Jean Genet : traître des aurores noires

Image extraite d'Un chant d'amour (réalisation en 1950), unique film de Jean Genet, Crédits : Argos Films / Agence du Court Métrage

Il n’y a aucune actualité brûlante autour de Jean Genet. Pas de date anniversaire, pas de nouvel ouvrage marquant qui lui soit consacré, pas d’exposition ou de rétrospective. Tant mieux. Qu’il demeure intempestif autant qu’intemporel, uchronique autant qu’inactuel. En lisière de l’écoulement.

Genet n’écrit ni pour être adulé, ni pour être haï. Il ne cherche même pas à devenir l’ennemi public qu’il feint de tenter d’être. Il a juste choisi l’inconciliable comme terre d’élection. Encore que cette terre s’apparenterait plutôt à l’évanescence spectrale d’un océan d’ailleurs. Au-delà de l’inconfort, au-delà de la tension, au-delà de la subversion, Genet nous dit quelque chose qui ressemblerait à : je suis impossible, je le suis absolument, vous ne pourrez jamais commencer à me comprendre, et pourtant j’existe plus que vous tous réunis. Regardez-moi me lover dans mon incohérence lubrifiée et pénétrante. Vous ne serez jamais capable de la recevoir. Vous êtes trop serrés.

Et son rire serait celui d’un ange. Il les détestait, pourtant, les anges. Pour leur manque de corporéité et leur effrayante translucidité, il les craignait amèrement mais les convoquait sans cesse. Penser en périphérie du confort.

Il est un mot qui revient génériquement, presque génétiquement, chez Genet : c’est celui d’aurore. Lui, le plus sombre des prêtres, le vicaire de l’obscur, le diacre de la nuit noire, le prédicateur des ténèbres, c’est toujours « teinté d’aurore » qu’il souhaitait que fussent ses phrases. À l’aube de l’idiome. À l’orient du graphème. Quand le récit est sur le point de se lever mais que le crépusculaire le hante encore. La lumière joue ici comme modalité du retrait.

Bataille voulait faire de la poésie la loque de langue. Genet en fait la pute de la pensée.

Lire Genet aujourd’hui, c’est entrer en résistance en suivant le chemin de l’esthète. C’est jouir du sacré en ne le profanant que par caresses, en ne le blasphémant que par frôlements internes, en ne le transgressant que par effleurements endogènes. Travailler l’apocryphe en apôtre. Entre métaphysique de la fleur, ontologie de la luxure, et architectonique de la trahison, Genet s’amuse à faire de ses lecteurs des bandits innocents. Déjà perdus mais encore stupéfaits de se découvrir si pervers dans leur robe de sainteté. Lire Genet maintenant – alors que le normatif gangrène jusqu’à l’impulse – c’est faire l’expérience d’une authentique ex-traction intérieure, d’un sublime sexuel et textuel. Hypostasié parce que déjà tombé. Né chu.

Face au terrifiant flux de formatage qui traverse notre temps, qui oblige à avorter la pensée avant même qu’elle se forme, Genet nous offre l’inestimable : un peu de turbulence dans le flot laminaire. Ingénuité lubrique d’un vice tourbillonnant et virevoltant, comme absolument étranger à toute forme d’inertie.

Genet crée de l’irréversible. Plus qu’une performation, c’est une perforation. La topologie du réel ne sort pas indemne d’une confrontation avec l’écrire étincelant d’un des poètes les plus gracieusement séditieux de l’histoire de la littérature. Litté-rature qui n’hésite pas à biffer les dernières bribes de morale avec un scalpel si finement affuté qu’il parvient à sectionner en masquant l’incise.

Il aura suffi qu’il écrive. Au futur antérieur, évidemment.

Il se marre bien, Genet. Comme Sade, mais plus scandaleusement et insidieusement encore que Sade, il a inventé un jeu où il ne peut pas perdre. Il embrasse les spectres de Bowie et de Verlaine, il caresse les fantômes de Pasolini et de Lautréamont, il transperce les ombres de Villon et de Debord, il joue avec les lémures de Sid Vicious et de Warhol, il traverse les phantasmes de Brassens et de Mishima, il frôle les revenants de Visconti et de Cavani.

Et son rire mêle alors celui de Nietzsche à celui de Joyce.

Et nous ? Il s’en moque absolument, de nous. Il ne voit – du fond de sa cellule – que les yeux bleus perçant du jeune aviateur allemand qui déverse ses bombes avec un sourire halluciné. Comme possédé. Genet nous offre un peu de cette insolence indolente qui fait tant défaut. Il ne parle que d’amour. Mais ses amours sont toujours des dressages contre nature, des infractions assumées sur le catafalque de nos codes mutilés.

Bien-sûr, ça ne sera pas compris. Évidemment. Mais aujourd’hui, spécialement aujourd’hui, aimons Genet. D’un amour, dirait Bataille qui justement ne le comprit jamais, « beau comme la peur ».