Point d’autre lit que la terre

© Jean2Pascal

Elle marchait dans les rues de l’année dernière avec un air triste, des yeux tristes, des pas lents. Le monde autour était froid et bleu, des gens parlaient. Personne ne la regardait en particulier quand elle passait devant les magasins et autour du port et même de loin il n’y avait personne pour lui regarder le dos. Comme si c’était l’été, la mer reflétait plein de petits morceaux du ciel.

Elle était moyen triste, comme à son habitude depuis que plus tôt dans l’année dernière, elle avait vu le mort.

Ça lui avait fait un choc, elle avait eu un traumatisme comme on dit. Elle avait vécu quelque chose de grave et de violent. Elle avait vu le mort alors qu’elle allait au bar, comme souvent quand c’étaient les mercredis de l’année dernière. Il était assis par terre avec une tache de sang derrière la tête. C’était un mort vieux et bien habillé. Avec une barbe et une chevalière au mauvais doigt. Quand elle l’a vu elle n’a pas pu crier. Elle bougeait dans tous les sens et de loin, on aurait pu croire à une sorte de danse. Le mort avait les yeux ouverts comme s’il pouvait encore voir. Elle faisait n’importe quoi quand la police est arrivée pour lui dire de ne pas rester ici.

Elle avait continué sa route vers le bar en répétant ces mêmes mots : « Une fille est une fille, un mort est un mort » en montrant du doigt successivement elle-même et le sol.

Arrivée au bar elle n’avait plus l’habitude de rien. Elle s’assit quelque part et se mit à regarder la télé de l’année dernière, où tout le monde parlait du mort : une incroyable équipe sur place – des tueurs organisés – une batte en bois – un travail de professionnels – une embuscade dans la poubelle – le mort avait réservé une table au restaurant.

Le serveur était habillé en noir et ne sentait rien. Il rangeait autour de lui parce que ça avait fini par être l’heure de fermer et comme en plus elle ne buvait pas. La télé il ne l’entendait plus lui, avec toutes ces années passées ici c’était comme une partie de lui-même. Parfois même il oubliait de l’éteindre mais de voir la fille comme ça figée devant, ça lui avait fait une peur vive et il avait carrément arraché la prise.

C’est là qu’elle s’était mise à raconter son traumatisme, le mort les yeux la police. Elle avait renversé sa tête pleine de problèmes sur l’épaule du serveur comme si elle avait été seule sur la terre. Il avait cherché dans sa tête des évènements de sa vie qui étaient susceptibles de la sauver, pour les lui dire. Elle avait parlé sans pause, la voix pleine de peur. De l’eau lui sortait par tous les trous du visage.

Quand ils étaient sortis de là, il avait embrassé ses mains de l’année dernière et caressé ses cheveux pour lui donner du courage. Elle l’avait regardé avec ses yeux rayés comme deux vieilles poêles. Puis elle avait dormi trois jours.

Quand elle s’est réveillée elle est devenue transparente pour tout le monde. Le bar était fermé parce que c’était dimanche. Elle faisait de grands pas dans les rues de l’année dernière, transformant dans sa tête son traumatisme en histoire acceptable. Elle respirait l’air de l’année dernière qui, dans ses poumons, faisait frais comme de la menthe. Autour il y avait des gens qui parlaient. Le monde était froid et bleu. Elle sentait sa peur tomber de ses poches, sa peine la quitter quand elle se mit à longer la mer.

Assise sur une pierre, elle regardait descendre le soir en pensant à des choses qui lui font plaisir : des roses rouges, un chien qui joue avec un chien, des amoureux sous un parapluie, le soleil qui flamboie, l’année qui finit.

© Jean2Pascal