Jean-Benoît Puech, connu pour ses nombreuses mystifications littéraires, publie aux éditions P.O.L un ouvrage singulier : La Préparation du mariage. Après avoir conté les œuvres et la vie de Benjamin Jordane, un auteur fictif né de son invention, Puech s’attaque à présent à l’autobiographie d’un nouveau personnage nommé Clément Coupèges. Les lecteurs de l’œuvre de Puech, rompus aux nombreux masques de l’auteur, seront tout aussi déroutés par ce nouvel opus qui s’inscrit en rupture avec ses ouvrages précédents. Le livre offre une plongée au cœur de l’intimité de ce nouvel être né de l’imagination prolifique de Puech.
Dans La Préparation du mariage, le lecteur suit la vie mouvementée de Clément Coupèges entre 1974 et 1994. Au cours de ces vingt années rythmées par deux grandes histoires d’amour, le narrateur dépeint le parcours de vie de ce professeur apprenti romancier, dont la vie n’est pas sans rappeler celle de Jean-Benoît Puech lui-même. Pour la première fois dans l’œuvre de Puech, son personnage emprunte bien plus à son créateur qu’à l’ordinaire. Les clins d’œil à l’existence de Jean-Benoît Puech abondent. Le topos du maître à penser qui vit retiré permet de convoquer la figure de Louis-René des Forêts (l’auteur du Bavard) qui eut une importance capitale dans la trajectoire de Puech. Les pérégrinations de Coupèges ont aussi pour décor pour décor une région chère à Puech, la Loire. Autant de parallèles qui mettent le lecteur sur la piste d’une possible adéquation entre Coupèges et son créateur.
Mais Clément Coupèges ressemble également beaucoup à l’autre double fictif de Puech : Benjamin Jordane. Ce dernier apparaît en effet comme le digne fils de son créateur, lui empruntant plus d’un de ses traits. Coupèges se présente ainsi comme un double au carré. Il est à la fois le double de Puech, et le double de Benjamin Jordane qui dédouble lui-même Puech. Le lecteur est donc plongé avec délices dans un jeu de miroir proprement vertigineux. Et c’est là toute l’originalité de cette œuvre en rupture avec les précédentes publications de Puech. Jusqu’à la fin du récit, le doute persiste. Qui assume la narration ? Le lecteur est invité à mener sa propre enquête afin de tenter de démasquer le « je » du récit, sans tomber dans les pièges qui le parsèment…
La préparation du dédoublement
La Préparation du mariage se base sur les carnets rédigés par Clément Coupèges au cours de sa vie. Ses mémoires se concentrent plus particulièrement sur les vingt années qui ont préparé son mariage avec sa compagne Sophie. L’authenticité qui se dégage de ces écrits est renforcée par le fait que ce témoignage soit placé sous le patronage d’une citation inaugurale de Saint-Augustin tirée de la nouvelle traduction des Confessions, intitulée Les Aveux. Le récit est en totale adéquation avec ce qu’un lecteur peut espérer à la lecture de mémoires, genre que Puech maîtrise à la perfection et qu’il a déjà expérimenté grâce à son personnage d’auteur fantôme : Benjamin Jordane. Cependant, si le lecteur vigilant approfondit son investigation, il se rendra vite compte que ces mémoires sont presque trop parfaitement exécutés pour être véridiques. La fiction mise en place par Puech se dénonce comme telle. Le lecteur n’est pas dupe. Ces mémoires plus vrais que nature instillent le doute dans l’esprit du lecteur quant à la paternité de cet écrit. Qui est donc ce Clément Coupèges, parle-t-il en son nom propre, ou s’agit-il du nouveau masque qu’a choisi de revêtir Puech ?
Ce roman d’apprentissage sentimental et sexuel est bien plus complexe qu’il n’y paraît. La lecture de la sixième et dernière partie du récit intitulée « Hypothèses », signée de la main de Clément Coupèges, finit d’en convaincre le lecteur. Ce nouveau personnage pourrait en réalité s’apparenter à un nouveau Benjamin Jordane, offrant ainsi la possibilité à Puech de revenir sur sa propre existence, tout en la fictionnalisant et en la relatant sous le prisme des relations amoureuses, thème jusqu’alors plutôt mis de côté dans le cycle jordanien. Dans cette ultime partie du texte, Clément Coupèges revient sur le développement autobiographique qu’il vient d’achever et tente d’en tirer des conclusions. Il réalise que seul le plaisir prime dans ce qu’il vient de rédiger. Le plaisir de la rédaction, mais également le plaisir éprouvé à la plongée dans ses souvenirs. La conclusion de l’œuvre brouille les pistes quant à l’identité du « je » de la narration. Clément Coupèges s’est-il plongé dans ses souvenirs ou dans ceux de Puech pour écrire son récit ? Ainsi, bien plus que de préparer un mariage hypothétique, ce roman ne préparait-il pas quelque-chose qui tient à la fois de la séparation et de la réunion : un dédoublement ? Car si Coupèges et Puech se ressemblent à bien des égards, ils ne peuvent être superposés à la vite.
Les liens unissant Clément Coupèges à son créateur sont complexes. Puech utilise ce nouveau double fictif, bien plus proche de lui que ne l’a jamais été Benjamin Jordane, pour le simple plaisir de la fiction. Les mémoires de Coupèges disent la nostalgie d’une époque dans laquelle auteur et lecteur se replongent avec délectation. Afin de coller au plus proche de la réalité, la vie de Clément Coupèges est largement inspirée des souvenirs et carnets intimes de Jean-Benoît Puech. Coupèges apparaît donc comme le héros intime de Puech, ce que confirme la phrase mise en exergue avant le récit : « Chacun ne connaît de sa vie que le roman qu’il s’en fait ». Cette affirmation quasi proverbiale permet de comprendre les liens unissant Puech et Clément Coupèges. Coupèges n’est pas un simple masque revêtu par Puech, mais bel et bien le héros de la vie vécue par Puech. Contrairement à l’autre double fictif de Puech, Benjamin Jordane, Clément Coupèges puise son existence dans la réalité, et non pas dans des textes fantômes. C’est en cela que réside la grande nouveauté de Clément Coupèges dans l’œuvre de Puech. Il s’agit d’un hapax sans précédent, qui offre au lecteur la possibilité de se plonger dans un tout nouveau jeu de miroirs. Car après tout, nous ne sommes jamais complètement le reflet de ce que nous voyons dans le miroir. Coupèges ne correspond donc pas tout à fait à Puech, il en est le reflet distordu par le prisme de la fiction.
La préparation du mariage
Si le substrat autobiographique est indéniable, tout porte à penser qu’une autre « préparation » que celle du mariage, ou même du dédoublement, se joue : la préparation d’une lecture singulière. Le roman offre une réflexion sur la conception de la fiction développée par Jean-Benoît Puech au fil de ses œuvres. L’auteur l’explique dans la troisième partie de son récit intitulée à juste titre « Parenthèse », comme s’il y suspendait le cours de l’intrigue. C’est Puech lui-même qui sort des coulisses et prend la parole afin de commenter son propre récit, doublant ainsi Coupèges, et mêlant une fois de plus les fils de l’intrigue en jouant avec la frontière entre fiction et réalité. Au cours de cet aparté, Jean-Benoît Puech lève le voile sur la manière dont il conçoit la littérature, et offre une clef de lecture pour l’ensemble de son œuvre. La littérature est affaire de transposition, explique-t-il. Il s’agit pour Puech de trouver des équivalences à son vécu puis de les relater en son nom propre ou sous couvert de l’un de ses doubles fictifs.
La fiction permet donc à Puech de transposer sa vie sur le plan fictif. Or pour être efficace, le processus de transposition doit être complet, c’est pourquoi Puech a recours à un double fictif, qui lui sert de reflet et de transposition de lui-même afin de pouvoir assumer la narration. Une fois cette tâche déléguée, Puech, sous le masque de Clément Coupèges, est donc à même d’aborder les thèmes qui lui sont chers, que sont : les liens entre silence et parole, le désir d’exhaustivité, le maître à penser qui vit retiré du monde… Cet acte de transposition permet à Puech de se détacher des propos de son double et de ne pas s’impliquer davantage. Fiction et réalité demeurent séparées, même si la première reflète la seconde.
Avec cette œuvre, le lecteur obtient donc la confirmation que, depuis toujours, Puech se livre dans chacun de ses livres. Chacune de ses créations repose sur la fictionnalisation de son existence et invite donc à relire l’ensemble de son œuvre sous le prisme de cette nouvelle révélation. Ce qui compte pour lui ne sont pas les détails de chaque narration, mais les vérités essentielles exprimées par la fiction. La Préparation du mariage se présente comme une formidable préparation à la rencontre de la littérature selon Puech, qui peut se résumer au mariage de la fiction et de la réalité. Mais comme pour tout mariage, il faut sans cesse se renouveler, et se réinventer. C’est précisément ce que Puech fait dans son dernier ouvrage en instillant de nouveaux jeux littéraires avec son lecteur, ne lui permettant ainsi jamais d’accéder totalement à son œuvre, et continuant à alimenter le mystère Puech. Il laisse donc entendre que Clément Coupèges et lui ne formeraient que les deux faces d’une même pièce, pour ensuite nous faire suspecter qu’aucune équation entre lui et ce personnage, comme entre lui et Jordane, ne se résume à une simple égalité. Le mystère Puech demeure donc entier, mais comme dans tout mariage, c’est cette part de mystère qui permet de raviver la flamme et de conserver intact l’intérêt du lecteur, comme au premier jour de leur union.
Jean-Benoît Puech, La Préparation du mariage, éditions P.O.L, février 2021, 512 p., 25 € — Lire un extrait