Avec Des îles, Marie Cosnay réalise une des possibilités de l’écriture littéraire, à savoir produire un contre-discours. Non pas simplement un discours contre mais un discours qui affirme ce que le discours dominant (celui des dominants, en fonction de leurs seuls intérêts, justifiant leur domination) masque et efface. Ce qui ici est masqué, effacé, ce sont les vies des migrant.e.s, vies assassinées chaque jour, sous nos yeux, devant nos portes. Ce qui est ici affirmé, montré et valorisé, ce sont les vies des migrant.e.s, vies tendues vers la vie, la leur comme celle de tous et toutes.
Nous savons que le fait de parler et écrire n’est pas neutre, que ce fait est aussi l’effectuation de rapports de pouvoir qui incluent et excluent, qui conditionnent des positions dans le discours, dans le social, dans l’espace public et commun, dans le politique, dans l’existence. Des vies sont niées par le discours, des vies sont affirmées : certaines sont possibles, d’autres sont assignées à la place des vies impossibles, inexistantes, à supprimer symboliquement et matériellement.
Aujourd’hui en Europe, le discours de la domination exclut, efface, tue les vies des migrant.e.s qui, par et dans le discours, n’existent pas, sont définies comme des cibles, des menaces, sont exclues de l’espace commun. Ces vies meurent et leur mort est justifiée ou n’est pas dite. Le discours raciste et mortifère du pouvoir tel qu’il s’exerce en Europe, en particulier en France, exclut, euphémise, inverse les définitions, condamne, efface. Des milliers d’individus meurent d’une mort invisibilisée, comme s’ils n’avaient jamais existé. Leur mort est un meurtre mais ce meurtre n’est pas dit, le silence qui recouvre le fait que l’Europe tue étant une condition pour que ces meurtres ne soient pas nommés, qu’ils échappent au jugement de l’Histoire, mais aussi et surtout pour qu’ils se multiplient, rendant possible une politique de mise à mort de populations entières.
Écrire ne peut se faire sans la prise en compte des rapports de pouvoir qui existent dans et par la langue, dans et par le fait d’écrire. Ecrire avec qui ? Contre qui ? Pour qui ? En vue de quoi et qui serait littéraire autant qu’éthique et politique ? Ce sont ces questions auxquelles ce livre répond de manière précise par sa forme, par ses dispositifs narratifs, par le parti pris de son « objet ». Ce que qu’effectue Marie Cosnay est fondamental : ne pas faire des migrant.e.s, justement, un « objet » dont on parle, dont on discute, que l’on évalue, à propos desquels on ouvre des débats « démocratiques » – contourner toute cette stratégie de déshumanisation afin de leur laisser, dans le livre, la place du « sujet ». Non pas parler d’eux et elles mais les laisser parler, inscrire son discours à l’intérieur de leur(s) discours, écrire avec, ce qui correspond aujourd’hui à la seule place digne, éthique, littérairement et politiquement pertinente de l’écrivain.e.
Dans Des îles, Marie Cosnay n’écrit pas sur les migrant.e.s, elle écrit sur son rapport aux migrant.e.s, rapport qui les inclut comme des interlocuteurs, comme des individus doués de parole (des êtres humains), des personnes capables d’énoncer leur propre histoire. Il s’agit d’écrire avec, en incluant dans son discours ce discours de « l’autre », en l’incluant pour faire de ce que l’on dit un tissu pluriel, multiple, capable de faire exister ce que le discours du pouvoir s’efforce de ne pas dire, d’empêcher de dire et d’être.
Dans Des îles, s’il est question de migrant.e.s, il est d’abord question d’individus, Marie Cosnay s’efforçant de contourner la catégorie « migrant » non pour l’ignorer mais pour neutraliser les effets politiques actuels de cette catégorie : invisibilisation, évocation de l’idée de « danger », réduction à une catégorie politique et statistique déshumanisante, masquant la souffrance et la condamnation à mort de milliers d’individus singuliers, de milliers de subjectivités réduites au statut de la bête conduite à l’abattoir. Des îles, ce sont aussi des « ils » et des « elles », des « lui », des « celle-ci en particulier », une quantité d’êtres humains singuliers dont aucun ne peut être résorbé par cette quantité.
L’auteure énonce les prénoms (vrais ou fictifs) d’individus, des dizaines d’individus condamnés à trouver par eux-mêmes des conditions pour leur survie, qui subissent le harcèlement administratif et policier, l’enfermement dans des camps. Marie Cosnay ne parle pas de quantités abstraites mais d’êtres singuliers qui pensent, qui parlent, qui désirent, qui espèrent, qui se noient et meurent, qui disparaissent sans laisser de traces. Elle parle de ce qui advient aujourd’hui en Europe à chacune de ces personnes, du fait des politiques européennes. L’Europe tue et persécute des milliers d’individus, et chacun de ces individus a un nom, un prénom, une histoire, une subjectivité qu’il s’agit de faire exister dans le livre, dont il s’agit de permettre l’énonciation à la première personne, afin de ne pas reproduire la stratégie d’invisibilisation, de déshumanisation, de soumission à l’anonymat du chiffre qui est à l’œuvre dans toutes les politiques dont le moyen est le meurtre de masse.
Des îles est l’histoire d’Adama, de Fatou, de Mustafa, d’Hamidou, d’Ahmed, de Makoko… L’histoire ou les histoires, chacune singulière et chacune liée à celles des autres par la persécution commune, par l’espoir commun, la mort commune, l’exil et l’errance communs. Ecrire devient écrire ces histoires, relater les faits, les événements, les parcours, les périples, les disparitions, en restituant ce qui advient tel que cela advient et est pensé par ceux et celles à qui cela advient. Mais écrire devient tout autant laisser parler les autres, les laisser dire leur propre histoire, énoncer leur point de vue, laisser la place au déploiement d’une autre subjectivité que la sienne, à d’autres mots, à d’autres syntaxes, d’autres rapports au monde. Je parle mais c’est aussi « l’autre » qui parle, un autre, telle autre, Je et Tu indiscernables.
Une telle écriture produit une déhiérarchisation des discours et des places dans le discours, réalisant un discours égalitaire à la troisième personne, un discours multiple et commun, laissant advenir des sujets là où le discours dominant et dominateur hiérarchise, verticalise, objectifie, réduit au silence et à l’inexistence au profit d’un seul. Écriture indissociablement littéraire et politique et éthique.
Elaborer un contre-discours est également dire ce qui n’est pas dit, clamer ce qui est passé sous silence, euphémisé, masqué par une certaine stratégie sémantique. Là où l’on nous parle de « déferlement », de « danger », de « sécurisation », de « protection », il faut écrire ce que fait réellement l’Europe, nommer les moyens et effets des politiques européennes. Marie Cosnay énonce de quoi il s’agit aujourd’hui, ici et maintenant, en matière de politique migratoire européenne : camps, prisons, violences, viols, extorsions, tortures, morts, déni des droits, souffrance, désespoir, suicides, déshumanisation, racisme. C’est cela qui a lieu actuellement en Europe, qui est voulu et produit par les politiques européennes, délibérément, consciemment.
Comment appeler une politique qui repose sur la construction de camps, sur la déshumanisation de populations, sur leur mort, sur la négation, en ce qui les concerne, des droits humains fondamentaux, à commencer par le droit de survivre et de vivre ? Quel nom donner à une politique qui repose sur la différenciation et la hiérarchisation des vies, sur l’idée que certaines valent alors que d’autres ne valent rien ? Il serait difficile, dans ces conditions, de parler de démocratie tant ce à quoi nous avons affaire est identifiable à une politique fasciste mobilisant les ressources d’une biopolitique qui est une thanatopolitique. Ecrire, effectuer un contre-discours, accomplit le geste d’arracher le masque d’un pouvoir qui, pour être aujourd’hui efficace et ne pas être jugé pour ce qu’il est, nécessite sa dissimulation, sa non identification, son retrait derrière des mots, des discours, des institutions qui rendent imperceptible sa véritable nature, qui cachent son véritable but, à savoir laisser mourir ou faire mourir des milliers d’individus.
Loin de l’imaginaire exotique de l’île comme de sa version touristique, le livre de Marie Cosnay fait apparaître que ces îles sur lesquelles échouent ou se réfugient les migrants (Lesbos, Lampedusa, les Canaries…) sont des forteresses, des prisons, des camps. Ce sont des noms sur lesquels se projette un espoir qui se heurte le plus souvent à la mort, à la torture (Libye), à l’exploitation (les passeurs). L’imaginaire de pacotille de l’Occident actuel est la face dorée d’un cimetière, d’un système d’enfermement, de pratiques carcérales affectant violemment les corps et les esprits de milliers d’individus. La Méditerranée n’est plus le lieu de l’errance culturellement valorisée d’Ulysse (fausse errance, ceci dit, car signifiante, synthétisée par le retour de celui-ci à Ithaque), elle est une bouche gigantesque, monstrueuse, dévorante, qui avale des milliers de vie, une zone où se déroule une chasse à l’Homme, le nom d’un quadrillage policier, militaire, des corps, un système qui génère l’inverse des droits proclamés humains.
L’un des berceaux de la civilisation européenne s’est transformé en fosse commune. Une zone d’échanges, de liens, de métissages, est devenue un ensemble de murs, de miradors, de cadavres, le lieu d’une épuration. Si Des îles force à prendre conscience de ce constat, il s’agit également de penser la possibilité de construire des liens, des relations entre ceux et celles que les politiques européennes séparent, distinguent, hiérarchisent. Des îles est traversé par la volonté de produire de tels liens, de les créer, de les inventer, de les développer : fabriquer un réseau de relations égalitaires, façonner comme on peut un système d’aide, contourner de manière très précaire les barbelés et les troupes policières. Contre la machine des Etats, les individus se cherchent, s’appellent, se rencontrent, s’aident, dialoguent, tissent ce qui n’est même pas un filet mais plutôt des filaments qui passent par-dessus les murs, qui percent les frontières géographiques autant que culturelles, politiques, psychiques. La vie passe où elle peut mais elle résiste, s’invente de nouvelles voies…
Et le livre est lui-même, en lui-même, un moyen de produire des liens, d’inventer la possibilité de relations entre ces histoires et les nôtres, entre « nous » et « eux », entre les migrant.e.s, dont le pouvoir politique et médiatique ne cesse de nous répéter qu’ils et elles sont ceux et celles avec qui « nous » n’avons pas de liens, et le lecteur ou la lectrice : un moyen de les faire entrer dans nos textes, dans nos mots, dans nos discours, dans nos esprits, de construire d’autres textes qui les incluent centralement, qui les associent à notre être, qui les font exister avec nous, en vue d’autre chose que ce détestable « nous ».
Le dispositif narratif qui constitue Des îles évite tout point de vue surplombant sur ce réseau de relations et implique que ce qui est écrit le soit depuis l’intérieur de ce réseau. C’est un individu qui écrit, pris dans le réseau de relations et sa construction, sa mobilité et les obstacles auxquels il est confronté. Et cet individu écrit avec d’autres individus eux-mêmes constitutifs du réseau. Marie Cosnay écrit à hauteur des faits ce qui à cette hauteur peut être écrit, avec toute la confusion, l’absence de perspective générale, les trous et manques que cela implique. Se souvenant peut-être de la bataille de Waterloo chez Stendhal, Marie Cosnay écrit aussi les hasards, les heurts, le chaos, la confusion perçus lorsque l’on se tient au ras de ce qui arrive. L’auteure se conforme au point de vue des subjectivités individuelles, singulières, prises dans un mouvement qui les dépasse, inventant les moyens littéraires de cette écriture : ruptures, discontinuité, confusion des plans, entremêlement des noms et subjectivités, non résolution des événements, etc.
De manière centrale, nous retrouvons dans Des îles un des thèmes (qui est plus qu’un thème) travaillés par l’auteure dans ses ouvrages précédents, à savoir celui de la frontière : frontières géographiques, militaires ou policières, frontières mentales, psychiques. Il s’agit d’écrire ce que font les frontières, leurs effets sur les corps, les esprits, sur les vies, la façon dont elles organisent le monde, notre perception du monde, notre rapport au monde sur le plan de l’imaginaire, de la conscience, du rapport à soi et aux autres, sur le plan des corps et des existences, des vies. Il s’agit de comprendre que les frontières tendent à déterminer notre rapport à ce qui est et à ce qui peut être, circonscrivant l’Être, générant des possibles et des impossibles.
Contourner les frontières, les traverser, n’est pas seulement, pour les migrant.e.s une affaire de vie ou de mort mais est aussi une question de possibles, de création de possibles, une multiplication de l’Etre, c’est-à-dire du monde. Et cette création est aussi et surtout très politique et très vitale : créer du possible, créer de la vie là où règne la mort – créer de la vie pour les migrant.e.s comme pour les autres, tous les autres, une vie plus vivante pour toutes et tous : une vie affirmée contre la mort fasciste qui, aujourd’hui, se déploie et tend à tout recouvrir .
Les frontières géographiques sont historiques, politiques, elles sont des dispositifs matériels. Elles sont aussi des fictions dont les effets sont matériels autant qu’ils concernent l’imaginaire et la fiction, le fait d’imaginer et de fictionner. La frontière, l’au-delà de la frontière, son franchissement, ce qui peut exister après celui-ci sont l’objet d’un imaginaire vivant chez les futur.e.s migrant.e.s comme ils sont l’objet d’un discours qui invente, qui ment, qui mélange le vrai et le faux de la part des passeurs, de la part des Etats, de la part de migrants eux-mêmes. Chacun et chacune fictionne le monde, se réécrit et réécrit les autres. Réalité aussi imaginaire, la frontière est également productrice d’imaginaire. Et comment ne pas être voué à l’imagination lorsque l’on ne sait pas, lorsque la frontière est synonyme d’inconnu, lorsqu’elle est l’occasion d’une réinvention de soi, lorsque seule demeure l’absence de ceux et celles qui, lors du franchissement des frontières, disparaissent sans laisser aucune trace ? Comment ne pas imaginer pour rester en vie et faire durer encore la vie des disparu.e.s ? Imagination joyeuse, porteuse d’espoir, vitale ; imagination atroce, tragique, invivable.
Parmi la déferlante quotidienne de livres, il y a pourtant très peu de livres. Des îles est un livre. Et un livre qui interroge le lecteur et la lectrice : aujourd’hui, de quel côté de la frontière es-tu ? aujourd’hui, avec qui as-tu des liens et avec qui refuses-tu d’en avoir ? aujourd’hui, es-tu pour la vie ou pour la mort ? aujourd’hui, qu’es-tu capable d’imaginer ? aujourd’hui, de quelle(s) fiction(s) es-tu capable ?
Marie Cosnay, Des îles, éditions de l’Ogre, octobre 2021, 296 p., 21 €