Tanguer à Gauche (politique et fiction)

On peut toujours rêver tant la réalité cautionne les pires débordements. Rêver en ayant pris trop de médicaments, rêver à halluciner un scénario politique à la Philip K Dick. On y trouverait d’abord une boutique de Collectors le long de la Seine et, dans cette boutique, un livre aberrant. L’intrigue se déroulerait, comme aujourd’hui, en Juin. Mais tout juste après la présidentielle de 1981. On y apprendrait que Mitterrand aurait finalement perdu les élections contre Giscard. Celui-ci, dans la vision d’une France agitée par des revendications sociales, choisirait un premier ministre de gauche, nommé disons Dance, pur technicien conduisant la politique à sa perte.

La première mesure, au lendemain des élections, consisterait pour Dance en un décret bizarre, dans l’indifférence quasi-générale. L’idée consisterait à réformer la thèse de 3ème cycle pour honorer plutôt du titre de « Docteur » toutes les personnes dont le travail ferait allégeance aux besoins des entreprises. Seraient cooptés tous les bellâtres de la Nation, reconnaissante envers les parcours individuels de réussite, parcours des élites administrant la vie des institutions publiques. Un peu d’ailleurs comme La Légion d’honneur ou la médaille de Chevalier des arts et des lettres ou encore le titre d’Académicien décerné à ceux qui militeraient en faveur des pensées les mieux pensantes.

La seconde mesure consisterait à réformer le code du travail, notamment pour suspendre la rémunération des heures supplémentaires et envisager des horaires qui devraient s’ajuster aux besoins des entreprises, sans contrepartie financière. Cela simplifierait apparemment quelque chose de trop complexe. Quant aux grèves, elles seraient désormais interdites pour trouble causé à l’ordre public. Voilà donc un livre très étonnant, feuilleté par miracle, encore enveloppé hier sous cellophane. Y figurent de bien autres modifications conseillées par des experts du sommeil, du trouble de l’attention, de la baisse de vigilance. On passera ici sous silence les longues pages de détails sur le rythme du travail et autres aménagements toniques, toujours « Pour le Progrès », visant à annuler ce que la lutte syndicale aurait permis d’obtenir en termes de droit du travail.

Un roman si fantasque, trouvé au hasard dans une caisse d’invendus, sauvé du pilon, rendrait gloire au retour d’un patronat d’avant l’existence des entraves syndicales, se réservant le droit légitime de refuser tout « droit positif » acquis par les événements les plus sanglants. Un sang gommé avec la mémoire des humbles, moins importante que des vitrines brisées montées en épingle. Le seul Droit serait issu de la sanctification de l’entreprise, droit délocalisé en fonction des régions, adapté au profil d’un bassin de rentabilité. Il traduirait seulement la situation propre à chaque lieu de production enfin libéré de tout frein moral. Les enfants, cessant de se reposer le mercredi, pourraient à nouveau travailler avec flexibilité, sans être empêchés de s’épanouir par des normes de protection trop strictes, contrevenant à la concurrence si déloyale de la Chine perfide qui vient de s’éveiller. Quant aux libres penseurs, perdus en vaines conjectures historiques et critiques, ignorant la morale de la dette et le jour de grâce des investisseurs, ils seraient poursuivis sans autre forme de procès pour « instigation à la haine », « à la violence publique », propageant des idées anti-progressistes. On les limogerait de leur fonction comme tous les « casseurs », « extrémistes » semant leur trouble le 14 juillet, jour de la « Révolution française », tirant des pétards et des feux d’artifice contre les artificiers présentables de la République.

Cette fiction politique, tout à fait utopique évidemment, comporterait cependant un chapitre encore plus inattendu. Au fil des pages, il serait fait état dans ce livre de l’existence d’un autre ouvrage, un essai concurrent, complètement fou celui-là, Le poids de la rose, qui s’échangerait sous le manteau et qui raconterait que Mitterrand a finalement emporté de peu la « Présidence de la République ». Scénario tout aussi plausible que le précédent. Mais vaut-il mieux ? A première vue, rien ne saurait empêcher enfin le bonheur de tous. Les premières mesures de cette politique auraient en effet donné toute latitude à l’expression des idées marginales, inaugurant des émissions sans aucune censure, des « radios libres » et une « fête de la musique ». La casse occasionnée après les festivités aurait été jugée comme très secondaire par rapport aux bénéfices de la création, aux désirs de se restaurer, de consommer alcool et tabac évidemment proscrits par les gouvernements suivants.

Sous le sillage de cette liberté imaginaire, à la fin de ce « livre dans le livre », on apprendrait encore avec horreur que Le poids de la rose s’achèverait incidemment par une réécriture des mesures de Dance prises en 81, mais cette fois-ci sans aucun frein. Cette réécriture du programme de Dance, achevée enfin en 2015, s’inspirerait de toutes les réformes de grandes envergures promises d’abord par ce ministre d’avant-garde, mais avec plus de réalisme, avec plus de nerf. La férule réformatrice de La Rose sera finalement pire que celle de Dance craignant d’être jugé par l’Histoire, par des Intellectuels comme Sartre, Foucault qui, comme Voltaire, n’auraient rien à faire en prison. Ne resteraient donc, après les pétales fanées de la fête, que les épines sèches de la finance là où Dance, lui, aurait été encore bien trop timide, trop soucieux du travail des historiens qui pourraient juger avec sévérité son pouvoir réformateur, si illusoire. On ne peut sans doute jamais réformer l’Université au point de forcer les universitaires à faire l’apologie d’un pouvoir, les appelant à justifier l’injustifiable.

Le lecteur imaginaire qui viendrait de rêver à tout cela ne saurait trop que faire de cette Uchronie mêlant deux histoires parallèles. Et la fantaisie d’abord plaisante cèdera progressivement au cauchemar. On ne pourra s’empêcher de songer que finalement l’histoire de Dance, son réalisme politique, valent mieux, s’avèrent moins durs que la mouture aventureuse promise par Le poids de la rose qui s’achève exactement de la même façon. Cet intriguant lecteur, poussé par l’incrédulité, laissera s’échapper le livre, tombé des mains. Il n’osera plus imaginer en effet que Mitterrand l’ait emporté de si peu, la première version ayant l’air sinon plus raisonnable du moins plus plausible. C’eut été plus crédible peut-être à supporter plutôt qu’une gauche qui tangue. La victoire de Giscard paraitrait en cela préférable par son libéralisme mou, et ce d’autant plus que Le poids de la rose rappelle trop fortement le pastiche. Il n’est que le destin, le mime affadi d’une droite subrepticement portée au pouvoir en 81. Une chose cependant est heureuse pour le rêveur qui se réveille. Convaincu d’avoir la berlue, il se rassurerait à recouvrer le bon sens : la réalité se dirait-il vaut toujours mieux que la fiction.

Heureusement, Dance aurait remporté les élections à cette époque trouble sans quoi nous serions aujourd’hui victimes d’une infamie donnant l’apparence d’une image plus férue de responsabilité, de courage, d’abnégation, plus cruelle encore sous des mesures totalement libérées de complexe. Au point de voir peut-être mêmes les tricheurs, les champions de l’évasion fiscale promus au rang de ministre… Le monde de Dance, parce qu’il bénéficierait finalement de la force du réel, à en juger par l’auteur de ce manuscrit, parce qu’il semblerait avéré dans l’Histoire ici feuilletée, serait bien plus doux. Comparé à l’austère divagation du Poids de la rose, mieux vaut en effet laisser à la droite ce qui est à la droite. Imaginez conclurait le lecteur de cet ouvrage, ouvert au bord de la Seine, que Mitterrand l’ait effectivement emporté ! Tous les agneaux, sous la laine desquels sommeillerait un loup, tous les imposteurs brandissant un masque de gauche mèneraient une belle vie, sans complexe, défiscalisés de toute idée sérieuse. Ce serait un coup fatal pour la Démocratie, se dirait-il en reposant l’ouvrage maudit dans sa caisse. Les rêves, finirait-il par conclure, ont ceci de commode pour trancher sur le réel : ils sont, comme savait Descartes, décisivement absurdes.