Suite nigériane: Chigozie Obioma (Les Pêcheurs), Pierrette Fleutiaux (Destiny) et Leye Adenle (Lagos Lady)

Pierrette Fleutiaux, Destiny (détail couverture © Actes Sud)

Suite nigériane, avec Les Pêcheurs de Chigozie Obioma, Destiny de Pierrette Fleutiaux et Lagos lady de Leye Adenle. Et deux excursions.

119038_couverture_Hres_0Si vous aimez la littérature africaine et la pêche à la truite, zappez ! passez votre chemin. Ce livre n’est pas pour vous. Les Pêcheurs, premier roman de Chigozie Obioma, est un beau et grand bouquin. Tout court. Un récit fabuleux, dans tous les sens du terme : on y voit quatre jeunes frères devenir les otages – et les victimes – de l’imbécile et terrible prophétie jetée par un barjot. Cela pourrait se passer chez Faulkner. Ou chez Andersen. Ou chez Garcia Marquez. Les Pêcheurs ou comment une famille ordinaire, unie par le meilleur et par le pire, explose et se désagrège. Les Pêcheurs ou l’histoire d’une malédiction.

« Abulu le fou »  est un être imprévisible, vêtu de crasse et de mystère, mélange d’idiot du village et de méchant clodo des villes. Chacun redoute ses « visions ». La légende veut qu’il ait, dans sa jeunesse, tué son frère et violé sa mère. En Afrique du sud, il passerait pour un zombie, un « tokolosh ». En Europe du nord, pour un ogre ou un loup-garou. Ici, nous sommes à Akure, dans le sud-ouest du Nigeria, à la fin des années 1990. « Abulu le fou » est un prophète de malheur.

Un jour, profitant de l’absence de leur père, les quatre frères de l’histoire, Ikenna, Boja, Obembe et Ben, s’en vont pêcher, malgré les interdits, au bord du redoutable fleuve Omi-Ala. C’est ainsi qu’ils tombent sur Abulu, endormi à l’ombre d’un manguier. « Tandis que nous le regardions, le fou leva les mains et les garda dressées, bizarrement, silencieusement, en un geste sublime qui me frappa de terreur », se rappelle le petit Ben, âgé de 9 ans, narrateur et témoin de la tragédie qui se noue. Car Abulu ne se contente pas de lever les mains. Il parle et scande le nom d’Ikenna, lançant des promesses de mort à l’encontre de l’aîné. Que dit-il exactement ? Un avion passe à ce moment précis et avale « le reste de ses paroles comme un boa ». Obembe, lui, croit avoir entendu. Abulu aurait dit : « Ikenna, tu mourras de la main d’un pêcheur ». En clair : l’aîné de la famille mourra assassiné, tué par l’un des frères.

La prophétie, tel un poison mortel, s’insinue dans l’esprit d’Ikenna, adolescent de 15 ans, impulsif et naïf, et finit par contaminer la famille en entier. Une violence insensée emporte la fratrie. La mère perd la tête, le fantôme de son propre père, « déchiqueté par un tir d’artillerie, sur le front du Biafra, pendant la guerre civile de 1969 », vient danser sous ses yeux. Le père, qui rêvait d’envoyer ses garçons étudier au Canada, n’est plus que l’ombre de lui-même.

A cette tragédie, il n’est d’autre salut que les mots du récit. Celui de Ben devant ses juges, flash-back halluciné d’où surgissent, comme pour donner l’heure, des repères du passé ou des bouts d’actualité – une affiche électorale, un match de foot, le nom du président Abacha, les émeutes de 1993… Récit d’apprentissage, puisque Les Pêcheurs est l’histoire d’un garçon qui, retraçant le drame familial, refait le chemin qui l’a mené à l’âge adulte, ce livre est aussi un chant de délivrance. Le petit narrateur a grandi, il est sorti de l’amnésie, il a trouvé les mots pour dire. Un phrasé simple et ample, une langue inventive, minutieuse et vibrante comme du Douanier Rousseau.

Né lui-même à Akure, au Nigeria, Chigozie Obioma, avant d’être autorisé à émigrer aux États-Unis, passa près de deux ans aux portes de l’Europe : c’est à Chypre, où il poursuivait ses études universitaires, qu’il a commencé à écrire Les Pêcheurs, son premier roman. Il avait 28 ans. Sa famille lui manquait. Surtout ses « frères (et sœurs) » – qu’il appelle son « bataillon » et auxquels est dédié ce livre.

Dans les interviews qu’il a données à la presse anglo-saxonne, Chigozie Obioma livre une autre clé de son travail, plus politique : à travers « Abulu le fou », c’est le spectre du colon britannique qui est évoqué, explique-t-il, un colon plutôt branque (et assoiffé de pétrole), qui a créé de force un pays, le Nigeria, mariant contre leur gré Igbo et Yoruba etc.. – avec les conséquences que l’on sait… ou qu’on veut ignorer.

002536227Ce clin d’œil explicite au grand écrivain Chinua Achebe (1930-2013) et à son roman-culte, Tout s’effondre (paru en 1958 ; Actes Sud pour la dernière traduction française de Pierre Girard, en 2013, Lire un extrait) n’alourdit en rien le propos. S’il l’éclaire, c’est de surcroît. Comme tous les bons livres, Les Pêcheurs offre, sans faire de façons, des registres de lecture multiples. Puissant, universel et singulier.

[A l’instar de ce chef d’œuvre, Agaat, signé par la Sud-africaine Marlene Van Niekerk, racontant dans une langue limpide, extraordinaire, le crépuscule des Afrikaaners : roman publié en 2004, traduit dix ans plus tard (Gallimard, 2014, traduction de Pierre-Marie Finkelstein, un extrait ici), Agaat a le défaut, sans doute rédhibitoire, de dépasser les 700 pages, fin du crochet sud-af]

indexMalédiction, bénédiction ! Destiny, court récit d’à peine 180 pages, n’a rien de nigérian sinon ce prénom : celui d’une migrante « jeune, noire, enceinte » qu’une Parisienne, Anne D., qu’on devine blanche et largement quinquagénaire (elle « vient d’effectuer ses achats pour la naissance prochaine de sa première petite-fille »), a décidé de prendre sous son aile. Les deux femmes se sont rencontrées dans le métro, à Paris.

En voyant Destiny qui « semble en souffrance », Anne est traversée d’une intuition : « L’inconnue lui appartenait. Ou elle lui appartenait. Comme si quelqu’un avait dit : ‘Vous vous appartenez, elle et toi’. Un ordre sans guère de sens, auquel on est de toute évidence libre d’obéir ou pas, auquel pour cette raison justement on obéit ».

Une fois n’est pas coutume, évitant les écueils prédateurs (ah ! le vertueux filon d’une énième histoire de migrants !), Pierrette Fleutiaux suit, mot à mot, les pérégrinations et les hésitations, non pas tellement de Destiny, qui garde ses secrets pour elle, mais de cette Anne, si ordinaire, si modestement bienveillante, avec ses airs de ménagère-de-cinquante-ans et ses fins de mois à surveiller.

Les liens qui se tissent durant deux ans, entre Destiny et Anne, entre le début et la fin du livre, ne ressemblent à rien. Ni coup de foudre, ni grande amitié. Ils sont une expérience. Une étincelle d’humanité. Une petite bénédiction, perdue, inaudible, tandis que les barques chargées de migrants arrivent et continuent d’arriver : « (…) elles ne sont pas dix, pas cent, elles sont mille, des milliers, en rangs renouvelés comme des vagues, d’énormes tsunamis les talonnent, le tonnerre des banquises qui s’effondrent résonne jusqu’à elles, la faim la soif sont à leur poursuite, les guerres se répandent (…) ».

Heureusement, il y a les polars. On s’en relève un peu sonnés, inquiets parfois ou soulagés, mais contents de la virée. Le drame est derrière nous. Lagos Lady fait partie de ces bons petits thrillers pétaradants, avec un brin d’éros, une grosse poignée de thanatos, et, dans les rôles principaux, un Blanc (Guy, journaliste et british) et une Noire (Amaka, dure-à-cuire et nigériane). Rien ne manque : ni les prostituées kidnappées et mutilées (il faut bien que la sorcellerie ait quelque chose à se mettre sous la dent), ni les pervers pépères, ni les voyous calamiteux, genre Catch-Fire ou Knockout, ni les cocktails rupins sur Victoria Island… Lagos Lady se lit d’un trait.

Son auteur, le jeune Leye Adenle, né en 1975 au Nigeria, a eu l’intelligence de nous éviter le personnage du flic 100 % pourri (et Dieu sait s’il y en a, à Lagos comme ailleurs !) et de la Noire bête de sexe et/ou bête tout court. C’est son premier roman. Ça finit bien pour le gentil Guy, mais pour Amaka, c’est une autre histoire… A vous de voir.

Chigozie Obioma, Les Pêcheurs, traduit de l’anglais (Nigeria) par Serge Chauvin, éditions de l’Olivier, avril 2016, 302 p., 21 € 50
Pierrette Fleutiaux, Destiny, éditions Actes Sud, avril 2016, 192 p., 19 € (13 € 99 en version numérique)
Leye Adenle, Lagos lady, traduit de l’anglais (Nigeria) par David Fauquemberg, éditions Métailié, mars 2016, 336 p., 20 €