Les éditions Actes Sud viennent de faire paraître en format de poche le livre d’Oliver Rohe, Ma dernière création est un piège à taupes, initialement publié en 2012 aux éditions Inculte. Si le livre tourne autour de la figure de Mikhaïl Kalachnikov, inventeur du célèbre fusil d’assaut, l’autre personnage central est la Kalachnikov elle-même (AK-47), dont Oliver Rohe relate la naissance et l’histoire, parallèlement à la naissance et à l’histoire de son inventeur. Ce montage donne à la Kalachnikov une vie particulière, avec ses singularités et son évolution, son biotope (la guerre, le conflit) et même sa descendance mutante (AK-74, AK-M, AK-100, etc.). La singularité de cette mécanique vivante est que sa finalité est la mort, que son organisme fonctionne pour faire un maximum de victimes. Oliver Rohe décrit ainsi la propagation de l’AK-47 qui, tel un virus mortel, se multiplie à travers le monde, persévérant dans son être destructeur.
La Kalachnikov est une puissance de mort, la puissance d’une vie qui se retourne contre la vie, ce qui, si l’on se souvient du Nietzsche de la Généalogie de la morale, ferait de l’AK-47 le symptôme d’une volonté de pouvoir se réalisant contre et au détriment de la vie. Ainsi, la fiction d’Oliver Rohe propose un diagnostic de la civilisation qui est la nôtre et de son histoire récente : celle-ci apparait comme l’effet d’une volonté orientée vers la mort et des stratégies d’un pouvoir qui ne peut être que mortifère car il se constitue contre la vie. Mikhaïl Kalachnikov est lui-même un effet de cette volonté qui dépasse l’AK-47 et son inventeur, puisqu’elle définit notre histoire récente autant que notre actualité. Le portrait de Mikhaïl Kalachnikov que dresse Oliver Rohe souligne la banalité de celui qui « pourrait ressembler à n’importe quel vieillard » pour mieux insister sur la généralité et la banalité, non pas du mal, mais de cette volonté de pouvoir et de ce vers quoi elle tend. Mikhaïl Kalachnikov est n’importe qui et chacun peut être comme le relais de cette puissance mortifère qui pousse le jeune Mikhaïl à avoir sa première expérience sexuelle avec un pistolet automatique, tant son énergie vitale s’investit dans le pouvoir de tuer, d’« exterminer les générations de renards », d’« éradiquer le peuple des taupes » : « Surtout il chassait les nuisibles. Embrasait les rongeurs de la cave. Embrasait les insectes ». Mikhaïl Kalachnikov et son invention ne font qu’un, l’invention étant la réalisation matérielle d’une force qui traverse son inventeur comme elle traverse le siècle, les unissant dans l’identité d’un même but : supprimer la vie.
Oliver Rohe n’a pas en vue de faire apparaitre une raison de l’histoire, une cohérence totalisante. Il en regarde la surface, décrit les mouvements qui la parcourent, il en suit les lignes récurrentes tout en les laissant à leur délire et à leur chaos – un rapport à l’histoire plus cartographique qu’herméneutique que l’auteur privilégie en suivant l’évolution et la diffusion planétaire de la Kalachnikov ou en parcourant des archives vidéo et photographiques. Oliver Rohe ne réduit pas l’histoire à une représentation pessimiste et finalement nihiliste, ce qui serait un moyen d’expliquer et d’interpréter l’histoire une fois pour toutes, donc de rassurer. Le livre est plutôt constitué du tracé d’une ligne parmi d’autres, qui pourraient être pires ou meilleures. Et l’histoire est aussi une lutte contre cette ligne de mort.
Oliver Rohe fait de l’AK-47 un opérateur qui permet de suivre le tracé de cette ligne morbide qui, comme la persistance d’un symptôme, traverse l’histoire du XXe siècle. Cette ligne est le signe d’un pouvoir à l’œuvre, d’une volonté de mort dont la Kalachnikov est le révélateur et un des instruments. L’ancêtre de l’AK-47 est un fusil d’assaut inventé par les ingénieurs de l’armée allemande, le STG44, dont la Kalachnikov est une forme mutante mieux adaptée au massacre de masse. La Kalachnikov n’a pas d’idéologie, elle sert indifféremment le nazisme ou le stalinisme dans la mesure où leur finalité est la même : tuer. Ces idéologies sont comme deux séries différentes mais convergentes, à l’intérieur desquelles se répète une même volonté réduisant les corps à de simples chairs trouées de balles. L’AK-47 permet la réalisation de cette volonté qui transforme les hommes en cibles facilement et rapidement exterminables, fauchées à l’aveugle et en masse. La mort s’industrialise et l’homme n’est que la matière de cette industrie, une matière soumise à une production absurde puisque l’objet produit est le néant et la mort. La Kalachnikov saute ainsi de série en série, mettant au jour la volonté qui souterrainement les rassemble toutes : le nazisme, le stalinisme mais aussi le capitalisme, qui est « l’idéologie qui désormais l’habite », puisque l’AK-47 se met à incarner l’objet capitaliste par définition, « la marchandise idéale ». Productible industriellement, indéfiniment déclinable selon les exigences du marché et ainsi indémodable, facilement accessible et utilisable, donc diffusable à travers les marchés les plus divers (armée, guérilla, criminalité, terrorisme), l’AK-47 s’assure « une présence ininterrompue sur le marché concurrentiel de l’armement » en rassemblant les vertus requises par ce capitalisme industriel ou financier qui croît sur les fosses communes de l’histoire.
D’autres séries, plus récentes, existent : « l’AK-47 imaginé par un modeste mais inventif sergent de l’Armée rouge avait comme achevé sa grande tournée mondiale pour choir maintenant en un dernier effort d’expansion entre les mains des moudjahidin afghans ». De l’Europe à l’Asie, d’Amérique latine à l’Afrique, de Beyrouth aux Khmers rouges, l’AK-47 se répand, mute, se dissémine, se propage partout où existent des conflits, où l’autre est identifié comme ennemi – c’est-à-dire partout, jusqu’au sein de l’empire soviétique qui finit par mourir à son tour. Le personnage de Mikhaïl Kalachnikov se retrouve seul, victime passive d’un certain « pourrissement interne », et cerné par la mort : celle de ses proches mais aussi celle d’une Russie agonisante frappée par le cancer qu’elle a participé à déclencher. La créature se retourne contre son créateur puisqu’il est lui-même porteur d’une vie à laquelle, par définition, elle doit mettre fin, dans un accomplissement parfait de la volonté de mort qui l’anime – la réalisation ultime de cette vie orientée vers la mort étant sans doute, on l’aura compris, de se tuer elle-même : la mort totale et partout.
Pourtant, le livre d’Oliver Rohe n’est pas pessimiste car il est aussi constitué d’une autre ligne, mêlée à la première, la chevauchant bien qu’elle en soit différente et comme l’opposé puisqu’il s’agirait, circulant à travers le livre, d’une ligne de vie. Celle-ci est elle-même multiple, avec comme première dimension un humour ironique mettant à distance cette réalité mortelle, la niant en tant que seule réalité possible : qu’il s’agisse de moquer l’efficacité allemande ou la poésie soviétique de Mikhaïl Kalachnikov, de mimer la rhétorique stalinienne, d’exhiber la bêtise de combattants en fuite devant un singe armé, à chaque fois est renversé ce qui s’exprime comme pouvoir et n’apparaît plus qu’absurde et dérisoire.
La seconde dimension est celle de l’exhibition de cette volonté de pouvoir mortelle, exhibition valant d’autant plus comme critique et attaque que le pouvoir mortifère avance masqué, empruntant toujours le discours positif de la libération et de la justice.
Une troisième dimension serait la présence du monde qui perdure malgré tout et avec lequel un rapport affectif et joyeux est possible. Mikhaïl Kalachnikov n’est pas sensible à la mort mondiale dont il est l’origine mais il est capable d’affects, même si ses affects et sa jouissance sont toujours morbides. Il demeure capable d’entrer dans un étrange rapport sensuel avec un pistolet automatique et avec tout ce qui est mécanique, machine, agencement d’acier froid et de mouvements automatiques et qui constitue pour lui le monde. Sa sensualité et sa jouissance passent toujours par des rapports avec le non humain et le non vivant. Pourtant, ces rapports n’en produisent pas moins des plaisirs et affects joyeux, proches des affects et de la joie qui habitent les personnages de Sade cherchant dans la torture et le dépeçage de leurs victimes les conditions de leur plaisir, mais demeurant suffisamment vivants pour extraire de la mort qu’ils infligent les conditions qui prolongent la vie et le désir qui les traversent. Mikhaïl Kalachnikov jouit alors que l’AK-47 ne jouit pas et la jouissance du créateur de cette arme de destruction massive est le signe que, à travers et par-delà la mort, la vie persiste.
Une dernière dimension concernerait la création et l’œuvre d’art qui continuent de s’affirmer contre la destruction de la vie. Mikhaïl Kalachnikov est un étrange artiste. S’il est obsédé par l’efficacité destructrice de sa créature, il n’en est pas moins obsédé par sa dimension esthétique : « Elle était magnifique dans ses lignes et ses proportions parce qu’elle était en tout point conforme à ce qu’il avait imaginé, à ses croquis et à ses travaux préparatoires ». Le personnage de Kalachnikov compose des poèmes et même s’il s’agit de poèmes stupides, « célébrant la splendeur des tourelles et la perfection géométrique des obus », ceux-ci demeurent l’indice d’une volonté créatrice qui résiste à la mort et mobilise des affects vivants. L’AK-47 est l’œuvre maitresse de Kalachnikov, l’œuvre de toute sa vie et Oliver Rohe s’amuse à la présenter comme une espèce d’œuvre pop connaissant un destin comparable à celui des tableaux de Warhol : le drapeau « jaune vif » du parti de Dieu libanais « exhibe en son centre une Kalachnikov couleur vert bouteille ». L’AK-47 est au fond caractérisé par cette ambivalence, à la fois expression de la mort et de la vie qui la défie.
L’œuvre d’art est ce qui résiste au monde produit par le mouvement de mort qui le traverse, elle est le symptôme d’une volonté de vie, d’un désir qui insiste et persiste y compris à travers la mort et le massacre, comme le personnage de Mikhaïl Kalachnikov est lui-même le signe ambivalent d’une vie qui ne meurt pas et résiste à la mort, même si dans ce cas le mouvement de la vie doit être cherché au cœur de ce qui veut la mort : « Il a survécu à tout […], mais rien de ce qui est grisant n’a pu l’étourdir et le détourner de sa tâche, rien dans les tumultes et les remous du dehors n’a pu étouffer en lui cette nécessité presque impersonnelle de persévérer dans ses armes ».

La fiction d’Oliver Rohe n’est pas un éloignement du réel, pas plus qu’elle n’en est une reproduction plus ou moins déguisée. La fiction déplie le réel, l’étale pour faire voir les lignes qui le sillonnent et le construisent, lignes de mort et lignes de vie. La fiction arpente le réel et le cartographie. Mais cette cartographie fictionnelle n’est pas neutre : mobilisant par ses moyens propres – l’humour, l’imagination, la description, etc. – ce qui attaque et corrode la mort, elle résiste à la mort et affirme la vie. C’est aussi en tant que création que la fiction vaut contre cette volonté de pouvoir mortelle qui a produit et continue de produire notre monde. L’écrivain serait comme Mikhaïl Kalachnikov, survivant à tout. Il serait proche de ces gens qui, pour lutter contre la mortalité infantile élevée, enfantaient « plus large pour s’assurer que dans le tas au moins quelques-uns survivraient ».
Oliver Rohe, Ma dernière création est un piège à taupes : Kalachnikov, sa vie, son œuvre, Actes Sud/Babel, 2015, 66 pages, 6 € 50 — Lire un extrait en pdf