La première chose que je voudrais affirmer, bien que cela puisse paraître quelque peu conventionnel, est que Des empires sous la terre de Mohamed Amer Meziane est un livre très important. Il est impressionnant d’érudition et de savoir mais aussi d’élan, de force et d’engagement. C’est un travail considérable qui ne veut pas se contenter d’assembler des connaissances, de raffiner des concepts, mais qui entend défendre une thèse et ouvre ainsi une discussion. Cette discussion a déjà commencé, en France et aux États-Unis, et elle va continuer*. Ce livre est impressionnant, il est provocant dans le meilleur sens du terme mais il est aussi, de mon point de vue, discutable et problématique. Les lecteurs comprendront que, pour moi, cette catégorie n’est pas une catégorie restrictive mais bien affirmative. Être problématique est ce qui est appelé par un travail véritablement philosophique. Un travail philosophique ne règle pas une question une fois pour toutes, au contraire il donne le moyen de refonder et de déplacer des problèmes.
Après le décolonial ?
Ce qui frappe à la relecture et après réflexion, est que ce livre ne s’inscrit pas purement et simplement dans la continuité des études postcoloniales ou décoloniales. Une partie des références vient naturellement de ces champs d’étude. Aussi, l’une des inventions principales du livre, le concept d’impérialité, a un rapport essentiel avec toutes les questions soulevées depuis plusieurs décennies par ces derniers. Amer Meziane a voulu à la fois relancer cette discussion et orienter ce champ de recherche dans une direction nouvelle en le déplaçant. Ce déplacement se fonde dans le livre sur deux points d’appui explicites et centraux.
Le premier concerne la spécificité – mais aussi le rôle de moteur et de modèle – de la colonisation française dans l’histoire générale de l’impérialisme moderne. S’il est absurde d’affirmer que les études postcoloniales soient purement et simplement le produit d’un point de vue anglo-américain (ou anglo-hispano-américain) sur le monde, il y a tout de même un certain nombre de questions qui ont d’abord été posées à partir de ce lieu d’origine. Ainsi, les singularités nationales ont ensuite été introduites à l’intérieur d’un cadre qui était déjà dessiné. Je ne connais personne, à l’intérieur de ce courant de pensée, qui ait conféré une telle importance à l’Expédition d’Égypte ainsi qu’à ses conséquences de longue durée. Mohamed Amer Meziane est le premier ou du moins l’un des tous premiers à l’étudier d’une manière aussi systématique. Personne n’a posé la question qu’il pose, non seulement celle de la racialisation de la religion mais aussi de la construction préalable de la catégorie de « religion » comme l’une des voies de la racialisation dans l’histoire de la modernité. Et l’hypothèse qui en découle a des conséquences tout à fait fondamentales sur lesquelles il faudra revenir.
Repenser l’Anthropocène
La discussion entre Mohamed Amer Meziane et moi-même a commencé il y a un certain temps déjà sur la base non pas d’une version antérieure du livre mais d’écrits, de textes et d’analyses qui ont considérablement évoluées depuis. J’ai alors rencontré les questions de l’impérialité, de l’influence du saint-simonisme dans la formation de l’idéologie universaliste et républicaine française, de la qualification « religion » comme voie spécifique de racialisation en supplément de la couleur, de la culture ou de la biologie. Ce sont là des dimensions extraordinaires de ce livre et du travail de Amer Meziane. Mais il n’y avait pas, alors, d’énergies fossiles, d’état fossiles, de discussion sur l’anthropocène dans ce développement, et encore moins de Sécularocène. Ma première réaction face à ces éléments nouveaux a été de l’ordre de la surprise et du scepticisme. Si j’ai tendance à adopter la position des défenseurs du Capitalocène, je ne pense pas pour autant que l’on pourra se passer de la catégorie d’Anthropocène qui a la portée historique la plus longue. Mais je suis bien d’accord avec le fait qu’il faille mettre en cause non pas la civilisation humaine ou l’action humaine en général, mais plus précisément les effets du mode de production capitaliste et en particulier ses effets destructeurs liés à ses dynamiques d’exploitation des ressources. L’autre raison est politique mais elle a son importance : à savoir que le discours sur l’anthropocène ne conduit à aucune mesure efficace dans l’ordre de la politique immédiate. Si l’on manque de prendre le capitalisme pour cible, il évident que rien ne viendra résoudre la crise environnementale ou faire bifurquer un tant soit peu le cours du « développement » actuel fondé sur l’extractivisme. Dans le même temps, il faut convenir que le capitalisme est une catégorie beaucoup trop générale, et je pense que c’est en partie ce que Amer Meziane affirme. Il affirme au fond que le capitalisme ne fonctionne pas sans idéologie, que l’on n’explique rien par le capitalisme si l’on n’est pas en mesure de faire intervenir l’idéologie qui sert en partie de moteur aux entreprises des capitalistes et des colonisateurs. Et cette idéologie est appelée par lui « sécularisation ». L’exemple des saint-simoniens est de ce point de vue particulièrement intéressant et révélateur comme l’est celui de tous les constructeurs de bateaux à vapeur et de chemin de fer amenés par Amer Meziane sur le devant de la scène. Ce dernier attirer ainsi l’attention sur le type très particulier d’idéologie rationaliste qui a commandé les entreprises de colonisation et l’industrie minière. Le « sous la terre » matériel communique en même temps avec un projet de démystification, de désenchantement et de lutte contre l’obscurantisme. C’est dans les recoins obscurs de la terre qu’il faut chercher les champs de bataille de la lutte contre l’obscurantisme ! Je crois que l’on doit considérer cette thèse nouvelle comme vraie. Elle a d’illustres précédents. Je pense à L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber qui, transposé dans le langage de Mohamed Amer Meziane, devient La politique de la sécularisation et la puissance du capitalisme.
Un nouveau concept : l’impérialité
Mais je n’ai pas encore énoncé ce qui me semble incontestable et même extraordinaire. Je pense que l’impérialité est une catégorie dont on ne va plus pouvoir se passer. Naturellement elle va appeler toutes sortes de discussion sur l’héritage de l’empire romain : qu’est-ce que le spectre de l’empire ? Quel genre de souveraineté implique-t-il ? Est-ce que cela fonctionne de la même manière dans tous les empires, français, américain etc. ? Tout ceci est matière à discussion mais à condition de commencer par accepter de prendre au sérieux la catégorie que Amer Meziane apporte et de voir que l’impérialité n’est pas la même chose que l’empire. C’est le second élément que je voudrais mentionner.
Cet élément est appelé aussi à exercer une influence énorme, du moins je l’espère. Il se trouve énoncé dans le chapitre 3 du livre « La race et l’inconvertible ». Il concerne l’importance du saint-simonisme, le changement d’orientation de la colonisation française en Algérie mais aussi le déplacement des méthodes qui avaient été envisagées par les colons saint-simoniens pour l’Algérie vers l’Afrique occidentale. Tout ceci est matière à discussion et à échange d’informations avec les historiens. Mais, quelles que soient les objections empiriques possibles, le fond du problème est ailleurs. Et sur ce point aussi, non seulement je fais crédit à Mohamed Amer Meziane, mais je le suis et le suivrai : c’est la remise en question de la façon dont nous avons pris l’habitude, en France en particulier à travers l’enseignement de l’histoire que toi comme moi nous avons reçu, de nous représenter la relation entre les régimes politiques de la modernité française, parce que ce que l’on nous a inculqué fait partie de l’idéologie républicaine, et entretient le plus grand rapport avec la laïcité bien sûr. Les choses sont presque indissociables. C’est la version qui a été fabriquée par la république triomphante après 1870. C’est aussi et non par hasard le grand moment de la deuxième colonisation française, le moment de Jules Ferry, de l’école laïque et de la colonisation. On nous a appris que la normalité politique du point de vue des droits de l’homme, et des droits du citoyen n’est autre que la république. Et la république a des ennemis ou des adversaires qui relèvent périodiquement la tête (comme entre 1940 et 1945), et qui, en dernière instance, se valent même s’ils n’ont pas la même base, on pourrait dire populaire ni la même généalogie historique : à savoir l’Ancien Régime, la Monarchie et l’Empire.
Marx, de ce point de vue, est un prédécesseur intéressant. Au lendemain de la Commune, Marx avait écrit noir sur blanc qu’en réalité la République instituée en lieu et place de celle-ci était la continuation du Second Empire bonapartiste sous une autre forme. Cette République est impériale et elle n’a rien aboli des institutions politiques qui avaient été mises en place par les régimes impériaux successifs : la centralisation étatique, le militarisme, le fonctionnement de l’appareil d’État qu’il faudra que la révolution mette à bas. Mais la colonisation ne joue pas de rôle explicite dans le diagnostic de Marx. C’est là l’originalité de Meziane : d’affirmer que ce que l’empire transmet fondamentalement à la république est précisément la colonie et la colonisation. Naturellement, les idéologies évoluent et les institutions sont remaniées. Mais ce qui vient de l’empire ne disparaît pas pour autant précisément parce que cela provient de l’empire avant l’empire, c’est-à-dire avant Napoléon III et déjà depuis Bonaparte et l’Expédition d’Égypte. Autrement dit, la République a toujours été impériale. Elle l’est encore et plus que jamais. Ce point est crucial. Il implique de réécrire de fond en comble les principes pédagogiques d’après lesquels l’on enseigne encore l’histoire du XIXe et du XXe siècle, y compris celle du général De Gaulle. C’est à juste titre que Mohamed Amer Meziane remet au centre ce qui avait été marginalisé dans cette histoire. L’articulation de la laïcité républicaine française, d’un côté, et de sa politique coloniale organisée autour de l’indigénat, d’autre part, suggère de manière féconde que le fil conducteur de cette histoire n’est en aucun cas la République qui résiste à ses « ennemis » de l’intérieur. C’est plutôt la nation coloniale française qui oscille, en fonction d’un certain nombre de vicissitudes et de tragédies historiques, entre deux formes de régime politique possibles pour elle. Elles règnent toutes les deux : tantôt l’Empire, tantôt la République. L’État français est donc toujours une forme de mélange ou de compénétration de l’Empire et de la République. Telle est la thèse que l’on trouve énoncée dans le livre. Elle est d’une grande actualité à l’heure des tentatives républicaines pour préserver encore une fois le « pré carré » de la Françafrique, de plus en plus fragilisé.
J’avais soutenu avec Wallerstein dans Race, nation, classe et dans Citoyen-Sujet que l’on ne pouvait pas comprendre la manière dont se construit la citoyenneté française si l’on ne se pose pas en même temps la question de savoir quel statut est conféré aux sujets indigènes de l’empire colonial. Les deux institutions sont corrélatives. Je soutiens depuis lors que la nation française, comme d’autres mais différemment des autres nations occidentales, se construit en tant que nation impériale ou colonisatrice. Mais jamais je n’avais été conduit à affirmer ce que, à mon sens, Amer Meziane suggère à son lecteur : à savoir l’idée que l’Empire (colonial) et la République constituent les deux faces d’une même histoire. Je vais désormais soutenir cette idée de toutes mes forces.
Mohamed Amer Meziane, Des empires sous la terre, La Découverte, 2021, 352 p., 22 €
* On notera la recension du livre par le spécialiste de la laïcité en France, Jean Baubérot, dans La Vie des idées ou celle de Sylvain Piron dans En Attendant Nadeau. On mentionnera aussi la discussion du livre à Columbia University avec Ann Laura Stoler, Souleymane Bachir Diagne et moi-même.