D’une violence, l’autre ? : Christophe Levaux (Baisse ton sourire)

détail de la couverture © éditions Do

Que menace le sourire des femmes chez certains hommes ? Que vient défier un sourire au point d’exiger qu’il disparaisse ? Les réponses me viennent par dizaines et chacune d’elles m’insurge. Dans ce livre, tous les sourires sont amenés à disparaître des visages comme une longue crispation en grimace, un chemin vers la laideur. Une défiguration donc. Celle, lente et terrible, d’un jeune couple dont l’histoire est narrée par celui qui a frappé à mort celle qu’il aimait. Avec Baisse ton sourire, troisième roman de Christophe Levaux paru aux éditions Do en janvier dernier, nous lisons un récit de violence conjugale, orchestré par une narration houleuse, cynique et intelligente.

Avec habilité, l’auteur belge fait parler un personnage qui raconte sans détours les violences commises sur sa compagne et celles plus lointaines, vécues ou commises, qui remontent à l’enfance. Ce livre ne prend pas pour thème « la violence à l’égard des femmes », expression qui se refuse à nommer les auteurs de ces violences, mais prend pour sujet les violences écœurantes et de moins en moins contrôlables qui habitent un homme. Sans jamais vriller vers une quelconque justification ou moralisation, Christophe Levaux questionne l’idée du déterminisme social ou de la reconduction à partir de la compréhension que le personnage a de ses actes. Il s’agit là d’une expérience littéraire éprouvante, à même de rendre intelligibles les engrenages psychologiques et le monde intérieur d’un individu qui commet l’irréparable.

Nous écoutons la lente tombée des sourires, la fermeture des visages, le rattrapage de l’amour par la laideur d’une vie jugée médiocre entre le travail au Décathlon et le gris du ciel qui semble toujours bas comme un plafond de verre. Et la violence. L’amertume, les silences, les humiliations, l’incompréhension, une colère sourde qui, non formulée, prend forme dans le langage. Escalade de la violence jusqu’au vertige, flirt anxieux des personnages avec l’espoir, la résignation et les désillusions successives, Baisse ton sourire est aussi l’histoire d’un homme issu de la classe populaire qui quitte la campagne pour s’installer en ville mais qui perd le chemin de sa personne, comme l’écrivent les Belges. Christophe Levaux peint avec habilité une crise existentielle traversée par un continuum de violences : les violences sexistes, conjugales et intra-familiales, les violences symboliques de classe et enfin la confrontation au silence de Dieu qui n’est jamais parvenu à être un véritable repère.

Le sujet des violences conjugales, étroitement lié à celui de la violence des hommes sur les femmes, émerge dans la littérature contemporaine comme un sujet politique et douloureux. Des récits et romans donnent la parole ou font circuler la parole des victimes de violences pour qu’enfin il y ait une représentation littéraire à même d’embrasser une réalité sociale qui demeure un tabou pour ceux que ça arrange. Dans cette idée d’un nouveau partage du sensible qui vient offrir un contrepoint éthique aux modes de narrations conventionnels, le roman de Christophe Levaux a toute sa place. Pour la première fois, je lis un roman qui traite des violences conjugales en embrassant le point de vue de l’homme qui frappe. En terme de (re)distribution de la parole, cela pose question. On entend trop les bourreaux, pas assez les victimes et nous avons besoin de témoignages, dit-on. Oui. Mais il me semble nécessaire que ce sujet des violences conjugales soit écrit et pensé également par des hommes avec, disons-le, une conscience féministe – partagée par ailleurs avec l’éditeur qui publie le texte – pour reprendre l’expression d’Azélie Fayolle dans son ouvrage Des Femmes et du style, pour un féministe gaze (mai 2023). J’entends par là la vigilance et la subtilité avec lesquelles l’auteur traite ce sujet sans oublier d’où il parle et en ayant réfléchi à comment en parler avec tact et pertinence. À aucun moment il y a une prétention à l’objectivité ou à porter un regard surplombant sur les violences conjugales. Le roman épouse les limites, les complexités et les ambiguïtés du point de vue de son personnage. Nous sommes alors confrontés au discours d’un narrateur ambivalent qui se débat tant bien que mal avec ses ressentiments, sa honte et les incompréhensions qui le traversent. Ce choix narratif est aussi subtil qu’audacieux car notre compréhension du récit est tributaire des limites d’interprétation du personnage, de son vocabulaire, son système de valeurs et de pensées comme dans cet extrait dans lequel le personnage ne peut s’empêcher de blâmer Sophie :

« Souvent j’ai pensé, j’ai dit, tu dois la laisser tomber, tu dois partir et tout reprendre à zéro. Alors je pense à mes valises, j’imagine faire mes valises, je me dis que je dois les faire en tout cas, mais je ne sais pas par où débuter ni par quoi. Je pense à mes disques mais ils sont mélangés avec les tiens, et je les mettrais où de toute façon ? J’ai nulle part où aller. Puis je m’en fou de mes disques, je veux juste tout recommencer. Mais tu sais quoi ? J’en suis incapable, parce que je ne sais pas quoi faire sans toi, parce qu’une fois que la haine retombe, je peux pas m’empêcher de t’aimer. Et je t’aime tellement que je me sens coupable de ne pas pouvoir vivre avec toi. C’est fou non ? De toujours en revenir à ça, à la culpabilité. Toute cette culpabilité que je porte sans cesse. Je reconnais mes fautes, tu sais. Je sais que je t’ai malmenée. À plusieurs reprises, je le sais. Je porte mes fautes je me défile pas. Mais je dois te dire une chose une fois pour toute aussi : si tu t’étais tue, rien ne serait arrivé. »

La culpabilité dont parle le narrateur est le signe d’une tradition religieuse rurale qui a son importance dans Baisse ton sourire. Le grand silence de Dieu, la question de la faute, de la rédemption et de la corruption alimentent la spirale d’auto-justification du personnage et complexifient amplement le sujet du livre. Enfant, le petit garçon s’ennuie à la messe et ne supporte plus les dimanches silencieux mais une fois adulte il raisonne à partir d’un système de pensée chrétien toujours plus présent à mesure que le récit évolue : la colère et le mal brûlent à l’intérieur tandis que l’eau, la pluie ou la douche nettoient l’âme et le corps des péchés. Sophie, quant à elle, est à la fois cette Sainte pure qui apporte de la lumière et cette femme pernicieuse qui corrompt et pousse à la violence. La relation du personnage à la religion est fondée sur un malentendu puisque le pardon qu’il s’administre est précisément ce qui lui permet de poursuivre ses violences. Plus qu’une représentation littéraire de la misère de l’homme sans dieu nous lisons une relation rafistolée, arrangeante, perplexe et suppliante avec Dieu :

« Alors ça m’est venu sans calcul : à deux mètres d’elle, les mains jointes et la mâchoire serrée, je me suis mis à prier. Je l’ai supplié, j’ai supplié le Seigneur tout puissant, de venir tout effacer là maintenant. Qu’il la soigne, qu’il la répare et la remette sur ses pieds ou qu’il me l’avoue, que tout ça n’était qu’un mauvais tour pour me faire la leçon et qu’on m’y reprenne plus jamais. (…) je sentais que je n’avais rarement éte aussi près de Lui qu’en cet instant, je crois que je lévitais. J’ai plissé mes paupières, plus fort encore pour faire venir la lumière, je plissais, je plissais mais la lumière ne venait pas et d’un coup je retombais sur le sol dur où elle gisait. Dieu de merde j’ai dit, je t’encule, Dieu de merde, tu n’es rien. »

L’idée du témoignage est importante dans le livre de Christophe Levaux. D’une part parce que nous recevons un récit qui se veut un témoignage fictif ou une confession. Et d’autre part parce que ce même narrateur ne cesse de se positionner comme le témoin des maltraitances qu’il a fait subir. Cette ambivalence dans le récit du personnage qui se pense témoin prend source dans le récit qu’il fait de son enfance, une enfance rythmée par la colère du père qui se déverse par opposition aux émotions retenues : « On dit passe-moi le sel, demain il va pleuvoir ou j’ai vu la voisine au marché. Mais dans les faits on ne parle vraiment jamais. Et on se livre encore moins. Se livrer est une forme d’indécence qu’il convient de réprimer. »

Le silence dans la famille, « le putain de silence des centaines de dimanches muets »,  a un poids et trouve un écho dans le silence assourdissant de Dieu. Tandis que la mère est entièrement tournée vers la figure du Christ, le petit garçon, lui, s’accroche à deux figures masculines qui agissent comme des (re)pères dysfonctionnels : le père mutique — sauf quand il s’agit de déverser sa colère — et le footballer belge Gille de Bilde qui assène un coup de poing à un autre joueur lors d’un match. Le narrateur assiste aux comportements violents de ces deux figures mais quelque chose s’interpose entre lui et la violence, ente lui et le sens, que ce soit l’objet symbolique de l’écran de télévision ou le silence du père qui s’abstient de commenter le geste du footballeur. De même, quand son père frappe sa mère, l’épaisseur du plancher entre le petit garçon et les parent le ramène à cette même impuissance : « Le trou, on aurait dit qu’il était ensorcelé et ne laissait passer que ce qu’il voulait, parce que lorsqu’on finissait par s’affoler totalement de la violence qui en débordait et nous mettions à hurler comme des dingues Maman, Maman, nos cris pleins de sanglots échouaient systématiquement à crever le plancher. On s’est souvent endormis comme ça, mon frère et moi : harassés et tremblants de frayeur pendant que sous nos pieds, ça valdinguait plus fort que dans le pire des westerns. » Parler d’ensorcellement n’est pas anodin et dit quelque chose de l’incompréhension et de l’impuissance du personnage à agir une fois adulte comme s’il était justement ensorcelé soit coupable mais pas responsable : « Je sais ce que j’ai fait, je ne suis pas un idiot : je nous ai rendus laids. J’ai tellement fait, j’ai tellement tout fait mal en réalité, que ça nous a défigurés. Toi tu es défigurée, Sophie, tu le sais pas mais c’est à cause de moi, moi seul, comme un sorcier malade. Je sais que je t’ai toi aussi faite moche je t’ai défigurée. »

Lui, seul comme un sorcier malade ou comme un ensorcelé, ne cesse de répéter des fragments de cette comptine sortie de l’enfance dont chaque nouveau mot commence par la syllabe qui finit le précédent : « chapeau de paille, paillasson, somnambule » … Cette comptine construite sur une figure de style qui s’appelle le dorica castra crée une boucle infinie et revient aux paroles de départ. La logique sonore prime sur le sens et l’absurdité amuse. Dans le roman de Christophe Levaux, le dorica castra est matriciel. La comptine revient dans le récit du personnage comme une litanie-écran qui donne l’impression que le personnage côtoie la folie ou que tout s’inscrit dans la suite logique des choses et que le personnage est assujetti à cette logique. L’idée plaisante du dorica castra est de laisser une liberté créatrice mais ici le seul moyen pour le personnage de briser l’engrenage est l’« intervention » physique : enfant, pour stopper la violence du père et détourner l’attention sur lui, le personnage se renverse une marmite de soupe brûlante sur le visage. Pour stopper le cercle de moqueries des camarades, « le marabout » – la comptine –  s’invite avec la réponse physique qui surgit comme un animal à la fin de la phrase :  « qui de nouveau se convie, vie de chien, chien de chasse, et quasiment tapi au sol je bondis ». Adulte, pour extérioriser sa colère, son amertume et ce qu’il n’arrive pas à dire, il se frappe : « J’ai continué à répéter voilà ce que tu me fais crescendo, j’ai encore fait quelques spasmes dont un gros pour conclure, puis me suis retourné brutalement le poing levé. J’ai redit voilà ce que tu me fais en regardant Sophie droit dans les yeux, j’ai vu sa pupille vibrer, puis j’ai abattu d’un coup mon poing sur ma propre tempe. (…) Je ne les avais pas anticipés mais mes coups matérialisaient enfin ce que j’avais ressenti toute la journée : des poings dans ma gueule, qui maintenant me foutaient littéralement au sol. »

Et la folie du dorica castra resurgit quand c’est Sophie qu’il frappe : « Quatre secondes, cinq, elle a commencé à sourire. Elle me contourne. Ou je sais pas, elle m’esquive pour s’échapper. Course à pied, pied d’cochon, son sourire dévore son visage, son sourire est géant. Baisse ton sourire, putain, ou c’est moi qui te le baisse. Je ais pas d’où sortent les mots. Elle ne m’esquive pas, elle m’encercle. Je la fixe droit dans ses yeux de démon tandis qu’elle tournoie. Cochon d’ferme, ferme ta gueule, j’ai pris mon élan, j’ai fermé mes paupières et j’ai frappé » Tout s’enchaîne comme un train sur des rails, lancé à pleine vitesse. Étrangement, on lit ce livre comme on lirait une partition (ou un dorica castra infernal et crescendo), en ne sachant que trop bien comment cela va finir. Christophe Levaux, par ailleurs auteur d’une thèse en musicologie, orchestre son  livre-partition en alternant moments d’espoir et élan et moments de rechutes de moins en moins supportables. Dans ce crescendo, je me surprends à tenter de cerner où tout a pu commencer, à chercher une scène originelle, peut-être pour me rassurer et pouvoir dire que tout était écrit, comme sur une partition justement. Et le personnage de dire que « peut-être que ça a commencé comme ça, avec des mots et des gestes dont on ne mesurait ni la teneur ni la portée (…). ça a commencé avec des paroles inconséquentes, et puis pas tellement au fond, car une fois semés, les mots s’étaient mis à vivre leur vie propre dans l’obscurité »

La vie de ce personnage et l’histoire de ce couple n’ont pas le luxe d’être romanesques, les violences et les malheurs ne sont pas esthétisés mais toujours rattrapés par le quotidien banal que d’autres se risqueraient à appeler le prosaïque sans s’interroger sur ce que cette remarque peu avoir de classiste. Car si le couple aspire à mieux et rêve d’une vie moins routinière, je souris à la lecture de leur course au confort matériel rendu possible par l’augmentation du salaire, à leur tentative de performer le mode de vie bourgeois. L’humour est présent mais on ne rigole pas pour autant, et cette phrase du personnage revient en tête, comme si elle m’intimait de baisser mon sourire : « Tu peux en rire, tu peux trouver ça ridicule, car ça l’est oui. Tu peux même te dire que j’en remets des couches, pour me donner le beau rôle, mais ce n’est pas le cas, il n’y a rien de beau à cela. Je sais ce que j’ai fait, je ne suis pas un idiot ». La conscience de ne pas appartenir à une élite intellectuelle et d’avoir grandi dans un village quelque part dans la campagne belge s’accentue au contact de Sophie qui a fait des études, rêve d’autre chose et rejette « la vie sans relief, la vie sans direction ». Une amertume se forme chez le personnage qui se prend de plein fouet les subtilités d’un mépris de classe véhiculé par le langage et par des mots de plus en plus impactants. « C’est étrange ce que les mots revêtent parfois, ce qu’on leur fait endosser, à tort ou à raison. Ce sont les mêmes mots, pourtant, neutres, insipides ou tendres, qui d’un coup, sans qu’on explique pourquoi, revêtent un costume de fureur. »

Petits à petits les mots, interprétés comme des signes, deviennent des menaces puis des armes de guerre. Dès lors, le dorica castra qui ensorcelle le texte se charge de honte et d’agressivité tout en s’inscrivant paradoxalement dans une routine normalisante : « Ça donnait parfois le vertige : il semblait que l’escalade ne trouvait jamais de sommet, ou que le dénouement ne pouvait s’inscrire que dans notre propre destruction. Chaque nouvelle effusion, étrangement, apparaissait sans cesse moins spectaculaire. Tout s’aplanissait et rentrait dans les mœurs pour participer d’un quotidien toujours plus gris ». Ces effusions vertigineuses tiennent un rôle ambigu car elles sont à la fois condamnées et recherchées comme si elles étaient des tentatives pour colorer ce quotidien morose. De même, la violence physique du narrateur est difficile à situer. Elle semble être la réponse à ce mépris de classe, qu’il soit conscient ou non de la part de Sophie et de ses amis, et à ce rapport inquiet aux mots, à ce malaise face à sa propre difficulté à « bien parler ». Baisse ton sourire est infiniment douloureux à lire selon cette perspective car, à mesure que le narrateur « s’élève intellectuellement aux côtés de Sophie » il porte un autre regard sur sa condition de vie et sur ce à quoi il peut aspirer. Nous ne lisons pas quelque chose comme le récit maladroit d’un imbécile heureux mais le récit d’un homme malheureux et violent, écœuré par une vie qui ne tient pas ses promesses. Le narrateur gagne en maturité et son récit paraît d’autant plus précieux qu’il nous le livre quand bien même son enfance semblait le condamner au silence.

Néanmoins, Christophe Levaux ne fait pas de son personnage un martyr ou une victime déguisée en bourreau, il garde une distance critique. Le personnage aimerait se présenter en martyr, comme dans cette scène magistrale où il se raconte sous une pluie battante, criblé de flèches comme Saint Sébastien, mais l’auteur le lui refuse. Levaux laisse entrevoir aux lecteurs toute l’ambiguïté du discours de son personnage qui oscille entre la culpabilité et le dédouanement, comme si à chaque fois tout relevait du dérapage ou de la perte de contrôle, à l’image de cette baffe  aux prémices de la relation : « et j’ai répliqué par une grosse tarte incontrôlée à l’arrière de son crâne qui lui a quasiment arraché une larme. Je me suis excusé quinze fois puis j’ai fait des crêpes au sucre pour me racheter. »

Une note de l’éditeur, reprenant un texte d’Amnesty International, ne laisse pas planer de doutes : les trajectoires individuelles, avec ce qu’elles comprennent en terme de violences, de potentiel déterminisme, peuvent être des clés de compréhension des violences des hommes à l’endroit de leur compagne mais il est toujours question de choix. C’est dans cette optique que nous interprétons la scène émouvante du père qui tend une boîte à outil à son fils lors de son départ du domicile parental : « Il paye la boîte et nous retournons vers sa voiture, mais sur le parking, il s’arrête brusquement et me la présente. Les mots ne sortent toujours pas. Jamais ils ne sortent mais je comprends ce qu’il me dit en me tendant les outils. Et ce jour-là,même pas un dimanche, sans match de foot ni balles au fond des filets, sur la route qui déroule maintenant à l’envers, je lutte pour contenir les grosses larmes qui remontent derrière mon nez » Le geste du père qui agite des émotions fortes chez le narrateur est un malentendu car ce dernier interprétera symboliquement la boîte à outils comme ce qui sert à réparer. Elle est comprise comme un héritage et non comme une invitation à l’émancipation (je pense à l’expression « avoir les outils de compréhension »). La boîte à outils est d’abord oubliée puis ressortie dans un moment de solitude où le narrateur constate les traces de ses violences sur les murs (qu’il nomme « les stigmates de nos bagarres ») : « J’ai ouvert la porte de la penderie ; je ne l’avais pas touchée depuis le jour de mon arrivée en ville : elle était au fond, sous une pile de draps, la boîte à outil bleu roi. (…) ça semblait évident : il fallait réparer encore, il fallait tout réparer, et c’est tout ce que j’ai fait. Les jours qui ont suivi j’ai comblé cinq trous, j’ai colmaté le pot de fleurs, j’ai débosselé une poubelle et restauré la vierge ébréchée »

Christophe Levauxé nous montre ici la différence entre vouloir bien faire et faire les bons choix. En responsabilisant ainsi son personnage, il n’insulte ni son origine sociale ni sa capacité à prendre du recul, pas plus qu’il ne le campe dans une caricature de l’homme violent parce qu’issu d’un milieu peu favorisé et campagnard. L’ambition du texte est dans le partage d’une expérience complexe et incarnée. Il y a quelque chose d’inédit à recevoir ce type de récit. Le personnage ne s’émancipe pas entièrement de ses normes éducatives qui le condamnaient au silence, au spectacle et peut-être à la reconduction de la violence masculine. En revanche, il brise en partie le silence et ce chambardement ébranle parce qu’il est porteur d’espoir. Voilà pourquoi j’aime à parler de Baisse ton sourire comme d’un livre écrit avec une conscience féministe qui évite brillamment les écueils de l’empathie ou de la victimisation de l’homme violent de classe moyenne ou populaire. Un sentiment complexe, entre l’écœurement et la résilience me fait dire que ce texte apporte une perspective nouvelle à notre connaissance des violences conjugales. Les dénonciations féministes sont une étape politique et discursive nécessaire au saisissement des violences conjugales, sexistes et sexuelles. Elles ouvrent une voie littéraire dans laquelle Christophe Levaux s’engage en nous livrant un texte puissant qui relève de l’échange d’expérience.

Christophe Levaux, Baisse ton sourire, éditions Do, janvier 2023, 152 p., 17 €