Nouvelles du monde arabe : Entretien avec Akram Belkaïd (Pleine lune sur Bagdad)

Akram Belkaïd, journaliste algérien, vient de faire paraître aux éditions Erickbonnier dans la collection « Encre d’Orient », un recueil de quatorze nouvelles dont le point de jonction est le 20 mars 2003, « la nuit de pleine lune » où les États-Unis ont déclenché l’invasion de l’Irak pour renverser le pouvoir en place. Se positionnant dans différents pays et villes du Maghreb au Machrek, il saisit des situations et des personnages très divers pour faire vivre aux lecteurs le quotidien d’Irakiens, de Palestiniens, de Saoudiens, de Koweïtiens, de Syriens, d’Algériens, de Jordaniens, de Libanais, de Marocains, de Tunisiens qui ont vécu, les uns et les autres, cette irruption brutale de l’intervention américaine.

Chaque nouvelle réserve une place la poésie dont on sait qu’elle est un genre majeur dans la civilisation arabe et en valorise l’élément métaphorique le plus utilisé, la lune. Certains poètes reviennent comme Nâzik al-Malâïka, Mahmoud Darwich ou Mohammed Dib. La poésie n’est pas citée comme ornement : elle est profondément inscrite dans la vie et la culture des personnages mis en scène. Le choix du sujet de chaque nouvelle est fait pour donner une information mais aussi pour créer un décalage entre le lecteur et sa représentation de ces sociétés.

Akram Belkaïd privilégie aussi la description de la nature, de la nuit, des intérieurs d’une famille, d’un couple ou de réunions amicales avec une précision voulue sur les toponymes pour asseoir notre géographie vacillante de ces pays.

La nouvelle à Gaza, « Après le chemin… » est une séquence très visuelle (on l’imaginerait bien transposée au cinéma ou au théâtre) avec un minium de personnages : une grand-mère et sa petite fille, ainsi qu’un ami Yassir qui vient leur rendre visite. Avant d’animer la scène, le cadre est donné sans aucune ambiguïté quant au regard du narrateur : « Gaza, de nuit. Immense prison à l’air libre. Cage étroite pour humains sans droits ni libertés. La honte du monde dit éclairé. Malédiction éternelle pour celles et ceux qui permettent et tolèrent cette infamie. Premières images. Une grand-mère, altière, vêtue d’une robe d’intérieur noire, un fichu sur les cheveux, la peau blanche et un visage anguleux où deux yeux verts, à peine mobiles, fixent avec sévérité sa petite-fille. »

Cette petite fille puis l’environnement sont brièvement croqués : l’ameublement est sommaire et surtout, le regard glisse sur deux cadres reliés « par un chapelet d’ambre », signe de deuil, le fils semble-t-il de la grand-mère et son épouse, les parents de la petite fille, donc. Yassir quand il sera dans la pièce, les regardera subrepticement par deux fois indiquant, sans qu’il soit besoin d’y insister qu’ils sont morts. Le narrateur prévient aussi son lecteur de la signification de la précarité du lieu : « La maison est promise à la destruction […] Un jour, on ignore quand mais il viendra, l’armée israélienne la dynamitera et les bulldozers la transformeront en un tas informe hérissé par les treillis d’acier. »

La grand-mère et la petite fille sont en pleine séance d’apprentissage de la calligraphie. Pour en souligner l’importance, le narrateur détaille chaque instrument nécessaire, chaque geste, chaque exigence. La petite fille sait lire et lit à haute voix ce que la grand-mère a écrit : « – Je parcourrai cette longue route jusqu’au bout, jusqu’au bout de moi-même. Sur les chemins, il y a encore des chemins, il y a de quoi voyager. »

Malgré sa fierté d’entendre sa petite fille lire, la grand-mère reprend son air sévère pour l’obliger à parvenir à la perfection dans le tracé des lettres. Elle donne la signification des signes les plus importants de la calligraphie arabe : c’est un échange plein de subtilités mais très vite le narrateur ramène son lecteur à Gaza en notant les bruits du dehors car une opération de ratissage a lieu. Malgré l’inquiétude, la leçon se poursuit et s’y intercalent les pensées de l’aïeule qui sait interpréter les bruits du dehors : « La lune et ses filets d’ivoire ne pourront rien pour eux. Il y a bien longtemps qu’elle ne peut plus rien pour les enfants de Gaza. »

Le texte de la nouvelle insère les poèmes que la grand-mère est en train d’écrire et qui sont l’écho du titre de la nouvelle. Elle transmet à sa petite fille la foi en un chemin à poursuivre, même si ce ne doit être que par l’imagination. S’ouvre alors une nouvelle séquence avec l’arrivée de l’ami Yassir qui admire les progrès de la petite fille. Il est venu commander la calligraphie de poèmes qu’on lui a demandée. Bien entendu, les vers choisis disent, de façon symbolique, la résistance des Palestiniens. Il est fait allusion à l’assassinat bien réel d’une militante américaine pro-palestinienne, Rachel Corrie. La petite fille s’applique à sa calligraphie jusqu’au départ de Yassir. L’ultime séquence est celle où la petite fille a l’autorisation d’écrire. Ce qu’elle fait, laissant sa grand-mère interloquée par son choix de poème : « Et nous, nous aimons la vie autant que possible. Là où nous résidons, nous semons des plantes luxuriantes et nous récoltons des tués. »

Cette nouvelle est d’une grande sobriété et d’une forte efficacité en concentrant dans un cadre nettement dessiné pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté possible, la triple transmission : celle de la poésie, celle de Mahmoud Darwich qui de la grand-mère passe aux combattants et à sa petite fille ; celle de l’apprentissage de la calligraphie dans sa beauté et sa difficulté ; celle de la culture d’un peuple qui ne l’oublie pas au cœur du dénuement et de la tourmente. Cette nouvelle dit l’île de la culture maintenue envers et contre tout au cœur de Gaza.

Comme l’écrit Saïd Djafeer, le 22 juin 2017, dans le HuffPost Algérie (« Pleine Lune sur Bagdad d’Akram Belkaïd : De l’Atlantique au Golfe, des femmes et des hommes dans la nuit de Hulagu-Bush ») : « Le magnifique recueil de nouvelles d’Akram Belkaïd qui se lit comme un roman polyphonique avec des personnages qui s’entrecroisent tous au moment où un des Dieux de l’Olympe moderne, de l’Empire, donne l’ordre d’entamer le carnage, m’a replongé dans l’Irak de 2002 ».

Entretien avec Akram Belkaïd

C’est quoi l’exil, pour toi ?

C’est plusieurs choses à la fois. Il y a d’abord un sentiment d’échec dont je n’arrive pas à me débarrasser. Le fait de ne pas avoir pu se réaliser dans un pays que je ne voulais pas quitter m’a beaucoup pesé et continue parfois de m’accabler. Ma chance a été de comprendre qu’il fallait vivre avec sans en faire un obstacle pour s’adapter et évoluer. Car l’exil est aussi une chance. Il m’a fait progresser dans beaucoup de domaines qu’ils soient personnels ou professionnels. Je me suis plus ouvert au monde. Il n’est pas certain que cela aurait pu se réaliser si j’étais resté à Alger.

Si l’on reprend certains de tes ouvrages, on a l’impression d’un glissement vers l’écriture littéraire ? Ainsi, en 2005, Un regard calme sur l’Algérie est édité au Seuil dans la collection « Histoire immédiate » et peut donc être considéré comme un témoignage.
En 2011, tu publies Être arabe aujourd’hui aux Carnetsnord, un « document ».
En 2012, La France vue par un blédard, aux éd. du cygne, sous le label « chroniques ». En 2013, Retours en Algérie – Des retrouvailles émouvantes avec l’Algérie d’aujourd’hui, aux Carnetsnord, sous l’étiquette « récit ».
Aujourd’hui, ce recueil de nouvelles est clairement littéraire. Penses-tu poursuivre dans cette veine ?

A la fin des années 1980, quand j’ai commencé à collaborer avec la presse (algérienne et française) et que j’étais encore ingénieur, mes premières contributions étaient des nouvelles ou des récits plutôt littéraires. Ensuite, en optant pour le journalisme, j’ai été happé par le virus de l’actualité. C’est une vraie drogue dure qui empêche trop souvent de s’inscrire dans le temps long. Mais je n’ai jamais arrêté d’écrire des nouvelles. J’ai deux recueils qui dorment dans un tiroir et je ne compte pas le nombre de projets de romans qui se sont arrêtés au premier chapitre. La faute au manque de temps et surtout à « l’actu » car j’ai longtemps travaillé dans un quotidien où une nouvelle urgente chasse l’autre. Les chroniques hebdomadaires que je publie dans Le Quotidien d’Oran, sans interruption depuis 2005, sont ma respiration. C’est une sorte de compensation par rapport à des travaux littéraires qui restent en souffrance.

On apprécie particulièrement ton écriture, fluide, assez classique mais au bon sens du terme, qui n’est pas un obstacle à entrer dans ce monde par des portes à peine entrouvertes la plupart du temps. Pourtant un titre m’a gênée dans sa recherche « littéraire » : « Le sycophante et la poétesse ». Pourquoi ce choix de « sycophante » ?

C’est venu ainsi. Je ne me suis même pas posé la question. Lors de mes séjours en Irak, j’ai souvent eu en tête cette expression « armée de sycophantes ». Je ne sais pas d’où elle me venait. Je sortais le matin, et j’en repérais deux ou trois dans le hall de l’hôtel. En cherchant un titre, le mot est venu de lui-même. D’ailleurs, c’est l’une des rares nouvelles qui a gardé le même titre depuis le début de l’écriture de ce recueil.

Sans les reportages effectués dans les différents pays, aurais-tu eu la matière de ces nouvelles ? Que peux-tu nous dire du lien entre littérature et journalisme ?

Je pense que non. Plusieurs d’entre elles sont inspirées par le vécu sur le terrain. Il s’agit parfois de simples détails mais cela donne plus de chair au récit. C’est le cas, par exemple, du voyage de nuit, et par la route, entre Amman et Bagdad. A Dubaï, j’ai aussi rencontré, par hasard, le représentant d’une grande marque de spiritueux qui m’a raconté dans le détail comment s’organisait la contrebande d’alcool en Arabie saoudite. La littérature permet de s’affranchir des règles du journalisme. Pour évoquer tel ou tel sujet, je n’ai pas besoin de citer des noms, de mettre en danger des informateurs. Je décris une réalité mais je peux la mettre au service d’une fiction. La littérature me semble être le moyen idéal pour rendre compte de la complexité d’une situation ou d’une personnalité. Le journalisme va à l’essentiel et s’interdit de dérouter ou surprendre le lecteur. Il est limité et toujours imparfait. Il manque toujours quelque chose dans un reportage. Une information, une confirmation, un point de vue supplémentaire. La littérature offre une liberté totale à commencer par celle d’inventer et d’imaginer des situations. Le journalisme, lui, reste corseté par le strict et absolu respect des faits.

Pour composer le recueil, comment as-tu choisi l’ordre de tes nouvelles ? Par le choix des villes, des pays ? Dans la table des matières y a-t-il une signification à donner au fait que parfois c’est une ville, parfois un pays qui est donné à la suite du titre ?

Je voulais commencer et terminer par l’Irak. Et je voulais aussi que la nouvelle sur Gaza intervienne très vite pour rappeler que le malheur ne touchait pas uniquement l’Irak. Pour le reste, j’ai essayé de construire une succession à la fois géographique mais aussi en lien avec les références poétiques utilisées. On peut lire le recueil dans le désordre mais si on suit l’ordre du livre, on retrouve ici et là des clins d’œil et des références à des textes qui précèdent. C’est ce qui a fait dire au journaliste Djaafer Saïd du HuffPost-Algérie qu’il s’agit d’un « roman-nouvelles ». J’ai aussi réfléchi au mouvement. Je ne voulais pas d’une succession de huis clos avec des personnages statiques. Pour la différence entre ville et pays, ce n’est pas conscient.

Les pays ou villes choisies : C’est l’Irak qui a le traitement de choix, si je puis dire avec cinq nouvelles dont trois sont associées à un autre pays : Egypte, Jordanie, Paris. Chacun des autres pays ou villes cités sont illustrés par une seule nouvelle : Gaza, Arabie saoudite, Syrie, Koweït, Algérie, Washington, Tunis, Beyrouth. Peux-tu nous éclairer un peu sur tes choix ?

Je voulais faire un tour du monde arabe et y ajouter quelques villes occidentales qui comptent aussi pour l’avenir de cette région. Dans la mesure où c’est l’invasion de mars 2003 qui est le point de départ du recueil, il était normal que l’Irak soit très présent. Ensuite, il a fallu faire des choix et prendre les principaux pays arabes. Pour chacun, il y a la situation irakienne en toile de fond mais elle ne peut faire oublier la réalité locale. Le monde arabe vit souvent cela. Une situation de double fardeau. Ce que l’on vit et ce que vivent des peuples qui nous sont proches. Cela peut être les Palestiniens, les Irakiens ou les Syriens. En ce moment, le fardeau est multiple.

As-tu « inventé » des situations ou t’es-tu inspiré du réel ?

Les deux à la fois. Le réel m’a beaucoup inspiré. Outre mes voyages, je lis beaucoup, notamment la presse locale. Par exemple, j’évoque les crimes d’honneur au Machrek. J’ai eu des témoignages sur ce sujet mais j’ai aussi lu des récits sur le sujet. Ce qui est magique avec la littérature, c’est que l’on peut fusionner le tout. Ce que l’on a appris et ce que l’on imagine. La nouvelle qui se déroule à Washington où un Irakien de l’opposition à Saddam Hussein attend le grand jour en est un exemple. J’y décris la manière dont ont été intoxiqués les grands médias américains. De nombreux livres ont été écrits sur le sujet et, à l’époque, je l’avais vécu en direct. Ensuite, l’imagination est intervenue pour composer des tableaux annonciateurs des catastrophes que cette invasion allait déclencher.

Quel impact espères-tu avoir avec ces nouvelles ? Les penses-tu plus à même de toucher qu’un article ou un reportage ?

J’ai un regard assez distancié à l’égard du monde de l’édition où il faut souvent des arguments de marketing extra-littéraire pour faire parler d’un livre et de son auteur. Je souhaite simplement que ce recueil fasse son chemin et qu’il incite à parler de deux choses. De l’Irak et de la poésie arabe qu’elle soit contemporaine ou ancienne. Je suis heureux d’avoir intégré la poétesse Nâzik al-Malâïka dans ces fictions. Elle a quitté ce monde en 2007. A l’époque, rares ont été les médias à rappeler qui elle fut et son apport majeur en matière de modernité. Si quelques jeunes lecteurs se mettent en quête de la lire ou décident d’en savoir plus sur ce Mohammed Dib cité dans la nouvelle sur l’Algérie, j’aurais atteint mon but. Les articles et les reportages informent mais ils ne sont pas faits pour émouvoir ou stimuler l’imagination.

Akram Belkaïd, Pleine lune sur Bagdad, éditions Erick Bonnier, 240 p., juin 2017, 20 €