Ne plus écrire, arrêter d’écrire a toujours constitué comme une sorte d’horizon. Pourquoi pareille idée qui emprunterait peut-être autant au fantasme qu’à la malédiction ? Parce qu’il s’agirait d’abord de se défaire de telles hypothèses. Parce que nul ne serait destiné à écrire, encore moins pré-destiné. Parce qu’écrire ne tient ni d’une vocation ni, donc, d’une destination ou d’une destinée. Cesser d’écrire parce qu’il arrive que l’on nous fasse remarquer qu’écrire trop, que ne pas cesser d’écrire, est un acte potentiellement irresponsable. Je dois pour ma part concéder d’innombrables articles, signes formant autant de potentiels romans comme ils vont, certes pour une certaine presse. Cesser d’écrire pour changer de genre d’écriture et passer à la mathématique, sans doute parce que, objectivement, la puissance actuelle de l’écriture mathématique paraît très nettement supérieure à celle de la littérature et de la poésie conjuguées à défaut d’être encore pour l’heure conjurées et, cependant, s’entêter à démontrer le contraire parce qu’écrire tient aussi d’une démonstration.
Immédiatement
Produire des phrases longues, les plus longues possibles, lesquelles sont apparemment incompréhensibles, en usant des possibilités des propositions relatives (il fut un temps où je pratiquai l’inclusion par succession de parenthèses, par exemple avec (9) premières maculations, Trame Ouest, 2001, épuisé). Défaire ainsi, entre autres effets, l’ordre, l’impératif (en premier lieu sans doute l’impératif capitaliste qui s’est concrètement « immiscé en nos langues »). Écrire en introduisant des adverbes. Écrire pour, comme jamais auparavant, manifester la diversité. Démultiplier les interprétations en se demandant où placer, voire déplacer, des verbes ; par exemple falloir, suffire ou s’agir. Écrire l’inconditionnalité sans la confondre avec l’indétermination. Écrire en envisageant d’autres versions du texte en train d’être écrit sinon en écrire d’autres a posteriori ou en parallèle et parvenir à en diffuser ou en faire diffuser par n’importe quel moyen quelques-unes. Qu’aucun mot – néologismes compris – et qu’aucune langue morte ou vivante ne puisse être ou venir à être appropriés. Écrire pour se jouer des modes et des temps ou, plus précisément, jouer avec les modes et les temps. S’il m’arrive encore d’écrire c’est ainsi que je vis.
Écrire « en ensembles, ou en vers »
J’ai déjà expliqué en diverses occasions, notamment dans Pour quelques pages blanches de plus (in Le chiffre et le texte (formes d’usages), coll. Les rescapés du sentiment océanique, éd. MIX. x EBABX, 2012), que j’écris sous la forme d’ensembles composés d’un nombre variable de livres (j’emploierais ici volontiers le terme de « vers » à la place de celui « d’ensemble ») dont certains ont été publiés ou édités, d’autres pas, dont certains ont été dérivés d’autres, dont d’autres encore ont été littéralement extraits de leur environnement naturel (je pense à Blancs dans ses trois versions éditées à date, par le cneai, en 2014). Mais répertorier les seuls livres ne suffirait pas à mon sens pour faire état de mon activité littéraire. Il s’agirait en outre et entre autres de considérer les performances et les dramaturgies dont je suis l’auteur ou le co-auteur. Autant dire qu’il est possible de s’y perdre et que je m’y perds moi-même, ce qui ne m’empêche nullement de tenter de grouper l’ensemble de ces – de mes – productions. Il m’est impossible de penser écrire sans cela. Il m’est impossible de considérer que j’écris sans en passer par là. Ou tout du moins il m’est apparu impossible de procéder autrement pour commencer à écrire sinon parvenir à écrire jusqu’à présent. Mais il m’aura peut-être également été impossible, sans cela, de tenter d’échapper à l’écriture la plus virulente et la plus oppressante de l’époque, savoir « l’écofi » (terme formé à partir des mots « économie » et « finance »). On ne dira jamais assez que cette écriture-là est inscrite dans des livres dont on ignore ou feint trop souvent d’ignorer l’existence et la numérisation depuis longtemps acquise.
Une telle pratique m’oblige à accorder une grande attention aux titres, laquelle se traduit par une diversité de nature, de longueur, de niveau de lecture dont voici quelques exemples : inch’menschen (MIX., 2004, épuisé) est un néologisme formé à partir de mots de langues étrangères dont une définition est d’ailleurs proposée à la fin de l’ouvrage ; Abonder (NOUS, 2010) est un verbe de langue française ; Vinagi gotov (MIX., 2009) est une expression de langue bulgare ; AGO – autoportait séquencé de Tony Chicane (Le Quartanier, 2012) est un titre auquel est accolé un sous-titre ; Nous (MIX., 2006, épuisé) est un pronom, MZR (à paraître) est un acronyme… Quant à mes chantiers actuels, CXP et La diagonale du vide, il s’agit de deux ensembles que je tente d’écrire en parallèle. Le second se compose pour le moment, par exemple, de trois préludes (Vinagi gotov, Abonder et AGO – autoportrait séquencé de Tony Chicane) et d’un sous-ensemble intitulé Nouvelles du globe, lequel comprend Lik (MZR, Sic (Al Dante + Le Triangle, 2015) et les Chroniques bretton-woodsiennes (à paraître)) et d’autres livres dont les projets d’écriture sont plus ou moins avancés, plus ou moins fictifs, plus ou moins virtuels.
Tout cela fait-il littérature, voire poésie ? Tout cela fait-il de moi un écrivain, un poète, un dramaturge, un performeur, un journaliste automobile (voir la quatrième de couverture d’Abonder), un professeur, un contrôleur de gestion ? Je ne sais mais avance ici que Fabien Vallos a écrit un livre dont le titre est Le poétique est pervers (MIX., 2008).
Écrire, chercher
J’ai un temps présenté mon travail d’écriture comme s’intéressant aux mythes, afin de les interroger, de les déconstruire. Si cette préoccupation – cette recherche – est toujours d’actualité, sans doute s’est-elle affinée depuis que je me suis remis vers la fin des années 2000 à étudier l’économie et la finance, Abonder manifestant à sa manière flamboyante mais tout aussi maladroite et incomplète un « tournant ». Ainsi le mythe le plus flagrant de notre temps m’est-il apparu, après quelques années et un certain nombre d’errements, évident (cf. Dialogue, avec Fabien Vallos, Ce qui secret, avril 2015). C’est celui de la création monétaire ex-nihilo. Et c’est celui-ci que j’ai d’ores et déjà entrepris de déconstruire littérairement. Plutôt : c’est celui-ci que je cherche à déconstruire activement en usant de toutes les ressources possibles de la langue, en usant de la puissance de la littérature, quitte à m’y essayer autant de fois qu’il le faudra. S’il m’arrive encore d’écrire aujourd’hui c’est ainsi que je procède.
Alors, s’agirait-il donc d’arrêter d’écrire ?
Certes non.
Écrire, en l’occurrence, en contexte « ici présent », et en situation, est nécessaire à ma joie d’exister, mais écrire ne se résume pas à écrire n’importe comment ou n’importe quoi. Si le concept de « fiction présente » est un masque pour la recherche d’un agencement nouveau des temps et des espaces par l’écriture, alors je veux volontiers le porter continuellement. Continuer d’écrire serait chercher, et chercher ce serait trouver jusqu’à, qui sait, cesser d’écrire ou de parler ; se taire de quelque sorte, ce qui ne cesse déjà d’advenir.
Antoine Dufeu
septembre 2015-janvier 2016
Cette contribution s’inscrit dans la suite de prolégomènes (cf. le précédent, Wanted in Multitudes n° 57, hiver 2015) à Likilic – ainsi qu’à Blanchiment. Likilic et Blanchiment sont deux projets d’ouvrages théoriques sur la littérature et la poésie.