Le « siècle de la poésie pure » est évidemment pour la France le dix-neuvième, celui qui a vu une rare floraison de grands talents et de hautes exigences formelles, allant de Hugo à Mallarmé et de Baudelaire à Lautréamont et passant par différents cénacles et programmes. À ce qui fut tenu pour la modernité poétique par excellence, Pascal Durand consacre une Introduction de 50 pages qui explore son objet dans tous les sens et s’avère plus que brillante. Nous partirons des intertitres de ce morceau de bravoure critique, commentant chacun de ses « points » à l’aide de quelques citations marquantes.
1° « Un fait d’institution » : « se mettaient en place, dans les esprits encore davantage que dans les faits, les structures d’un champ littéraire très polarisé entre une littérature pour le marché et une littérature pour les pairs » (p. 22). L’attaque de l’ouvrage est donc toute sociologique.
2° « Un motif commun » : « étant fiction à la fois par essence et par destination, la ‘Littérature’ a pour horizon et peut-être pour moteur d’élargir son propre cercle à toute fiction nourrie par un identique principe de croyance » (p. 27). Dans son principe, la croyance est elle-même production du social.
3° « Une réduction à la radicalité » : « Tour à tour vont tomber hors de son périmètre (= celui de la poésie pure) le scientifique et le didactique, puis le politique et le narratif, tandis que se consolideront, du champ scientifique au champ journalistique, les univers sociaux qui en feront chacun leur objet. » (p. 30) De là que ce qu’il y a d’essentiellement social dans l’œuvre, c’est la forme même.
4° « Le pur avec l’impur : poésie et réalité » : « Cette poésie signifie, cette poésie représente, autrement que le texte à visée scientifique ou le discours de presse, et autrement que le roman ». (p. 44) Et c’est cet autrement qui en constitue la modernité.
5° « Des registres rhétoriques » : « Le refus du langage de la communication dans ses formes courantes n’exclut pas, toutefois, l’intégration de ce langage à la circularité de poèmes où l’énoncé tend souvent à refluer vers son énonciation. » (p. 55) Cette tendance équivaut à une remontée vers la rhétorique des figures comme elle ouvre à la ‘fonction poétique’ telle que la définira au siècle suivant Roman Jakobson.
6° « Littérarité ou littéralité : vers ‘quelque chose’ ? : « Au-delà de la poésie pure ou du poème en prose, une poésie objective, une poésie en prose ? » (p. 67) On peut penser, en effet, à un lyrisme de la littéralité, nouveau cap que franchirons des auteurs du XXe siècle dans la foulée d’un Lautréamont et tel qu’écriront, par exemple, un Breton ou un Ponge.
Nous allons bien évidemment retrouver dans les chapitres qui suivent et en différentes combinaisons les traits qu’à la suite de Pascal Durand nous venons de définir et d’isoler. Ces traits sont par ailleurs au principe de ce qui constitue l’autonomie de la poésie pure en laquelle se reconnaît la modernité poétique. Ils se manifesterons tantôt dans de grandes figures solitaires et tantôt dans des groupes d’auteurs, désormais appelés cénacles. Ainsi, dès le romantisme et dès Victor Hugo en particulier, on verra se constituer progressivement une théorie de la forme-sens, faisant que la poésie cesse d’être perçue comme une région ou un genre de la littérature pour être considérée à la hauteur d’un absolu.
Occupera une position centrale à même le siècle le groupe des Parnassiens emmené par son « leader », Leconte de Lisle. Leconte était un meneur combatif et l’on peut se demander avec Pascal Durand ce qui a voulu que le groupe nombreux et entreprenant que Leconte entraînait a pu sombrer dans l’oubli après avoir été si remuant. Avec Durand, on peut invoquer une rigidité du Parnasse qui tenait à une tendance à la sacralisation et au prophétisme dont les productions ont retenu quelque chose de guindé, voire de pompeux. Le jeune Stéphane Mallarmé s’en est avisé en temps voulu, menant sa carrière en solo et émergeant de la sorte. Notre critique a d’ailleurs fait suivre le chapitre Parnasse d’un chapitre sur le « guignon » qu’illustrent les figures de Poe, de Baudelaire, de Mallarmé et, plus encore, de Verlaine avec ses Poètes maudits.
C’était là un fait social tout ensemble objectif et subjectif. C’était d’abord que le champ littéraire était alors saturé par l’envahissement de jeunes poètes souvent venus de province. C’est ensuite ce que notre critique ramasse dans une formule bien frappée : « Quoi de plus désintéressé, note-t-il, que le désir d’avoir échoué quand on a réussi » (p. 32). Réussir son échec est de fait au programme (tout anomique au sens que lui donnera Durkheim) de la plupart des poètes après 1830. À quoi l’on peut ajouter ce lieu commun que répand la doxa de l’époque et selon lequel les poètes, les meilleurs compris, croient chanter pour des sourds.
Mais qui sont les grands solitaires qui accèdent à la plus haute réputation ? Baudelaire sans nul doute, un Baudelaire frotté d’Edgar Poe ; Mallarmé dont Jules Renard écrivait par plaisanterie qu’il était « intraduisible en français » ; Jules Laforgue peut-être ; Lautréamont enfin qui porta la solitude au comble avec son Maldoror. C’est, en effet, à Isidore Ducasse que Durand réserve la plus grande attention, n’hésitant pas à disséquer la mécanique des « beau comme ». Mais il rapprochera également « son » Mallarmé de Jules Laforgue à la faveur de procédures d’intériorisation de la représentation. Intériorisation à la faveur d’un poème objet tout chargé de ses décors et intériorisation subjective de ces mêmes décors à travers le regard d’un sujet chez un Laforgue par exemple repoussé aux limites de la scène du poème. Quant au grand Baudelaire, Pascal Durand choisit de se livrer à ce tour de force qui revient à confier l’interprétation des Fleurs du mal et autres Poèmes en prose à un Jules Vallès communard et militant qui ne cessa pas de rejeter et de stigmatiser celui qu’il tenait pour un de ses adversaires définitifs.
Sous sa belle couverture inspirée d’Édouard Manet, Poésie pure et société au XIXe siècle, l’ouvrage de Pascal Durand est d’une grand richesse interprétative, que nous n’avons fait qu’effleurer. Pour conclure, nous en retiendrons quelques points. Et ceci à même le titre du présent essai qui conjoint la poésie dans ce qu’elle a d’essentiel à divers aspects de la vie sociale. Mais, lorsque la poésie se dit pure, reste-t-il de la place pour quelque socialité que ce soit ? Le thème du guignon va en ce sens jusque dans son interprétation la plus dialectique. De même, avec tout ce qui touche à la vie en groupe, depuis les cénacles jusqu’à la solitude. Quant au poème comme représentation, nous avons pointé l’intériorisation de l’espace domestique ou urbain à même sa figuration. Mais ce resserrement peut s’inverser en raison des circonstances et c’est ce que l’on voit dans Les Chants de Maldoror où tout une grandiloquence s’empare de l’espace poétique au gré des orages et des violences. C’est ici que la rhétorique des liens figuratifs s’amende et se transforme. Ainsi chez Mallarmé et d’autres, la contigüité fait pièce par exemple à l’analogie. Chez le même comme chez d’autres, la mise en avant de l’objet matériel et de son occupation des lieux est à interpréter comme marque symbolique. Chaque poète, si l’on y regarde bien, a durant l’époque son mobilier de référence valant comme univers. Et c’est de ces « signes » en particuliert que, dans son Épilogue, parlait le commentaire durandien comme figuration d’une modernité qui est socialité.
Pascal Durand, Poésie pure et Société au XIXe siècle, CNRS Éditions, collection Culture et Société, mai 2022, 304 p., 25 € — Lire un extrait