Ce qui s’enfuit : Dominique Barbéris (L’Année de l’Éducation sentimentale)

Dominique Barbéris © Catherine Hélie Gallimard

Paru au mois de janvier, L’Année de l’Éducation sentimentale (Gallimard) est le neuvième livre de Dominique Barbéris. De son écriture tout en nuances et suggestions, elle y décline une fois encore ses grands motifs de prédilection. Elle y explicite aussi une référence à Flaubert qui hantait déjà largement ses précédents opus. Un Flaubert intimement et profondément familier puisque l’écrivaine a assuré l’édition d’un recueil réunissant les récits de voyage de l’écrivain (G. Flaubert, Voyages, Arléa, 1998). Un Flaubert aussi dont l’ultime chapitre de L’Éducation sentimentale (chapitre 7 de la 3è partie) constitue à n’en pas douter la matrice à partir duquel s’invente et se déploie son propre livre.

Le cadre volontairement resserré dans le temps (une journée et le début d’une nuit) et dans l’espace (une maison à la campagne, son jardin, la nature immédiatement environnante) répond à une intrigue minimale : trois anciennes amies de faculté (Muriel, Florence et Anne) se retrouvent, à quelque trente ans de distance, dans la maison de la première pour quelques heures pendant lesquelles, de manière feutrée mais non moins cruelle, chacune va évaluer sa propre vie, désormais largement derrière elle, à l’aune de la vie des deux autres. Les maris (absents) de Muriel et Florence et le fils de la première constituent les seuls autres personnages de ce micro-drame où la jalousie, la frustration, le sentiment de l’échec ne cessent de circuler entre les trois protagonistes.

Car la question est d’importance : laquelle des trois femmes a le plus manqué sa vie ? Et cette autre aussi : qu’est-ce que le mot « amitié » veut dire ? Deux questions on ne peut plus flaubertiennes, on le voit, le titre du livre renvoyant quant à lui à un cours consacré au roman de Flaubert que les trois protagonistes ont suivi ensemble durant leurs études.

Chez Dominique Barbéris, il y a toujours au centre du récit une forme de huis clos, favorisé par le lieu où se situe l’intrigue (ici ou Dans quelque chose à cacher, une maison un peu à l’écart ; très souvent aussi un hôtel isolé au bout d’une route de montagne). C’est que, plus qu’un simple lieu, celui-ci est aussi, inséparablement, un moment et une atmosphère. Parfois les bords de Loire avec leur printemps pluvieux (« Scène sur la Loire » dans Ce qui s’enfuit) ou leur arrière-saison mélancolique (Quelque chose à cacher) ; parfois un paysage montagnard, au tournant de l’été finissant (Beau rivage), au début brumeux de l’automne (« Dans l’Oberland », Ce qui s’enfuit) ou au cœur glacé et enneigé de l’hiver (La Vie en marge). Dans L’Année de l’Éducation sentimentale, une journée et une soirée d’un mois d’août étouffant quelque part dans la campagne de la région nantaise où se laisse percevoir ce que Quelque chose à cacher désignait déjà pour sa part comme « ce petit pincement au cœur qui accompagne les soirs d’été ».

À chaque fois, ce huis clos infuse littéralement dans la nature environnante à moins que, pour le dire autrement, cette nature sature le huis clos de sa propre atmosphère. Une nature qui occupe dans le récit une place privilégiée par sa présence obsédante, les notations visuelles et sensibles dont elle fait l’objet, la part de mystère et de menace dont elle semble porteuse, la pesanteur inquiétante qui émane d’elle et sa capacité lénifiante à enfermer les êtres dans le malaise qu’elle suscite ou entretient. Ici, la chaleur écrasante de l’été que même la nuit ne parvient pas à vaincre et la menace d’un orage qui peine à se déclencher produisent une sensation très flaubertienne d’engluement qui emprisonne chacune des protagonistes sans qu’elle puisse s’en délivrer, d’autant que l’agrément superficiel du cadre campagnard ne tient guère face au malaise réellement ressenti bien que tout aussitôt masqué – « En réalité, l’immobilité de la campagne leur faisait peur […]. Ce silence. Ce suspens. » – et alors même que ces retrouvailles à trois apparaissent bien vite aux unes et aux autres comme une regrettable erreur et un tout aussi regrettable malentendu.

Retrouvailles et rappel des souvenirs de leur jeunesse sont ainsi pour l’écrivaine l’occasion et le prétexte d’une satire sociale d’autant plus féroce et acérée que l’écriture reste toujours volontairement retenue et comme en demi-teinte. À travers paroles et non-dits, évocation du présent et mémoire du passé, c’est le mal de vivre et les pauvres petits malheurs des classes moyennes d’aujourd’hui que nous livre le roman, entre désenchantement, temps qui passe, échecs et frustrations professionnelles ou sentimentales : des vies banales, à l’abri du besoin et des dangers, mais que minent insidieusement l’absence de sens et d’enjeu véritable en même temps que l’obligation de « réussir sa vie » à l’aune des évidences sociales de leur milieu. Le récit réutilise toutes les ressources du discours indirect libre pour donner à voir la façon dont les personnages se débattent non seulement avec une vie limitée dans ses perspectives mais aussi avec une langue menacée de fossilisation par les lieux communs et les formules toutes faites qu’elle véhicule. Il joue également sur des glissements très souples entre les points de vue des différentes protagonistes, faisant alterner dialogues et plongée dans leurs pensées respectives et se centrant tour à tour sur chacune d’elles dans de libres excursus où se déploient des souvenirs personnels d’un passé parfois lointain (l’enfance), parfois plus récent. Affleurent ainsi progressivement les jugements bien peu amènes que chacune porte in petto sur la vie des deux autres et les affres intérieurs suscités par la frustration et l’ennui d’existences normées et socialement conformes, avec, par exemple, les vacances censément idylliques en Italie de l’une d’entre elles, qui cachent mal la distance et l’indifférence qui se sont installées au sein d’un couple exténué par de trop longues années de mariage.

Dans ses retrouvailles faussées et vouées à l’échec (chacune regrettant très vite de se retrouver en présence des deux autres), chacune s’efforce de faire bonne figure tout en se confrontant au bilan de sa propre vie et en se demandant si cette dernière, avec tous ses ratages, vaut mieux ou moins que celle des deux autres. Le récit parvient en fait à donner à voir en même temps comment chacune tente de justifier à ses propres yeux ses choix d’existence, comme dans une sorte de procès où elles seraient venues plaider la valeur de leur propre vie, et comment se délitent progressivement de l’intérieur leurs arguments et leurs certitudes, leur désarroi face à « ce qui s’enfuit » les laissant profondément désemparées et comme en proie à ce constat mélancolique résumé en une courte phrase dans un autre des romans de l’écrivaine : « On n’a pas tellement de temps dans la vie » (Quelque chose à cacher).

Très vite aussi la comédie sociale de l’amitié se révèle pour ce qu’elle est : un pur paraître et une lénifiante illusion qui ajoute encore au sentiment du dérisoire. Le récit laisse en effet percer progressivement tous les non-dits, les omissions, les mensonges, les commérages et les malentendus sur lesquels cette amitié ancienne et censément durable est en réalité bâtie. Leur ignorance de ce qu’a été et de ce qu’est encore véritablement leur vie respective apparaît ainsi comme le pendant du besoin égoïste qu’elles ont d’un étalon à quoi mesurer leur propre existence : « Pour chacune d’elles, la vie des autres était un mystère. Mais elles avaient besoin des autres pour apprécier ce qu’elles vivaient. »

Bilan assez sinistre au bout du compte – et très flaubertien lui aussi – d’où finit par émerger un bref moment de leur jeunesse, au début des années 1980, qui semble concentrer le meilleur de ce qui fut leur vie : des vacances en Italie, une boîte de nuit, un italien séducteur et un peu bellâtre.

Et cela vaut bien le bordel de la Turque pendant l’été 1837.

Dominique Barbéris, L’Année de l’Éducation sentimentale, Gallimard, janvier 2018, 128 p., 12 € 50 — Lire un extrait