ou une femme. Je ne me rappelle plus si finalement cet aquarelliste est un homme ou une femme, ou si on ne le sait jamais. Ce dont je suis presque sûre, c’est que ce personnage n’était pas Harry. Et c’est quelque chose qui me tourmente. Je passe mon temps à découper les personnages et j’ai une épine dans le pied, ou Les Auteurs ont cette épine qui est que je sais que mon aquarelliste puisse être Harry. Ça n’a aucun intérêt et, en même temps, ça fait souffrir l’écriture.

Marie de Quatrebarbes : À partir d’un certain moment, un personnage doit pouvoir s’arrêter dans une forme ?

Pas tous. Ça me dérange toujours de faire rentrer des personnes réelles, des personnes que je connais, dans les livres et surtout dans Les Auteurs, sachant qu’ensuite ils vont rencontrer de terribles avanies. Il y a un peu quelque chose de tabou. Mais j’avais résolu la question en me disant que le personnage de Harry était, avec celui d’Esclarmonde, celui qui me servait à rabattre les traits et paroles des personnes que je côtoie dans la vie. Je suis désolée, c’est de la cuisine. Ce n’est même pas de la cuisine, c’est du « marmitonage ».

Marie de Quatrebarbes : On se trouve – vous l’évoquiez tout à l’heure – près du Jardin des plantes, et donc de la Grande Galerie de l’Évolution. Peut-être une des spécificités de vos livres tient justement dans la logique de successions des mondes multiples qui les composent. Au sein des livres eux-mêmes et dans le rapport entre la succession des publications et les transformations narratives dont elles témoignent, dans le frottement donc entre le temps du corpus et celui des livres.

Oui, c’est un peu difficile. Par exemple, la contrainte des Auteurs apparaît à l’article « Le Bouloustre », or je ne suis pas totalement satisfaite à l’idée d’avoir une quinzaine d’articles sans l’application de cette contrainte. Mais il y a bien un temps du corpus, le fait est que ces articles ont été écrits. Et certaines contraintes courent sur la totalité du corpus. Mais elles sont apparues à un certain moment, des choses bêtes comme par exemple d’arrêter le nombre des personnages. À un moment donné, il y en a eu suffisamment. Le fait est qu’on n’a pas le droit à un autre personnage. Un jour, quelqu’un m’a envoyé un petit dialogue dans la manière du corpus et il y avait beaucoup de choses qui apparaissaient dans ce dialogue qui sont absolument interdites. Une dont je me rappelle était que deux des personnages qui dialoguaient étaient en fait supposés ne pas pouvoir se rencontrer. Donc je note, dans quelque chose qui est devenu un rebut, les fautes commises dans ce dialogue. Et puis je suis amenée à chercher quelque chose dans Modèle réduit et je vois, avec dépit, que les deux personnages qui n’ont pas le droit de se rencontrer se rencontrent. J’avais donc oublié, à un moment donné, cette règle qui fait force de loi selon laquelle il est strictement impossible que ces deux personnages se rencontrent. Il y a donc eu une époque où ils se rencontraient.

Marie de Quatrebarbes : La preuve d’un temps du corpus, c’est donc l’apparition des contraintes.

Je pense, oui.

Marie de Quatrebarbes: Dans Le Cabinet des rebuts vous écrivez que vous vous placez comme porte-voix des personnages. Et dans En attendant Esclarmonde, vous poursuivez en écrivant qu’autant l’auteur unique peut être perçu comme une sorte de « personnage diminué », autant l’auteur effectif des livres peut être pensée comme interprète, au sens dites-vous d’une « comédienne manquée ».

Dans certaines fictions, dans les moments où je n’en suis pas lasse, quelque chose pour moi est vraiment de l’ordre du théâtre. Vous avez assisté à ma lecture à la fondation Ricard il y a quelques jours, et c’est une chose dont j’ai honte mais c’est vrai que j’aime faire ça. Il y a dans mes livres quelque chose comme une espèce de tenant-lieu de théâtre. Et un plaisir du jeu. C’est vraiment le même type de rapport avec un personnage qu’on interprète, au sens du théâtre. C’est idiot car le texte n’est pas préalable. Alors pourquoi est-ce que j’ai cette conviction que c’est du théâtre ? Après tout, il faudrait le démontrer. J’ai tellement le sentiment de jouer quelque chose. Mais cette image du théâtre, qui est absolument claire pour moi, je me demande soudain si elle est si juste que ça. C’est l’idée que je me fais du théâtre. Ce qui est de l’ordre de la fiction et que j’ai plaisir à écrire, il me semble que c’est quelque chose qui est exactement du même ordre pour moi que de jouer Lady Macbeth !

Marie de Quatrebarbes : Je pensais au fait que les événements, les éclats sont dans vos livres rapportés par la voix des personnages, qu’on n’y assiste pas. Et qu’ils occasionnent souvent une enquête, pour savoir ce qui a vraiment eu lieu et comment le raconter. Peut-on dans cette mesure parler de schéma tragique ?

Idéalement, oui. Mais la tragédie se donne toujours au présent, elle se déroule devant vous. Et du fait que mes livres se donnent comme les notes de travail d’un auteur, ce n’est pas possible. Il y a tout de même une espèce de petite pièce de théâtre qui n’a paru nulle part et qui s’appelle « La tragédie d’Odon ». C’est à l’intérieur de quelque chose qui n’a pas beaucoup avancé, qui s’appelle Le théâtre à Brioine (publié dans La tête et les cornes n°2). C’est un prélèvement que j’ai fait dans plusieurs tentatives de livres inaboutis. Mais on est très loin de Racine. Ça a un côté patronage, saynètes que l’on donnerait au salon. Et si je poursuis sur cette idée selon laquelle la tragédie existe dans le moment même où elle advient, il se trouve donc que, dans le moment qui suit, on ne peut pas écrire. Car si cela avait eu lieu, le personnage ne pourrait pas l’écrire. Cela ne peut être que rapporté.

Marie de Quatrebarbes : Il y a dans Prunus Spinosa un court paragraphe dans lequel vous pointez précisément cette articulation entre ce qui advient et ce qui a déjà eu lieu. Vous écrivez : « Non ce n’est pas le père qui compte sous la figure du père failli. Ni ce n’est la faillite. C’est la faille par où le monde se donne renversable. Des impossibles y adviennent. Ils y auront eu lieu. » Cela semble presque décrire votre dispositif d’écriture où tout est pris entre cette advenue et le « avoir eu lieu ». Payant donc en effet le prix de l’impossible tragédie, de l’impossible présent de la tragédie, et ce pour accueillir tous les conditionnels. Ce qui nécessite les contraintes ou les règles avec leur rôle temporel que vous décriviez tout à l’heure.

Maël Guesdon : La position d’interprète ne semble justement possible qu’à l’aune de ces règles que vous avez établies en amont, et qui en même temps se modifient, parfois au cours de l’écriture du livre. Existent-ils des moments où la position de l’interprète et celle de la législatrice s’entremêlent ?

Ce sont deux régimes différents mais aussi deux temps différents qui coexistent. On a peut-être de la peine à le croire maintenant avec tous ces livres que j’ai écrits, mais j’ai eu beaucoup de mal à écrire. J’ai toujours pensé que j’écrirais, ou rien. Mais je n’étais absolument pas sûre de pouvoir écrire et je voyais la vie qui commençait à passer et j’avais écrit peut-être trois pages. Je ne voyais pas quoi écrire. Je ne doutais pas de mes capacités, je n’étais pas spécialement modeste, mais je me trouvais dans la position d’un violoniste qui n’aurait pas eu de violon. Je devais avoir quelques très petits écrits qu’un de mes amis me suggérait de publier, mais je voyais cette espèce de minuscule plaquette, et je me demandais comment je pouvais les réunir. Et j’ai pensé, un jour, que tous ces petits écrits pourraient parler de la même personne. Il a donc fallu réfléchir à la manière de le faire, qui serait cette personne et pourquoi on en parlerait. Petit à petit j’ai construit ce qui allait faire mon regrettable premier livre. Ça mettait en place un système de contraintes. Il fallait justifier qu’il y ait à parler de cette personne. Ce ne sont pas des contraintes dans un sens oulipien ou de littérature à formules, mais ce sont des contraintes tout de même. Ça part de quelques pages et on doit construire quelque chose en justifiant les choses. Et par moment on tombe sur une impossibilité qu’on n’avait pas vue. Je ne sais pas vraiment comment, mais le fait de devoir résoudre, que cela se pose tout le temps en termes de résolution, est quelque chose qui a tenu la possibilité : je crois que je n’aurais pas pu écrire autrement, que je n’aurais pu commencer à écrire qu’ainsi. En dehors de ces premiers tout petits textes isolés qui étaient plutôt dérivés de moments violents de l’adolescence, mais il y a un moment l’adolescence est finie.

Maël Guesdon : L’articulation entre l’interprétation et la mise en place de contraintes tient-elle à ces résolutions, à la joie qu’il peut y avoir quand un système de contraintes résout une tension et porte l’interprétation du personnage ?

Oui, le système de contraintes qui est de divers ordres – ce sont parfois les contraintes les plus minimes, les plus léonines, que je n’arrive pas même à extraire ni à nommer – donne la possibilité d’écrire et, écrivant, tout à coup, par l’interprétation, le plaisir peut advenir. Mais cela n’advient pas tout le temps. Dans mon premier livre, j’ai de vagues souvenirs de moments où cela advient. Dans mon deuxième livre, il n’y a qu’une seule phrase que j’ai eu du plaisir à écrire. Mon troisième livre est celui dans lequel j’ai peut-être vraiment découvert ce plaisir. Il y a quelques chapitres que j’ai écrits avec ce type de joie-là. Mais ce n’est pas toujours, vraiment. Et le plaisir de résoudre les moments de tension tient plus de la résolution d’un problème de mathématiques ou de logique qu’à la résolution au sens musical. Pour résumer, de façon elle-même un peu triviale, dans mes livres beaucoup est joué mais tout n’est pas joué avec plaisir. Parfois si.

Entretien réalisé en avril 2015
publié une première fois dans La tête et les cornes n°2

Danielle Mémoire, Les Auteurs, éditions P.O.L, octobre 2017, 336 p., 21 € — Lire un extrait