Observations cosmiques à partir de La lune de Jupiter: Kornél Mundruczó

© La lune de Jupiter de Kornel Mundruczo

La tentation spatiale me reprend, un géant gazeux me saisit à l’horizon : Jupiter, l’étoile manquée. Sa majesté s’impose : 69 satellites, lunes, astéroïdes, anneaux. 1319 fois plus grand que notre planète terre, Jupiter tourne autour du soleil en 11 ans, 10 mois et 15 jours. Nous sommes dans l’incommensurable.

Jupiter est le quatrième astre le plus visible dans le ciel après le Soleil, la Lune et Vénus. En 362 a. J-C l’astronome chinois Gan Den avait même vu à œil nu Ganymède, le plus grand des satellites de Jupiter. Mais c’est seulement le 7 janvier 1610 que Galilée put observer les principales lunes de Jupiter grâce à un nouvel instrument d’observation qui permit de voir de plus près le cosmos : « Le sept janvier, donc, de la présente année 1610, à la première heure de la nuit, comme je regardais les Étoiles célestes à travers la Lunette, Jupiter se présenta ; et comme je m’étais fabriqué un instrument tout à fait excellent, je reconnus (ce qu’auparavant je n’avais pu réussir à cause de la faiblesse de l’autre Lunette) qu’il y avait trois Étoiles, toutes petites il est vrai, mais pourtant très claires, situées près de lui ». Le treize janvier pour la première fois quatre petites Étoiles s’offrent à son regard puissant dans le ciel au dessus de Padoue. Il continue à observer ces astres toutes les nuits, entre le sept janvier et le dix mars, sauf quelques rares nuits où le ciel nuageux ne le permet pas.

Les observations se prolongent dans la nuit, souvent jusqu’à l’aube, Galilée note et dessine sur ses cahiers ce qu’il voit dans le ciel, ces Étoiles sont les personnages de son livre, leur nom est en majuscule. Puis, deux jours après avoir posé son télescope, il se hâte de diffuser les résultats de ses recherches dans sa première publication le Sidereus Nuncius. Il fait de ces lunes un don symbolique à Côme de Médicis, Grand-Duc de Toscane, le pouvoir en place dans la terre où il espère rentrer, mais aujourd’hui les satellites galiléens portent le nom de leur découvreur. Si les Étoiles rentrent dans les écritures et les récits terrestres, dieux, hommes et femmes sont souvent projetés dans le ciel. Le messager des étoiles a quarante-cinq ans, il s’agit de sa première prise de position publique en faveur de l’héliocentrisme et de Copernic : « notre perception nous offre quatre Étoiles errantes, tournant autour de Jupiter, comme la Lune le fait autour de la Terre, tandis que toutes poursuivent ensemble avec Jupiter, en l’espace de douze ans, un grand orbe autour du Soleil ». Galilée trouve dans le ciel la preuve d’une révolution épistémologique qui permettra désormais de parler autrement du monde terrestre et de créer des nouvelles allégories pour expliquer la réalité.

J’observe maintenant de plus près l’une de ces lunes découvertes par Galilée. Je suis intriguée par sa surface lisse, striée de craquelures et de rayures, par les lignes rouges qui la déchirent, c’est Europe. On dirait que sa croûte est sillonnée par des chemins humains. Je me demande quel est le lien entre Europe et l’Europe. Je croyais être dans l’incommensurable…

Dans un autre espace obscur, je poursuis l’exploration d’Europe par La lune de Jupiter, le dernier film du réalisateur hongrois Kornél Mundruczó. C’est ici que je me retrouve en apesanteur avec Aryan, jeune réfugié syrien qui possède lui aussi le pouvoir de l’envol. Ce film raconte les lignes rouges et les parcours sillonnés par les migrants et les réfugiés qui tentent d’entrer en Europe.

© La lune de Jupiter de Kornel Mundruczo

Aryan tente de franchir la frontière hongroise avec son père et un groupe d’hommes et des femmes, la police lui tire dessus en le criblant de balles. Malgré ses blessures, l’homme ne meurt pas, au contraire il se met à léviter. Après cette introduction, le film raconte l’arrivée du jeune homme, incarné par Sombor Jéger, dans un camp de réfugiés et la rencontre avec le docteur Gabor Stern, interprété par l’acteur géorgien Merab Ninidze, un médecin hongrois qui procède à des trafics de migrants, en délivrant des laissez-passer en échange de grosses sommes d’argent.
Le docteur Stern assiste à la lévitation d’Aryan et décide d’utiliser le don du jeune réfugié à ses fins et pour arrondir ses fins des mois.
Malgré le caractère cynique et corrompu du docteur Stern, une relation entre les deux hommes se crée, hors des intérêts individuels et matériels.

C’est sur le grand lit d’un hôtel de luxe de Budapest, alors qu’une fusillade est en cours au sein du même hôtel, que le message du film est livré : les deux hommes constatent qu’il n’existe pas d’endroit à l’écart des blessures de l’Histoire, on est là et il faut être prêt. Le parti pris du réalisateur est allégorique et puissant : les réfugiés sont des super-héros à l’air perdu, des Anges qui viennent combler des cœurs épuisés et vidés par un matérialisme capitaliste et individualiste toujours plus dévastateur. Le vol de cet Ange sur Budapest est comme celui d’un satellite, autour d’un amas de gaz précipités vers l’intérieur d’une planète qui aurait pu devenir une étoile.

 

La Hongrie est décrite à travers tous ses milieux : la violence et l’impunité policière, la corruption des fonctionnaires, le non droit des camps des réfugiés, la misère sociale, l’extrême droite… A tel point que je me demande comment ce film a pu être projeté aujourd’hui en Hongrie. Mais là aussi le choix est allégorique et courageux : la Hongrie est une figure de l’Europe. L’allégorie se redouble ainsi : cette lune de Jupiter nommée Europe est une étape du réseau allégorique de ce film et explique son titre apparemment si mystérieux.

La Hongrie est la métaphore d’une Europe enfermée derrière du fil barbelé, barricadée, de plus en plus violente, qui s’écroule sur elle-même, sous le poids de son histoire, une Europe dans laquelle les mouvements d’extrêmes droites gagnent du terrain chaque jour. Un satellite dont la surface est glacée. Ce regard d’Ange égaré montre qu’en Europe les réfugiés ne peuvent pas être des hommes, leur vie devient zoé, une vie nue, exclue de l’état de naissance, de l’État nation, de l’État de droit. Tout ce qui est extérieur ne peut pas être bios, vie organisée, vie politique, mais seulement zoé, Ange… ou Bête, des êtres qui n’ont pas d’existence juridique et une possibilité de forme et de vie humaine. Giorgio Agamben dans Moyens sans fin retrouve l’origine de cette tragédie contemporaine dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dans laquelle l’homme qui n’a pas la possibilité d’être citoyen, d’un état nation en l’occurrence, ne peut pas être un homme.

Hannah Arendt renverse le sens de la condition du réfugié et du sans–patrie pour faire de cette « avant-garde de leurs peuples » le paradigme d’une nouvelle conscience de l’Histoire. Ce réfugié-super-héros-Ange Aryan interroge notre histoire, notre vie politique en proposant d’autres possibles. Cette figure allégorique permet d’accéder à une compréhension plus large de la réalité, questionnant le réel, en termes aussi bien existentiels et politiques que cinématographiques. Face au mal et à la destruction, il serait possible de ne pas mourir, de ne pas succomber, de résister et même de s’élever. Face à une Europe en proie à la crise et sans valeurs, une possibilité d’existence ancrée dans l’humanité et dans la perception du super pouvoir de l’autre est possible, au sein même de la crise. Ce film a finalement peu circulé à l’Ouest de l’Europe aussi, tièdement accueilli au Festival de Cannes et par plusieurs journaux.

Il est vrai que le choix allégorique de l’auteur questionne l’équilibre entre un langage d’un réalisme extrême, consacré à la fresque sociale (les fuites des migrants, le monde des hôpitaux, les camps des réfugiés), un langage d’action (la poursuite avec la police) et un langage merveilleux où dominent ces vols de l’homme-super-héros-Ange. On pourrait voir de la confusion, voire du chaos dans cette expérimentation évasive, comme l’ont fait plusieurs critiques cinématographiques. Mais on pourrait y voir aussi un foisonnement de styles qui raconte la crise et déploie différentes perspectives sur cette crise, à la manière d’un tableau de Jérôme Bosch, comme aime le suggérer le réalisateur lui-même. Les langages cinématographiques permettent de faire entrer en écho réalisme, action et merveilleux. Le réalisateur exploite, avec une grande maîtrise, tout le potentiel expressif des travellings, des plans séquences et de la caméra tournante, permettant au spectateur de s’élever avec Aryan dans le ciel de Budapest. Le regard que Kornél Mundruczó pose sur l’Europe déploie de multiples perspectives, comme celui de Galilée sur les satellites de Jupiter. L’accueil ne peut être que contrasté et difficile.

La mission autour d’Europe, arrive à terme. Ce petit satellite glacé, qui gravite autour d’une étoile manquée en proie à des vents violents, des vortex, des cyclones et anticyclones, cacherait pourtant sous sa superficie un océan liquide. La vie pourrait être possible, ce monde habitable. Europe, l’Europe.