Quentin Zuttion : Les bleus aux corps p*d* (Sage)

Quentin Zuttion, Sage

Dans une nouvelle bédé très intime, Quentin Zuttion met à nu l’angoisse et les expériences corporelles p*d*. Comment, dans la pédérité, l’expérience la plus intime et la plus singulière de la violence entre-t-elle en résonance avec d’autres ? Comment le lien affectif communautaire peut-il venir fournir une solution psychique lorsque le corps menace de s’effondrer ?

Dès les premières pages, nous voilà jeté·es dans l’espace intime de l’auteur qui semble, avec Sage, assumer plus que jamais la dimension autobiographique de son travail déjà présente dans Toutes les princesses meurent après minuit (2022). Mais, tandis que Toutes les princesses mettait en scène la naissance de l’amour queer dans l’enfance, Sage nous parle du présent, même si les flashbacks sont nombreux.

Nous sommes avec Quentin, dans son appartement exigu et dans l’angoisse qui vient l’étreindre au fur et à mesure, jusqu’à ce que son schéma corporel s’écroule et que plus rien ne tienne ensemble. Heureusement, nous sommes aussi avec lui dans le désir et les expériences affectives et sensorielles positives, marquantes et structurantes : la fête, les amis, le sexe, le sport, qui sont autant de tentatives (ambivalentes) pour se sentir (re)vivre.

Si Sage est une livraison très intime, une mise à nu audacieuse, c’est aussi nous (un « nous ») qu’il dévoile lorsqu’il met en scène des expériences qui nous sont étrangement familières et dont le récit ne manquera pas de résonner chez certain·es pédé·es. C’est d’abord une certaine érotique qui traverse les planches. Elle oriente le regard sur les corps : une cuisse velue, une aisselle poilue, un dos musclé, un sexe lourd arrêtent le regard du dessinateur et le nôtre qui s’y trouve suturé. Celleux qui ont déjà désiré des hommes se laisseront saisir par cet érotisme, lequel ne manquera pas de choquer, à l’inverse, les plus prudes lecteur·rices de Zuttion (notamment quand il prend des formes plus explicites). Il offre pourtant quelques respirations bienvenues dans un livre qui porte sur l’angoisse et la dépression. Sage nous le rappelle : le corps saisi par l’angoisse est aussi (surtout ?) un corps désirant.

Certaines expériences viendront exciter chez le lecteur pédé non seulement le désir mais aussi quelques processus identificatoires. L’application Grindr, par exemple, est très présente. Alors qu’est sorti, cette année, Ce que Grindr a fait de nous, livre dans lequel Thibault Lambert critique les effets sociaux et psychiques de l’application, Zuttion offre une exploration personnelle, ambivalente et même parfois tendre de l’outil. Grindr n’est pas seulement construit comme un instrument disciplinaire et source de blessure et/ou de valorisation narcissique (ce qu’il est), mais aussi comme un soutien psychique et comme l’objet d’usages créatifs et surprenants. Une scène en particulier, impliquant des mensonges réciproques et du gel douche « Le petit Marseillais », retourne l’anonymat de l’application et le mensonge qu’elle permet en un instrument créatif, par lequel la pulsion scopique vient à se satisfaire. Zuttion nous montre, avec humour et subtilité, les affects complexes en jeu dans l’utilisation de ces applications.

C’est une phénoménologie du corps pédé que nous propose l’auteur : en partant de sa propre expérience vécue (une Erlebnis pédé), il arrive à nous révéler quelques traits communs de nos expériences et surtout de nos vécus corporels, des vécus incarnés. On pourrait aussi parler avec la psychanalyste Silvia Lippi d’une résonance traumatique ou d’un tissage traumatique qui se fait entre des corps pédés traversés par le désir, la jouissance, l’exaltation, mais aussi par la violence, le dégout, l’inertie et l’impuissance.

Les deux faces, celle de la violence et du désir, sont inséparables. L’érotisation est parfois une manière de faire face à la violence, et voilà pourquoi, comme l’explique Bersani dans Le rectum est-il une tombe ?, le désir homosexuel apparait paradoxal parce qu’en désirant la masculinité (parfois « macho »), le pédé semble désirer ce qui est pour lui une menace. Mais, Zuttion le montre, ce n’est pas parce que nous désirons notre propre destruction que nous désirons parfois ce qui nous a fait du mal (ce que pense Bersani). Au contraire, désirer ce qui nous a fait du mal est aussi une manière de faire avec cette violence traumatique, une tentative pour lui donner un sens, un statut psychique. Dans une scène puissante, Quentin explique qu’à quinze ans, il fantasmait sur le bourreau homophobe qui le harcelait dans les vestiaires après le cours de sport. Vivre suppose parfois cet art alchimique qui fait du désir à partir des expériences de violence.

Quentin Zuttion, Sage

Vivre au-delà de la survie suppose aussi, pour Zuttion et son personnage, de faire avec l’angoisse qui, sous la forme de la couleur bleue, vient petit à petit envahir son existence, jusqu’à démembrer son corps. Le corps menace de s’effondrer ou de « dégouliner », de devenir liquide. Il menace de se dissoudre dans les larmes, la morve, la bave, le sperme, le sang. Ferenzci ne l’avait-il pas dit, que « le plus facile à détruire en nous, c’est […] la cohésion » ? L’uniformité océanique de la couleur bleue menace de recouvrir tout le présent (et le futur) de Quentin, par contraste d’avec les scènes du passé qui mobilisent la diversité chromatique chaleureuse présente dans Toutes les princesses. Cet envahissement progressif se manifeste aussi sous la forme de ces petits personnages bleus omniprésents, dont l’ambivalence (ils peuvent être doux ou terrifiants) renvoie à l’oscillation entre la violence de l’angoisse et la douceur de la dépression.

Sage est le récit de quelqu’un qui lutte et cherche des outils contre cet envahissement progressif par l’angoisse. La psychothérapie, par exemple, semble être un outil à travers lequel le narrateur avance dans l’élaboration symbolique de son mal-être et fait des connexions avec le passé pour essayer de border l’angoisse. Elle va être un moyen par lequel « accepter de grandir », sortir de la fixation ou de la glaciation – glaciation dont Ferenzci fait aussi un élément important de l’expérience traumatique (une partie du moi violenté se glace, n’avance plus, ne grandit plus).

Mais le travail psychique n’est pas seulement un travail avec soi-même, c’est également un travail communautaire, et c’est là que réside la dimension psychopolitique de cette œuvre intime. La réconciliation avec cette partie glacée, « arrêtée », de soi, suppose une mise en réseau inconsciente avec d’autres subjectivités pédés : « je veux prendre dans mes bras la suçeuse des vestiaires du cours de gym », « je veux prendre soin de la tarlouze des repas du dimanche », « et dire au jeune homme dans la cage des backrooms qu’il ne fait rien de mal ». Affronter la menace de l’effondrement suppose de tisser du lien, de constituer un « nous » affectif qui nous évite la destruction. C’est à travers la reconnaissance de ce réseau affectif (parfois existant, parfois à faire), que le narrateur trouve une solution psychique : en « nous » tissant, il se tisse, se fait un corps qui tient.

Dans la sororité, Silvia Lippi et Patrice Maniglier voient une manière de faire du traumatisme le fil à travers lequel faire lien, faire commun : « Alors que nos traumatismes sont censés être ce qui nous isole, avec la sororité ils deviennent ce qui nous lie ». Ne faudrait-il pas dire la même chose de la pédérité ? Je crois que la nouvelle bédé de Quentin Zuttion nous y invite.

Quentin Zuttion, Sage, éditions Le Lombard, 184 pages, 22,95€. En librairie le 12 septembre 2025.