De l’incarnation du réel (Des Vivants)

© What's up films - France tv

Suivant près de sept de la vie de sept des vingt-quatre otages du Bataclan, Des Vivants commence au soir de la vague d’attentats à Paris le 13 novembre 2015, quand la vie de 130 personnes s’est arrêtée. Série écrite et réalisée par Jean-Xavier de Lestrade diffusée depuis début novembre et disponible en intégralité sur France.tv, Des Vivants raconte en huit épisodes comment un groupe d’otages va tisser une amitié indéfectible et comment chacun va « se relever (ou pas) » – titre de l’un des épisodes – de cette tragédie personnelle et collective devenue un drame national.

Sébastien (Félix Moati) court torse nu entre les ambulances, les voitures de police, les camions de pompiers, il évite les brancards et crie le nom de son ami Jeff qu’il a perdu de vue des heures plus tôt. Marie (Alix Poisson) avance lentement, essoufflée, posant son regard sur les personnes autour d’elle, enveloppées dans des couvertures de survie, assises à même le sol, allongées sur des brancards, croisant des policiers en armes, des personnes qui se serrent dans leurs bras, des médecins qui interviennent au milieu du chaos, du sang, des larmes et de la douleur. Dehors, hagard, David (Thomas Goldberg) est à quelques mètres de Grégory (Antoine Reinartz) et Caroline (Anne Steffens). À l’intérieur de la salle de spectacle, Stéphane (Cédric Eeckhout) est à la recherche d’un smartphone pour envoyer un message sur Facebook « à quelqu’un pour dire que ça va, qu’il n’a rien ». Arnaud (Benjamin Lavernhe), le visage et le tee-shirt maculés d’un sang qui n’est pas le sien, cherche Marie. Ils se retrouvent enfin. Il lui dit qu’il va bien. Elle lui dit que c’est fini.

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Si la tuerie du Bataclan a pris fin, si la prise d’otages s’est terminée avec l’assaut réussi de la B.R.I. et la mort des terroristes, ce n’est pas fini pour autant. Tout commence au contraire. Des Vivants bénéficie de la force du document et de la puissance de l’interprétation des acteurs qui incarnent au-delà du mimétisme ou de la simple ressemblance chère aux biopics américains qui jouent souvent la carte de la personnification physique pour mieux toucher le spectateur. Au point de brouiller la frontière entre fiction (parce qu’il s’agit bien d’une série télé et non d’un témoignage) et réalité (les faits eux-mêmes, les images d’archives de JT ou de chaînes d’infos qui accompagnent çà et là la narration pour contextualiser, pour dater, pour recomposer la chronologie). On en vient même à se demander  au fil des épisodes si on n’est pas en train de remonter le temps et de revoir 13 Novembre – Fluctuat Nec Mergitur de Jules et Gédéon Naudet ou de revivre cette nuit terrible et les jours, les mois qui ont suivi, devant sa télévision. Comme dans le documentaire diffusé sur Netflix, le spectateur se retrouve happé par les sons (plus encore que par les images), par les enregistrements sonores, par le bruit des armes et des explosions, par les cris, par les mots, seuls à même de dire ce que les morts et les rescapés ont vu et ressenti.

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Dire que la série est brillamment écrite et réalisée avec une précision hors normes est une évidence. Surtout, écriture, interprétation, mise en scène ont en commun une qualité rare : Jean-Xavier de Lestrade a réussi à s’effacer derrière son « sujet » ; les actrices et acteurs se sont mis·es au service des véritables personnages, des victimes et de l’entourage. Le réalisateur a aussi eu à cœur de rappeler que le temps a fait son œuvre, qu’il a pu réparer certains traumas comme il a aussi fait sortir de nos mémoires des détails qui n’en étaient pas : les théories du complot qui ont surgi, la récupération, la situation géopolitique d’alors, les fausses victimes qui ont voulu recueillir les fruits de l’horreur, la tentation de nier les faits de la part d’une partie de la jeunesse fragile et crédule qui ne jure que par les réseaux sociaux, l’histoire en marche, l’assaut de Saint-Denis, la capture de Salah Abdeslam et le terrorisme qui a poursuivi son cheminement mortifère en 2016 à Nice, à Londres en 2017…

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Au-delà des reconstitutions, des images d’archives, grâce à la rigueur et à la sobriété de la mise en scène, évitant toute tentation du spectaculaire, Des Vivants s’empare du réel pour mieux raconter des vies brisées, des femmes et des hommes abîmés, cassés, dans une oeuvre qui n’a de fiction que la forme. Jusqu’à déstabiliser le spectateur tant la frontière est presque imperceptible : du premier épisode (« Les jours d’après ») au dernier (« Témoigner ») – des attentats jusqu’au procès des terroristes et leurs complices – la série explore l’intime des personnages, la dimension psychique et les effets à court, moyen et long terme de l’horreur vécue. Des Vivants dit comment l’entourage, la famille, les proches, les inconnus, ont été également touchés – et de toutes les manières, de l’empathie au déni voire à la violence) – à des degrés divers, immédiatement ou des années après. La série dit aussi qu’on a le droit de ne pas aller mieux, qu’on peut ne pas oublier, qu’on ne doit pas oublier, quand d’aucuns disent qu’il faut « vivre avec » : Jean-Xavier de Lestrade semble avoir voulu tout embrasser, le meilleur, le pire, sans juger, sans dénoncer, factuellement, pour mémoire.

« On n’efface pas 130 morts », dit Grégory lors de l’une de ses séances avec sa psychologue. En mettant en scène ces sept vies (et bien d’autres : l’association Life for Paris, les policiers de la BRI, les avocats, les conjoints, les enfants, les amis,  les épouses, les époux, les mères, les pères…), Des Vivants parle de et à toutes et tous, et raconte en creux les autres victimes, les morts (les noms des 90 femmes et hommes assassinés au Bataclan sont intégralement cités lors de la reconstitution de la cérémonie de « célébration » des un an du drame). Comme le dit Arnaud dans une scène d’interview dans les semaines d’après, « Je ne sais pas comment dire, ce n’est pas réel, et pourtant ça a duré deux heures et demie dans ce putain de couloir mais si j’avais pas des brûlures dans le dos je pourrais penser que je l’ai rêvé ». Loin d’oublier les vivant·es qui n’ont pas été médiatisés ou celles et ceux qui n’ont pas voulu s’exprimer, les créateurs de la série ont eu à cœur de livrer une fiction universelle qui incarne le réel pour mieux lui ôter son pouvoir de sidération, pour le prendre plus réel encore.

Des vivants, série de Jean-Xavier de Lestrade et Antoine Lacomblez. Depuis le 3 novembre chaque lundi sur France 2 et en intégralité sur France.tv. Avec : Benjamin Lavernhe, Alix Poisson, Félix Moati, Antoine Reinartz, Anne Steffens, Thomas Goldberg, Cédric Eeckhout, Megan Northam, Aude Ruyter, Sam Karmann, Nicolas Wanczycki, Julie Sicard. Musique : Raf Keunen. Production : What’s Up Films, Mizar Films, NAC Films, Versus, RTBF, Pictanovo.