Emmanuel Beaubatie : Qui a le droit d’être un.e féministe ?

© Diacritik

Le titre du « Libelle » qu’Emmanuel Beaubatie vient de publier, Ne suis-je pas un.e féministe ?, reprend une question posée plusieurs fois au cours de l’histoire. « Ne suis-je pas une femme ? » fut celle adressée par Sojourner Truth à la Convention des droits des femmes, en 1851, celle reprise en titre de son livre par bell hooks en 1981. Cette question, à la fois dépliée et décalée (femme, féministe), dit un questionnement essentiel, complexe, qui touche à la place d’un certain nombre de personnes dans les mouvements féministes : les trans, les lesbiennes, les femmes portant un foulard, les travailleuses du sexe, etc. dont la place n’a cessé d’être au mieux interrogée, au pire contestée, à coup d’exclusions et de violentes polémiques.

Quelle place pour les trans dans les mouvements de revendication féministe ? Une femme trans (née dans un genre qui n’est pas le sien, ayant transitionné) est-elle pleinement acceptable, sera-t-elle pleinement acceptée ? Lorsque Janice Raymond publia L’Empire transsexuel (The Transsexual Empire, 1979), elle affirma que la transidentité renforçait les stéréotypes de genre et, comme l’écrit Emmanuel Beaubatie, « les femmes trans’ y sont dépeintes comme des hommes colonisant les espaces féministes »… Nombre de féministes radicales (désignées aujourd’hui sous l’acronyme de TERFs, féministes radicales excluant les trans’) s’opposent à la présence de femmes trans dans leurs actions. Pas toutes, et pas seulement les féministes radicales… On le voit avec ces deux seuls exemples, lorsque les genres sont remis en cause, qu’il est (fort heureusement !) possible de vivre dans le gente qui est le sien, toutes les catégories se voient remises en question, des plus abstraites au plus quotidiennes (dans quel type de toilettes publiques une femme trans peut-elle entrer ?), des plus simples à régler légalement aux plus délicates (quels types de compétitions sportives pour une femme trans ?). Il s’agit, encore, inlassablement, de faire entrer les personnes dans ces « normes de genres hégémoniques », une catégorie OU une autre…

Ces questions, qui ne sont pas nouvelles, prennent une ampleur inédite alors que des travaux d’ampleur paraissent, déconstruisant les stigmatisations, et que les trans ont gagné en visibilité. Le propos d’Emmanuel Beaubatie s’inscrit dans cette double logique, afin de décentrer « la controverse trans’ en la replaçant dans l’histoire longue de la pensée et de la mobilisation des femmes ». Si l’on en revient à la question initiale, « Ne suis-je pas une femme ? », Ain’t I a Woman ?, adressée par Sojourner Truth à la Convention des droits des femmes, en 1851, depuis quel centre s’exprimait Sojourner Truth, à la fois femme, ex-esclave et militante noire ? Multiplement dominée, au nom de laquelle de ces dominations était-elle la plus légitime pour s’exprimer ?

Retracer cette chronologie des luttes féministes, en partant de ce que révèle cette exclusion des trans par une partie des militantes, est une manière d’interroger les frontières du mouvement (principalement depuis la France, avec quelques détours par les USA), ses divisions internes, ce qui, au cours de son histoire, a été jugé une menace pour la cause défendue. Emmanuel Beaubatie passe ainsi en revue le féminisme différentialiste vs antinaturaliste, le féminisme matérialisme, révolutionnaire (devenu radical), la difficile coexistence de ces courants au sein du MLF dans les années 70 et au cours des décennies qui suivent. Il revient sur la précarité des droits des femmes (qui ne garantissent pas une égalité de fait), la question de la non-mixité dans les espaces militants, la place des lesbiennes puis des trans dans les mouvements féministes.

Mais ce qui est ainsi plus largement interrogé dans ce libelle, c’est la manière dont ce sont « les catégories sociales qui forgent notre interprétation des corps et non l’inverse ». Emmanuel Beaubatie cite la formule de la sociologue Christine Delphy : « le genre précède le sexe » et la commente : « le genre, en tant que rapport social, a le pouvoir de créer les catégories de sexe que l’on croit biologiques », une pensée que poursuit la penseuse queer Judith Butler dans Trouble dans le genre. Comment penser l’inclusion/l’exclusion dans les mouvements de lutte, selon quelles modalités intégrer (ou non) des personnes (et des femmes) « multiplement dominées » et « régulièrement suspectées de dévoyer le sujet politique du féminisme » ? On le comprend, ce libelle, Ne suis-je pas un.e féministe ?, répond à l’ensemble du cahier des charges de cette collection du Seuil : « alerter, informer, questionner ». Passionnant, informé, nuancé, il ouvre un champ de questions que chacun.e se doit de se poser.

Emmanuel Beaubatie, Ne suis-je pas un.e féministe ?, éditions du Seuil, « Libelle », mars 2024, 60 p., 4 € 90