Hélène Cixous : la Méduse volante (Le rire de la Méduse)

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Le rire de la Méduse a traversé bien des décennies avant de nous parvenir, franchi le col du XXIème siècle, erré dans des régions inconnues avant de nous revenir en 2024, près de cinquante ans après son apparition. Initialement paru en 1975 dans le numéro 61 de la revue L’Arc consacré à Simone de Beauvoir et la lutte des femmes, le texte-manifeste d’Hélène Cixous a déraciné le confort de la pensée féministe, décoiffé la figure de Simone de Beauvoir, livré une pensée radicalement neuve de l’écriture-corps féminine.

L’encre de la nécessité parcourt ce texte : celle d’une réappropriation-invention d’un féminin qui a été condamné au silence au fil de l’Histoire. Dans son écriture, son souffle, ses idées, l’appel à la libération, à l’expression de l’énergie féminine, au renversement du système de domination, recourt précisément à cette énergie sauvage qu’il s’agit de lancer à la face du monde. La fabuleuse énergie de l’écriture-pensée d’Hélène Cixous, ce tapis-volant de mots-rêves nous donne à sentir, à lire, à voir le mouvement d’arrachement au musellement auquel la parole des femmes a été soumise.

Quand elle balance son rire au visage des années 1970, Hélène Cixous la Méduse devine obscurément que le sort réservé à son manifeste, à sa prophétie comme l’écrit Martine Reid, sera pris dans l’indétermination du voyage de la figure hégélienne de la chouette de Minerve. La Méduse prend son envol, ouvre un avenir qui ne passe ni par Le Deuxième Sexe de de Beauvoir ni par les luttes féministes traditionnelles ; elle crie qu’elle ne se laissera plus jamais clouer les ailes ; elle appelle les femmes, ces « omises », ces « écartées de la scène des héritages », à « libérer la Nouvelle de l’Ancienne », à conquérir l’espace de la parole, lequel transite par le corps. Dans le monde anglo-saxon, avec la traduction du texte en anglais en 1976 (Laughing with Medusa), Le rire de la Méduse produit une onde de choc, inspire les nouvelles pensées féministes mais aussi des plasticiennes, se pose comme un texte fondateur de la deuxième vague féministe. En France, la réception se fait plus clandestine, plus secrète. Si, dans l’Hexagone, la Méduse-chouette de Minerve ne déploie ses ailes qu’à la tombée du jour, ne connaît pas l’impact inouï qu’elle a aux États-Unis, c’est sans doute en raison de la frilosité, de la fermeture de l’institution universitaire, des forces d’inertie et de résistance sur lesquelles cette proposition ardente d’un nouveau féminisme bute. J’avancerai que, face à la Méduse de Cixous, la France a longtemps adopté le geste défensif et mortifère de Persée.

Que devient le rire de la Méduse en 2024 ? Que nous offre-t-il ? Et que lui offrons-nous ? Quelle arche ?

« Je ne sais pas sous quel ciel elle [la Méduse] arrivera en quel
siècle si elle arrive
Dans quelle langue dans quelles langues la Méduse
rira-t-elle ? Rira-t-elle ? (…)
Ainsi rêvai-je en 2025 d’un prochain an-prochain
La Méduse volait
Non seulement la Méduse n’était pas morte mais
elle rajeunissait encore » (Hélène Cixous 2024).

Le manifeste prend la forme d’une invocation, d’une urgence. Ce qui est écrit en 1975 vaut pour aujourd’hui, vaudra pour demain : « Il faut que la femme s’écrive : que la femme écrive de la femme et fasse venir les femmes à l’écriture dont elles ont été éloignées aussi violemment qu’elles l’ont été de leur corps ; pour les mêmes raisons, par la même loi, dans le même but mortel. Il faut que la femme se mette au texte – comme au monde, et à l’histoire –, de son propre mouvement ».

C’est depuis la différence (et non l’opposition) des sexes (depuis la « DS »), des genres, de leurs jeux sur leurs invasions, leurs nouveaux possibles, c’est depuis un cri d’insoumission à la Loi incarnée dans des structures sociales et culturelles invisibilisant la femme, depuis la contestation du phallocentrisme qu’Hélène Cixous construit un espace de possibles articulé sur la notion d’écriture féminine conquise sur le silence, évitant le piège du mimétisme, du ralliement à la pensée dominante, oppressive, attentive à déjouer les orthopédies psychiques, les reformatages conceptuels, le mécanisme de complicité (passive ou active) avec ce qui nous aliène. Afin de dire ce qui la traverse, ce qui lui advient, afin de mettre en mots son histoire, ses singularités, le refoulement millénaire de sa parole, la femme se doit de creuser une autre langue dans la langue, forger des « sextes », se reconnecter à une écriture-corps dont on l’a privée, se brancher sur les forces de l’inconscient. Car, écrit HC, « l’inconscient est imprenable ». Comme le sont toutes les Méduses passées, présentes et à venir.

Un des écueils dans lequel certaines pensées et certaines pratiques féministes contemporaines sont tombées, Hélène Cixous nous le rappelle avec force : le danger de convoiter la place de la maîtrise, l’impasse de reconduire la hiérarchie du pouvoir, la volonté de ne rien changer aux mécanismes de la domination, la tentation d’y occuper la position d’autorité. « Il ne s’agit pas non plus de s’approprier leurs instruments, leurs concepts, leurs places, ni de se vouloir en position de maîtrise. Que nous sachions qu’il y a un risque d’identification, cela n’entraîne pas que nous y succombions ».

Performative, performeuse plus encore, l’écriture est le lieu du changement, un lancer de vocables insurgés, fluides, l’expérimentation d’un antilogos, d’une énergie libidinale. Hétérogène aux constructions normatives de la langue et de la pensée, élaborée dans un cadre qui ne l’essentialise pas, qui ne la naturalise pas, l’écriture féminine échappe à toutes les assignations et se caractérise par son aptitude au vol, à la prodigalité de la dépense. « Voler, c’est le geste de la femme, voler dans la langue, la faire voler (…) la femme tient de l’oiseau et du voleur comme le voleur tient de la femme et de l’oiseau : illes passent, illes filent ». Vol icarien et art du larcin, d’un geste hors-la-loi se rejoignent. Par son élection d’une « érogénéité de l’hétérogène », le texte au féminin brouille les systèmes symboliques, la machine sociale et son principe d’assujettissement, subvertit le socle de nos représentations. Dans la réalité de l’Histoire en marche, de ses crimes, de ses hauts faits, l’écriture féminine trace des devenirs mineurs (au sens de Deleuze), inapprivoisables qui se détachent de « la société biblico-capitaliste ». Se doter d’une parole branchée sur le corps, c’est mettre fin à la confiscation immémoriale du corps des femmes et du corps de leurs textes. Dans Le Rire de la Méduse, dans Sorties, Hélène Cixous lie la féminité dans l’écriture à la présence de la voix, à la persistance du chant, ce chant, ce mélisme tout en affects, en pulsions, connecté à la chair, antérieur à la parole orale qu’il continue de traverser.

« Mais il faut dire, avant tout, qu’il n’y a pas, aujourd’hui même, et malgré l’énormité du refoulement qui les a maintenues dans ce « noir » qu’on essaie de leur faire reconnaître comme attribut, une femme générale, une femme-type. Ce qu’elles ont en commun, je le dirai. Mais ce qui me frappe, c’est l’infinie richesse de leurs constitutions singulières : on ne peut parler d’une sexualité féminine, uniforme, homogène, à parcours codable, pas plus que d’un inconscient semblable ».

Liée à la désontologisation de la différence sexuelle, la multiplicité irréductible d’individuations, de subjectivations féminines s’exprime par l’inépuisable diversité des Méduses. Il y a les Méduses-chats, les Méduses-Penthésilée, les Méduses-Atalante, les Méduses-Dora (de Freud), les Méduses-cosmiques, les Méduses-Molly Bloom. Du côté homme, la multiplicité épouse ce que, dans Rencontre terrestre, dans sa correspondance avec Frédéric-Yves Jeannet, Hélène Cixous appelle les « hommes sans guillemets ».  « C’est aussi pourquoi j’en venais aussi à distinguer les hommes sans guillemets et donc s’écoulant, se répandant au-delà des bords des mots et définitions, des hommes-hommes calfeutrés, blindés, proclamés, s’affirmant comme tels au lieu de se laisser aller à femme, enfant, vache, cheval, ou vacheval (En Bretagne j’ai eu envie de renaître vache pour une petite vie, encore un rêve) » (Rencontre terrestre, Paris, Galilée, 2005, p. 93-94).

Ce à quoi la Méduse volante fait également un sort, c’est aux piliers théoriques de la psychanalyse, à la thèse freudienne de la femme comme « continent noir », à l’analyse du féminin à partir du primat phallique, de la castration, du manque. Ce à quoi elle tourne le dos, c’est à tous les Persées qui, bardés de leurs boucliers, s’apprêtent à embrocher les chevelures serpentines des Gorgones. Les pages de ce texte libérateur sont agitées par un battement d’ailes très particulier qui n’est autre que celui de la Méduse volante.

Hélène Cixous, Le rire de la Méduse. Manifeste de 1975, Gallimard, 64 pages, 11,90€.