C’est le jour du Brexit que Manuel Valls aura donc décidé de trahir Benoît Hamon, de faire sa sécession propre et de quitter la politique. Car, contrevenant aux lois de la primaire auxquelles il avait pourtant amoureusement souscrit, Manuel Valls n’a pas hier uniquement trahi Hamon en soutenant explicitement et opportunément Emmanuel Macron ; il n’a pas uniquement failli à tous ses engagements ; il n’a pas uniquement trahi sa parole et foulé aux pieds le peu d’honneur qui lui restait au terme d’un quinquennat catastrophique : en appelant dans la journée encore, comme si la Guyane devenait véritablement une île, à se rallier à Fillon, il a mis, incidemment et violemment, fin à toute vie politique dans ce pays et à la parole comme parole.
De fait, ce qui s’est déroulé hier, toute la journée, s’apparente comme depuis le début de cette non-campagne à un non-événement mais lourd de conséquences car, dans le monde du rien alors que la démocratie en attend tout, même le vide et le néant résonnent de tout leur poids. À la différence de Fillon qui, même face à Angot, démontre un peu plus chaque jour dans la télé-réalité de sa déchéance combien le patriarcat relève de la psychiatrie, le ralliement de Valls à Macron puis la nécessité affirmée de soutenir Fillon en cas de deuxième tour Fillon-Le Pen relève cette fois non de la psychiatrie mais de la stratégie de la case vide. Cette case vide, cette case faible et débile au sens premier du terme, est celle qui, dans la rhétorique de Valls, de sa politique comme rhétorique, annule toute politique, neutralise tout clivage, déclasse tout clivage entre Droite et Gauche.
À l’instar d’un quinquennat qui, dans le socialisme menti, aurait dû être de gauche, Valls a inventé la sortie du politique, le déclassement de la politique, la négation de la démocratie en refusant à la politique sa fondatrice mésentente. Loin d’être, comme on ne le savait déjà que trop, des accidents, les recours systématiques au 49.3, l’acharnement de Valls à promouvoir la déchéance de nationalité ou encore son amour immodéré de l’état d’urgence prouvent ici, dans cet acte terminal de trahison d’Hamon pour vouloir le mettre en minorité et faire taire sa parole de gauche, sa parole clivante, cet acharnement de Valls donc témoigne du contresens politique et démocratique qui est celui de Valls depuis son entrée en politique qui figure déjà une sortie. Ainsi Valls, en désavouant Hamon hier, n’a-t-il pas perçu combien il annule tout champ politique par une rhétorique de la synonymie par laquelle, pour lui mais combien, surtout aux yeux des électeurs le voyant faire, la Droite est devenue le synonyme de la Gauche. Être de Gauche ou de Droite ne signifie plus rien depuis lui dans la 5e République tant, annulant la mésentente, il devient l’homme du paralogisme et de l’amphibolie, à savoir ce qui, en rhétorique avec les sophistes, consiste à donner de tous les mots un double sens, un tout et son contraire, une antithèse permanente au cœur même de tout mot qui est pris toujours pour un autre. La Droite est la Gauche et non pas la Droite hait la Gauche, telles sont la rhétorique et l’amphibolie coupables de Valls qui, littéralement, n’entend rien à la démocratie.
Avec Valls, avec sa case vide de discours qui se déplace sur l’échiquier politique au gré de lui, le débat ne peut plus exister – il est pris en otage par la nécessité de s’opposer à toute force non à l’extrême droite (il n’y a plus de classes ni de partis dans cette amphibolie comme on dit embolie de démocratie) mais entre ce qui serait l’Etat (lui et incidemment nous) et le Non-Etat (elle et incidemment eux). Il ne peut donc y avoir débat mais qu’urgence, état d’urgence, urgence de l’état non à être sauvé mais à se sauver. Le crime est grand : Valls a achevé de démonétiser la parole politique en lui faisant clamer tout et son contraire, en synonymisant la Droite et la Gauche, en annulant la notion même d’antonyme et d’antagonisme dans le champ politique, accréditant, erreur fatale, ce qui n’existe pas, à savoir le terrible « UMPS » clamé par Le Pen. Il ne faut jamais donner de preuves au Désastre, surtout quand il n’existe pas, mais sauf quand on en est l’auteur. Non-événement, mais surtout œuvrant au non-débat, Valls offre par sa démonétisation politique et son annulation (sa nullité) axiologique un argument à Marine Le Pen. Il est en le bouffon lumineux – mais aussi son sophiste le plus accompli.
Protagoras bègue, Valls ne porte en lui effectivement comme tout sophiste aucun projet, aucune vision – il est le désert plastique de la politique. Il se tient, à l’entrée de tous les partis, comme une enveloppe vide qui attend cruellement son destinataire mais craint toujours d’être poste restante au mieux, lettre morte au pire. À ce titre, dans le jeu politique (car il croit qu’il s’agit d’un jeu), Valls surgit toujours comme une place à occuper, ce en quoi il incarne avec rutilance cette rhétorique contemporaine qui, à la lutte des classes fondatrice de la violence de nos sociétés, substitue par cynisme et calcul la lutte des places. La lutte n’y est plus une lutte car, de ce monde devenu open space hypertrophié et entreprenariat généralisé, il ne s’agit plus de s’affronter à une question mais de négocier avec la question : il faut dédramatiser la violence d’un choix politique pour lui substituer une compromission qui relève d’une contractualisation de la vie politique au sens managérial. Le management est devenue la seule grille de lecture des actions politiques sous Hollande : son ennemi était la finance, le management sera au fil de son quinquennat devenu son meilleur allié. Valls n’attend pas de rejoindre Macron – il faut entendre ici le désastre dans toute sa noirceur : dans la lutte des places qui est une version barbare mais policée (quelle meilleure définition aujourd’hui de la bourgeoisie désormais toujours télévisuelle ?) des chaises musicales, Valls attend de Macron une promotion. Il est semblable à un chroniqueur de Cyril Hanouna qui réclame un plan-caméra – il n’est d’ailleurs guère étonnant qu’une émission aussi violente que Touche pas à mon poste ! fasse de tels scores sous Hollande tant elle est aussi bien télévisuellement la version catastrophique mais juste d’un conseil des Ministres sous Hollande – la violence de sa mise en abyme.
Car Valls est Scapin. Il a enfermé Benoît Hamon dans un sac et lui donne des coups de bâton. Sa fourberie est une grande langue non même plus plastique comme un valet chez Molière mais une grande langue élastique, une langue qui ne s’écoute pas, une langue qui ne ment pas mais qui est, à chaque fois, dans la vérité de son désir, celle de sa promotion, de son désir intransitif. Car, peut-être plus que Scapin, Valls est une sorte de nouveau Sganarelle tant le vallsisme est un sganarellisme. Valet, on se souvient, de Dom Juan chez Molière, Sganarelle est celui qui imite sans cesse son maître, l’imite dans sa séduction, dans son jeu déployé de langage mais n’en est pas à une fourberie. Valls est le valet de comédie de ce désastre de la présidentielle – il voudrait tellement jouer les premiers rôles après avoir été premier ministre qu’il ne cesse de vouloir remonter sur scène pour ravir le rôle à Don Juan, Macron, absolu séducteur, libertin politique, monarque de la 5e République – où le macronisme est un donjuanisme.
Valls, dans son appel à sauver la démocratie et la République par son geste de comme sacrifice, rejoue sans le savoir la tirade du tabac au lever de rideau du Dom Juan de Molière. Il devise auprès des uns et des autres, Gusman infinis, sur le tabac sans comprendre que c’est lui-même qui est toxique – non pas donc le tabac mais sa parole même devenue cancérigène de démocratie. La tirade du tabac s’est retournée contre lui : Valls est le Sganarelle grimant le discours centriste de son maître Macron – même si, à la différence de Molière, Valls est un Sganarelle déclassé, un Sganarelle qui déclasse la démocratie mais aussi violemment déclassé car c’est le premier ministre qui, ici, s’est fait ravir la place par son ancien ministre, le valet devenant maître et le maître valet. Ce n’est plus Dom Juan, c’est L’Île des esclaves de Marivaux dans une mise en scène sadique tant Sganarelle se révèle avec Valls ici un ancien maître qui ne méritait pas de l’être. Avec Valls, ce n’est pas la Commedia dell’Arte, c’est la commedia dell’Raté. – Valls est un non-être qui aspire tout et aspire à tout.
Mais, s’il peut être Arlequin chez Marivaux, Valls est condamné, comme Sganarelle, à être le valet mais comme chez Molière, un valet qui est un caractère dans un rôle, changeant de peau et d’histoire selon les scènes à jouer : valet de Hollande, valet du capital, valet de la police, valet de Macron mais par-dessous tout, valet de Marine Le Pen, véritable statue du Commandeur de cette présidentielle, menace sourde, concrétude imminente. Car personne ne semble avoir compris parmi les candidats sauf peut-être Hamon que Marine Le Pen est hors scène : à aucun moment elle n’intervient comme cet été dans l’affaire calamiteuse du burkini. Marine Le Pen est un constant hors scène, hors champ qui ne cesse de jouer les premiers rôles – il n’y a qu’à considérer sa prestation très médiocre lors du débat télévisé de TF1 pour comprendre qu’elle n’a pas besoin d’être éloquente, il lui suffit d’être tant elle est, comme le dit bien Rancière, le produit même du système et du bipartisme : elle retourne, comme tout fascisme, la modernité non en négativité mais en négation totale. C’est la politique du gant retourné pour souffleter la démocratie, l’Hydre de Lerne qui, comme le rappelait Robbe-Grillet, trempe ses flèches dans le sang de ses ennemis pour en inverser le bien en poison absolu.
Cependant, valet pour valet, Valls n’est pas tout à fait Sganarelle car Sganarelle obéit ou plutôt désobéit au désir et aux ordres de son maître. Valls serait, ainsi, Sganarelle moins Sganarelle tant il n’est le valet que de son propre désir qu’il rejoue comme à l’infini, dans le mépris rutilant. Il est le premier Sganarelle tragique comme si, ne comprenant désormais rien à rien, il jouait dans une tragédie dont il était le héros malgré lui. Il est le pantin, le robot de lui-même si bien qu’il pourrait tôt ou tard être frappé de plein fouet par la taxe sur les robots promise par Hamon. Même après les défaites, il restera seul sur scène, après la défaite de Macron qui confond sondage et suffrage dans une société devenue société d’opinion comme le disait il y a déjà très longtemps, trop longtemps, Patrick Champagne. Valls est appelé, depuis son désir rutilant à être, à clamer « Moi » mais sans plus de chance de lui adjoindre « Président ». Il est appelé à demeurer seul sur scène et à crier « Mes gages, mes gages ! » pendant que Le Pen aura fini d’engloutir ceux qui seraient restés sur scène. C’est Faust joué par Sganarelle qui, dans ce chaos de références, signale combien dans tous ces noms, la démocratie se perd dans un carnavalesque dévoyé qui se dit avec Valls dans la crispation, les mâchoires serrées, et l’héroïsme vulgaire. Les primaires l’avaient pourtant prouvé : il faut du clivage. Il faut de la Droite. Il faut de la Gauche. Ce monde ne vit que dans des identités fermes et dessinées, ne cherchent que leur rigidité – veut les clivages pour dans les clivages se libérer.
De quoi Valls est-il le nom, pourrait-on ainsi se demander, en définitive, si cette question, à force d’être galvaudée depuis Badiou, n’avait elle-même sombré dans l’usure de la parole. De quoi Valls est-il le nom ? Peut-être sommes-nous, après Sganarelle et Scapin, devant une question Valls est le nom de Valls dans le fascisme qu’il a ouvert et qui vient. « Mes gages, mes gages ! » mais il est trop tard – le gouffre est ouvert et béant.