Voter Macron. L’injonction, de plus en plus répétée à mesure qu’approchait le second tour, reprenait une rhétorique éprouvée depuis près de 40 ans, celle d’un vote « utile », sur-légitimé lors de la dernière élection par l’opposition au Front National. A tout ceux qui se sentaient à l’opposé politique de ce que représente le candidat, aujourd’hui élu, de « En Marche », on a opposé la nécessité de refuser le parti de Marine Le Pen et la régression démocratique qu’il promettait.
Nouveauté dans ce paysage balisé et re-balisé, une partie importante de ce qui se désigne comme gauche s’est mise à refuser cet embrigadement obligatoire dans une défense de la démocratie contre l’extrême droite pour revendiquer l’abstention. Celle-ci se rapproche aujourd’hui du vote blanc dont la reconnaissance est largement revendiquée. Elle devient un geste, l’affirmation d’un refus de choisir entre deux maux, résumé par le slogan : « ni patrie, ni patron, ni Le Pen, ni Macron ». Au-delà de ce refus, elle se transforme également en une critique de la démocratie représentative, symbolisant un mouvement de pensée de plus en plus en présent dans le débat, depuis la volonté de La France Insoumise de fonder une sixième République aux réflexions d’un Étienne Chouard sur le tirage au sort.
D’un côté donc la sauvegarde de la démocratie, quitte à en remettre les clés à la figure la plus parfaite d’un néolibéralisme arrogant, de l’autre son refus, quitte à jeter bébé et eau du bain entre les pattes velues de l’ogresse xénophobe. Mais pourtant.
Structures périmées
A lire la violence des invectives qui se sont échangées sur le sujet au sein d’une gauche qui se retrouve pourtant autour de valeurs anticapitalistes et antifascistes, on se dit que la symétrie fonctionne peut-être comme un masque. On aurait dû pouvoir s’entendre ou tout au moins discuter autour d’un choix qui semblait, éminemment politique. Serait-ce seulement que le spectre terrifiant – réel ou fantasmé – court-circuite la réflexion et laisse place à la harangue émotionnelle ? Ou bien est-ce le couple « vote utile »/« vote inutile » qui, en quarante ans, a fini par dépasser la date de péremption.
Pour comprendre la déliquescence d’un élément qui a structuré la vie politique des gens de ma génération (j’ai plus de 40 ans), il est peut-être nécessaire de ressortir un peu d’analyse structurelle pour voir sur quelles autres systèmes d’oppositions elle s’adosse. Le premier nominé serait alors « tactique et stratégie » et « conviction » : le vote « utile » serait un vote tactique et stratégique là où le vote « inutile » serait un vote de conviction. D’un côté donc, la politique, en ce qu’elle implique tactique et stratégie, de l’autre, la vérité et donc la pensée ou la philosophie. Mais cette frontière recouvre également celle qui sépare réformisme (utile et politique) de révolutionnaire (utopique, c’est-à-dire à la fois inutile parce qu’irréel et philosophique car construit par la seule pensée). Et bien sûr, cerise sur ce millefeuille structurel : libéral (régulateur) vs marxiste.
Choisir son camp ?
L’objet n’est pas de dire que ces superpositions d’oppositions correspondent à une réalité. Les mouvements se revendiquant de la sphère révolutionnaire n’ont jamais déserté le terrain de la pratique syndicale et les tenants d’un socialisme de gauche n’ont jamais totalement délaissé l’utopie. Mais il s’agit de dire que 40 ans de débat sur le vote utile ont en partie inscrit ce système d’oppositions – ou, plus précisément, ce système de superpositions d’oppositions – dans les esprits, poussant chacun, tendanciellement et tant bien que mal à choisir son camp, sans trop pouvoir faire son choix dans ce lot d’oppositions dont la superposition était donnée comme évidente.
La bipolarité dont était porteuse ce système d’opposition avait quelque chose d’à la fois rassurant et triste. Rassurant, car comme suivre la ligne du Parti, elle indiquait une ligne à suivre facilement déclinable suivant les circonstances. Triste, car du même coup elle laissait bien peu de jeu, d’espaces où construire un cheminement politique individuel. Et cela, d’autant plus que les quelques exemples médiatiques de jeu avec les lignes – le libertinage intellectuel revendiqué par Sollers, l’étiquette de « libéral-libertaire » de Cohn-Bendit – ne pouvaient que confirmer la dimension de malhonnêteté qu’il y avait à échapper à ce régime de bipartition.
Le retour de l’individu politique
C’est cette bipartition qui semble aujourd’hui éclater. Des individus se considérant comme réformistes s’abstiennent pour refuser le libéralisme tandis que des marxistes appellent à voter Macron pour gagner du temps face à un fascisme de plus en plus pressant. Quelles digues de pensées ont éclaté pour permettre, pour reprendre un terme que l’on applique bien souvent aux jeunes générations, cette perte de repères idéologiques ? Difficile de répondre autrement que par des hypothèses encore plus hypothétiques que celles qui précèdent. Épuisement des réformistes de gauche après l’escalade de trahisons de leurs idéaux lors des dernières mandatures ? Perte d’espoir des révolutionnaires qui ont vu l’échec de la gauche grecque dans une situation qui correspondait pourtant à la fenêtre historique redoutée et attendue ? Espoir entretenu par la montée de la France Insoumise d’une gauche qui serait utile sans (totalement) renoncer ?
Quoi qu’il en soit, le millefeuille a explosé et la violence des discussions témoigne peut-être que de l’incapacité à trouver les mots justes c’est-à-dire à parler hors de ces structures qui ne font plus sens. A défaut de pouvoir situer ses contradicteurs sur l’ancien échiquier, on en revient à des expressions simples. C’est du côté des anti-abstention que les invectives sont les plus virulentes, peut-être parce que la transgression est plus grande : « collabo », quand ce n’est pas « cul-blanc ». Côté abstentionniste, on voit fleurir « castor » pour évoquer la volonté de faire barrage. Des deux côtés, si l’inventivité n’est pas à la hauteur du regretté « vipère lubrique », ce n’est pas tant la position politique qui se trouve incriminée, que l’individu, qui semble faire retour à la faveur de l’effritement des camps. En définissant l’autre, on se définit par revers. En traitant l’adversaire de « collabo », on se réclame d’une lignée de résistant et du bord des opprimés. En le traitant de « castor », on le renvoie du côté d’un univers infantile et ridicule pour se targuer d’une lucidité intraitable.
Dans les deux cas, on revendique tout à la fois des affects, une histoire et une culture. En d’autres termes, une prise de position qui ne se résume plus à une série d’oppositions binaires auxquelles il faut tant bien que mal se conformer mais qui soit un engagement de l’individu. Et l’individu, c’est peut être d’abord l’insulte…