À plusieurs reprises, Godard nous dit que la lettre A par laquelle démarre sa bibliothèque veut dire Allemagne, que la France et les autres viennent après. C’est l’Allemagne dont il dit connaître le mieux la culture parmi les autres voisins de la France, d’où cette place éminente qui ne se justifie pas seulement par la première lettre de l’alphabet. Dans son Autoportrait de décembre, nous apprenons que cela fait deux rangées, mais on ne sait pas s’il est encore question de livres ou bien plutôt de cassettes vidéo, de DVD, car ce sont les contrôleurs du CNC qui nous en informent.
En regardant ses films, je me suis demandé de quelle Allemagne il parle au juste, si cette place éminente qu’il lui confère dans sa bibliothèque se cristallise dans son cinéma.
En raison de ses lectures sur les bords du lac Léman, dans une famille bourgeoise et germanophile, du moins du côté de son père, il lui reste une imprégnation forte du romantisme allemand. Godard se rappelle aussi de films muets, peut-être de sa découverte des films de Murnau, de Pabst, de l’expressionnisme allemand, qui est venu hanter certains de ses films-essais et films-films dont il sera question plus tard. Son Allemagne est un peu celle qu’a célébrée Mme de Staël, celle du cinéma des débuts du vingtième siècle, mais aussi celle de Hitler, qui traverse comme un fil conducteur ses Histoire(s) au même titre que ce qu’il a appelé le rendez-vous manqué du cinéma (de fiction), son incapacité à filmer les camps d’extermination.

Par là, la Timeline allemande de Godard est à peu près dessinée, à quelques écarts près : Fassbinder fait exception dans son attachement au grand cinéma allemand (mais pas Alexander Kluge pourtant très proche, peut-être trop). Quant à la littérature, la messe est dite : depuis Les Souffrances du jeune Werther aucun livre en langue allemande ne l’aurait autant passionné. C’est au moins ce qu’il dit lors d’une conférence de presse à Cannes en 1991.
Quand est-ce que L’Allemagne apparaît et comment surgit-elle dans son travail cinématographique ?
Ce sera le fil conducteur que je propose dans ce feuilleton en plusieurs parties. Cette apparition est largement associée à la période que son biographe Antoine de Baecque a appelée, à la suite d’Alain Bergala, la période de « L’historien du XXe siècle ». C’est-à-dire, qu’on a d’un côté les Histoire(s) du cinéma sous une forme très comprimée et, de l’autre, on trouve, comme s’il avait besoin de décomprimer, de déployer, de dissoudre le cube instantané dans un environnement plus vaste, de développer en fait ce qui se juxtapose, clignote, apparaît furtivement, voire virtuellement dans les Histoire(s), des films-essais comme Le Dernier mot et Allemagne neuf zéro et des films-films comme Notre musique ou Éloge à l’amour ou encore Adieu au langage, même si cette distinction entre essai et fiction finit par s’estomper. L’apparition de l’Allemagne est aussi étroitement liée à la question que s’est posée Alain Bergala en éditant Godard par Godard : Godard a-t-il été petit ? Car jusqu’à l’Autoportrait de décembre, aucune photo de Godard petit n’a été publiée, et des réminiscences d’enfance à travers ces paysages et bâtisses autour du lac Léman ne faisaient qu’émerger.
Ce recours à la mémoire est sans doute lié au retour sur les terres de son enfance et à l’installation à Rolle, pas loin de sa maison natale. Il s’inscrit dans un changement plus profond lié peut-être à l’âge, le moment où l’on peut se détourner de « l’Histoire qui s’approche de nous à pas précipités » et s’occuper de celle « qui nous accompagne à pas lents » selon le propos de Fernand Braudel que Godard cite dans la partie 4A des Histoire(s). Les réminiscences, c’est-à-dire un cheminement du passé vers les images actuelles, une sorte de réactualisation du passé sous une autre forme, rend possible à la fois le travail de l’historien, du chroniqueur et de l’autobiographe Godard. Et cela l’amène aussi — et c’est ce qui va m’intéresser ici — à aborder l’Allemagne sous des angles très divers bien qu’à travers des lunettes mélancoliques qui lui font dire à la même conférence de presse déjà évoquée : il n’y a plus d’Allemagne. L’histoire comme dans les Histoire(s), celle du cinéma, celle avec un grand H et la sienne imprègne aussi son rapport à l’Allemagne. Comme s’il était temps de procéder à une archéologie de l’Allemagne, de sauver ce que l’on peut, de s’y attarder malgré la forte poussée de la tempête qui traverse ces films comme l’œuvre de Walter Benjamin, avec Malraux parrain des Histoire(s). Il est tentant de voir dans Godard une incarnation de l’Ange de l’Histoire, l’Angelus Novus de Klee qui a accompagné Benjamin dans la rédaction de ses Thèses sur l’Histoire, mais le tableau ne figure pas dans les Histoire(s), l’ange de l’histoire à la fin de la partie 1B est une icône orthodoxe, plus proche de l’évocation biblique : « Ne te fais pas de mal, nous sommes tous encore ici. » Mais l’Allemagne n’y est plus.
Comment donc la ressusciter si ce n’est pas par le cinéma ? Comment retourner la mélancolie en force ? Comment concilier le « gentil Benjamin » avec le
« méchant Hegel » comme le dit Godard ? Ou ressusciter Le Dernier des hommes de Murnau qui fait toujours son travail devant l’hôtel Atlantic à Berlin ? Comment passer de la solitude de l’État à l’être deux comme on peut l’entendre dans cette phrase que Godard attribue à Hans et Sophie Scholl : le rêve de l’État est d’être seul, alors que le rêve des individus est d’être deux ? Comment être à la hauteur de la rose blanche que Godard dépose dans Allemagne neuf zéro comme un geste politique en l’honneur des rares résistants allemands à la déferlante nazie, qui par leur rareté sont devenus aussitôt des icônes ? C’est-à-dire Hans et Sophie Scholl ou le mouvement de la Rose blanche, Johann George Elser qui voulait faire exploser Hitler dans son troquet de prédilection, le Bürgerbräukeller de Munich. Peut-être commencer par avoir les yeux moins rivés sur la « résistance officielle », les généraux autour de Stauffenberg qui tentaient de sauver les meubles en 1944 ?
Ce sont des interrogations d’une actualité toujours brûlante et pas seulement allemande. Faisons en sorte que le regard constamment renouvelé de Godard puisse être une bonne école. Car l’Allemagne fait ici office de boussole, comme l’a écrit Giraudoux dans Siegfried et le Limousin, une boussole parfois déréglée, mais une boussole quand même.
Le Dernier mot
Je voudrais commencer mon voyage dans l’Allemagne de Godard par sa première apparition en dehors des évocations brèves et saccadées dans les Histoire(s). C’est dans un court-métrage produit par France 2 dans la série : La France vue par… où Godard, en spécialiste du détournement des commandes, propose plutôt l’Allemagne vue par un Suisse, on ne sait pas trop lequel de sa famille : Le Dernier mot (1988).
Sous les bruits de déflagrations d’obus et de mitrailleuses assez proches, l’occupant allemand gradé d’une villa bourgeoise (celle des grands-parents de Godard en Haute-Savoie) et sa compagne (française ?) donnent des ordres au personnel qui prépare précipitamment leur retraite. La guerre se termine et est perdue, pour la fuite on met l’espoir dans un porcelet (Glücksschwein – le cochon qui porte-bonheur). Les allées et venues semblent désordonnées et le départ est retardé, car le sort de quelques prisonniers reste encore à régler. Est-ce que c’est parce le temps presse ou parce qu’il n’y a plus de véritable enjeu que l’officier ne sait pas trop comment gérer la situation ? Néanmoins, il faut prendre une décision, rien que pour montrer aux soldats que l’officier garde le cap et est à la hauteur des événements. Il finit par décider qu’il faut fusiller un des prisonniers pour l’exemple et utilise un moyen enfantin, une comptine, pour déterminer la victime. Intervient maintenant le « Dernier mot », proposé avec la dernière cigarette au prisonnier, avant qu’on le tue.

Cela dit, c’est le film dans le film, ou la révélation d’un souvenir opaque du visiteur allemand, fils de l’officier mentionné ci-dessus (les deux incarnés par Hans Zischler). La voix off annonce au début que celui-ci vient de retrouver la villa où s’est passée l’histoire qu’il voudrait reconstituer :
« La voix, que l’on devra identifier au visiteur, dit qu’il lui a été parlé dans son enfance, par son père, de ce lieu, et de quelque chose qui s’est passé là, il y a plus de 40 ans, alors que lui, le visiteur n’était pas encore né.
La voix ajoute que le père n’a jamais voulu dire exactement à l’enfant ce qui s’est passé, et l’enfant se souvient seulement des mots musique et mort. »
Il est accueilli par un jeune violoniste, jouant du Bach pour répondre aux questions du visiteur qu’« on n’entend pas » (comme le dit la voix off). Le film se promène à la fois dans le passé (la fin de la guerre 1945) et dans le présent (la visite-enquête du fils). Les plans alternent entre passé et présent, mais le décor, la lumière et surtout la bande sonore lient les deux temps dans le même plan : on entend les déflagrations du passé dans l’image du présent, où elles rivalisent avec le violon, les tambours et tous les bruissements environnants (la forêt, l’eau du lac, le vent, les pas sur les sentiers). Et les réminiscences se confondent, vu que Godard filme devant la maison de ses grands-parents et puis au lac, autre théâtre de son enfance sans images d’enfant.
« Imbécile, je meurs pour vous. », dit le presque fusillé, puis l’ordre « Feuer » (feu) est étouffé comme les tirs de fusil par le bruit des tambours, les cris stridents des goélands et bruissement des vagues. Le seul tir qu’on entend est celui de l’officier « après quelques secondes de silence », qui achève le fusillé allongé au sol, juste avant qu’on réentende Bach et qu’on voie apparaître l’intertitre de fin clignotant du noir au rouge : paroles dites par Valentin Feldman…

C’est cet intertitre à lui seul qui rappelle le montage par rapprochement d’images, juxtapositions et clignotements, tremblements, surimpressions, qui sont devenus depuis les années quatre-vingt la signature des films de Godard, et pas seulement celle de ses films-essais. Dans Le Dernier mot, il se contente de fondus entre deux plans, entre passé et présent, où les vagues du lac se brisant sur la rive emportent avec elles le bruit des tambours de l’exécution.

Sauraient-elles laver la honte du fils qui visite le lieu du crime de son père, nul ne sait. Par le montage parallèle, Godard arrive à comprimer les quarante ans qui se sont écoulés entre les deux événements et rendre visible la reconstitution mémorielle qu’opère le fils de l’officier. Seuls la musique, le violon du fils de la victime et la force du lieu l’aident dans cette anamnèse, avec tout ce qu’ils comportent de remuant.
« Le bord du lac — la lisière entre l’eau et la terre — revient avec insistance, depuis Le Dernier mot, comme lieu de passage presque obligé entre le là où ça a été et le là où ça doit advenir. C’est la bordure où Godard met en jeu l’intervalle entre le passé et le présent, les morts et les vivants, l’oubli et la remémoration.» (Alain Bergala)
L’eau fait ressurgir indifféremment ce que l’on y a jeté et oublié, elle aide le fils de l’officier à rafraichir ses souvenirs incomplets, mais d’une manière plus générale elle nous rappelle constamment ce que nous avons envie d’oublier. Nous ne sommes pas seuls et c’est encore à travers l’autre que nous arrivons à mieux nous connaître nous-mêmes.
Si l’Allemagne apparaît ici à travers le miroir de l’occupant, de la culpabilité des fils, nous aurons l’occasion d’y aller avec Godard à un moment précis lorsque la RDA est en train de disparaître. Une femme élégante qui fait son apparition dans Le Dernier mot réapparaîtra sous d’autres noms. Hans Zischler, l’acteur des rôles d’Allemands dans les films de Godard, reviendra aussi. Ce sera l’épisode 2.