Edizione Maestro : « Moi, moi, moi… et les autres »

Moi, moi, moi… et les autres – Alessandro Blasetti, 1966

Au premier abord, on croit avoir déjà vu quantité de films comme celui-là : une comédie italienne des années 1960, enchainant les sketchs forcément inégaux sur un thème central – ici l’égoïsme – propice à la satire morale et sociale, avec tout le cortège des stars transalpines de l’époque (Gina Lollobrigida, Silvana Mangano, Vittorio De Sica, Marcello Mastroianni…). Si on y ajoute un titre à rallonge qui tire vers la bouffonnerie, on obtient un film comme il y en a eu tant, tout un genre en soi un peu daté et passé de mode. Sauf qu’Alessandro Blasetti (1900 – 1987), son auteur, n’est pas n’importe qui.

Militant du cinéma, Alessandro Blasetti en défend d’abord les valeurs artistiques dans des journaux et fonde à 26 ans seulement une revue devenue emblématique : Lo Schermo, futur Cinematografo. Rapidement, il se lance dans la réalisation et devient l’un des auteurs italiens les plus intéressants de l’entre-deux guerres. Il est surtout réputé pour être à l’origine du néoréalisme en 1942, en même temps que Lucchino Visconti et Vittorio De Sica, avec Quelques Pas dans les nuages. Il s’illustre ensuite, à compter des années 1950, dans la comédie, et Moi, moi, moi… et les autres en est le dernier fleuron – une espèce de testament cinématographique, l’ultime travail vraiment personnel dans lequel il s’est investi. Car, malgré sa cohorte invraisemblable de scénaristes (une dizaine), le film possède une résonance autobiographique assumée – le titre devient du même coup plus intéressant, puisqu’il attire autant l’attention sur la peinture de caractères que sur l’autoportrait intime de son auteur.

En fait, c’est un faux film à sketchs. Habituellement, un tel long métrage est composé de récits autonomes plus ou moins habilement reliés entre eux, mais sans réel fil conducteur. Ici, on ne dévie presque jamais de la trajectoire du journaliste Sandro (formidable Walter Chiari) et de son enquête, toujours au centre de la narration. L’intervention des différents scénaristes vise surtout à assurer dans la première heure du film la délivrance continue de gags et de scénettes raillant à tous les niveaux l’autocentrisme de l’individu. C’est sans doute pourquoi on l’assimile à un film à sketchs : à cause de sa discontinuité et de sa fantaisie qui rappelle des histoires de bande dessinée en une planche, des strips ou encore des dessins humoristiques – des vignettes cinématographiques morcelées plus qu’une histoire. Mais peu à peu, la construction se complexifie, les flashbacks troublent la continuité temporelle, des souvenirs se heurtent au présent, les rêves suspendent le réel à une troublante inquiétude…

Moi, moi, moi adopte alors une dimension romanesque qui fait la part belle à la digression, au collage, à l’échappée libre et décomplexée vers les associations d’idée. Blasetti s’en fait le chef d’orchestre, réussissant à captiver et à intriguer au fur et à mesure que se déploie l’amplitude de sa narration. En parallèle, la psychologie de Sandro gagne en épaisseur et en ambiguïté. Finalement, dans la dernière demi-heure, alors qu’il était parvenu à trouver son équilibre dans ce joyeux chaos ordonné, le film bifurque brutalement vers le drame et la gravité. Plusieurs des cailloux semés précédemment, et qui semblaient pour certains entraver la machine du récit, trouvent leur écho et leur sens dans les superbes et crépusculaires chapitres de la fin. La satire, légère jusque-là, se teinte alors de cruauté. Deuil de l’amitié et deuil de l’amour composent la coda du concerto forcément solo de l’égocentrisme. En apparence un brin filandreux et dégingandé, Moi, moi, moi finit par toucher en plein cœur avec une force romantique d’autant plus belle qu’elle est inattendue. 50 ans avant les selfies, Blasetti définit la tragédie de notre modernité au sein de laquelle le moi croit s’accomplir en se détachant des autres, alors qu’il ne fait que se priver de tout espoir d’accomplissement.

Une séquence :

Dans un parc, Sandro croise des enfants s’amusant à se disputer une poignée de sous au cours d’une puérile joute verbale. Tout en les écoutant, le journaliste s’intéresse à une feuille volante : il la déplie et découvre un article retraçant les enjeux des accords de Munich en 1938. Des photographies montrent les principaux protagonistes de l’événement : Hitler, Mussolini, Chamberlain et Daladier. L’une d’entre elles s’anime et à partir de là le montage s’articule autour d’archives dans lesquelles ces différents personnages prennent la parole, mais leurs discours prolongent les disputes des enfants. Sont alors mis au même niveau guerres d’egos et controverses absurdes, guerre meurtrière et enfantillage : les hommes ne grandissent pas, ce sont leurs hybris et les dégâts qu’ils causent qui deviennent plus importants. Ils dispersent l’humanité réduite à quelques tracts chiffonnés dérivant dans le vent, jusqu’à l’explosion finale d’un Moi que plus rien ne peut contenir. Un bel exercice de montage qui n’a rien perdu de son actualité.