Mohammed Dib : « L’origine travaille sans cesse à m’écarteler entre le proche et le lointain » (Le Sommeil d’Eve)

Mohammed Dib, Le Sommeil d’Ève (détail de couverture)

En 1989, l’écrivain algérien, Mohammed Dib, faisait paraître chez Sindbad son onzième roman, Le Sommeil d’Eve, réédité en 2003 dans la collection de poche des éditions de La Différence. Le lecteur familier de la création dibienne y décelait immédiatement une parenté avec le précédent, Les Terrasses d’Orsol. Mais ce n’est pas cet aspect, renforcé par deux romans suivants, Neiges de marbre et L’Infante maure qui me retiendra ici. C’est le roman lui-même, dans sa singularité dans l’œuvre du romancier mais aussi, plus généralement, dans les œuvres qui affrontent la passion amoureuse, la chose du monde la mieux partagée et la plus difficile à mettre en mots.

Mohammed Dib est né en 1920, comme son ami, Jean Pélégri. Son décès survient la même année que pour celui-ci, en 2003. Je souhaitais terminer cette année 2020, celle du centenaire de sa naissance, par une chronique sur le roman qui m’a le plus séduite dans l’ensemble d’une œuvre impressionnante qui, outre les romans, comprend des nouvelles, des contes, du théâtre, des essais et, bien entendu, au sommet, des poèmes.

Le Sommeil d’Eve se répartit équitablement entre deux voix, deux narrateurs, une femme et un homme, deux « je » dans la passion amoureuse, l’attente, la solitude et la folie. Celle qui a nom Faïna et qui occupe toute la première partie en cinq chapitres est finlandaise ; celui qui a nom Solh est algérien et vit en France. Les premières paroles de Faïna ne laissent planer aucun doute quant à sa fusion avec Solh : « C’est moi : Faïna. Je suis avec toi, Solh, dans tes occupations, tes inquiétudes, ton repos, tes rêves ». Très vite s’interpose une voix en italiques qui est « elle », sans se confondre avec celle qui vient de parler. Nous y reviendrons car ce redoublement, plutôt que dédoublement, introduit une sorte de distance et de vérité du personnage. Faïna est à Pohjan, chez ses parents pour son accouchement, une ville que Solh connaît et où ils se sont rencontrés.

Des noms de lieux s’égrènent, en Finlande et en France : Clairval, Montfort L’Amaury. Ce qui atténue la souffrance de Faina d’être séparée de l’homme qu’elle aime est l’atmosphère ouatée d’un paysage de neige et déjà pointe l’idée de mort : « Si jamais je mettais fin à ma vie, ce serait en un jour pareil, dans une forêt envahie par une neige éclatante. J’irais me donner à la neige, me laisser couvrir par elle. Question d’odeur peut-être. Je préfère sa pureté à l’odeur de l’air, de l’eau, de la terre ». Proche de son accouchement, Faïna a parfois le souhait de ne pas mettre cet enfant au monde tant elle est mobilisée sur un seul objectif : écrire des lettres à Solh et en recevoir de lui. Ils se sont éloignés l’un de l’autre pour ne pas bouleverser le cours de leurs vies respectives. Et pour rendre exemplaire cette décision, Faïna prend l’exemple des deux arbres symboles de son pays, le sapin et le bouleau, témoins d’une permanence. Cet éloignement est un poids insupportable dont Faïna ne peut s’alléger et elle sait dire son mal être : « cette fuite éperdue au plus profond de mon être lorsque toutes les voix se taisent ». Alors, elle devient autre et ne supporte plus personne : « il n’y a qu’une étrangère et elle porte mon visage ».

Le 6 avril arrive et Lex naît. Elle ressent alors un besoin de sang, elle veut « manger du sang », elle révèle le « côté vampirique » de sa nature. Surgit son vrai nom qu’énonce la voix : « N’oublie pas, Faïna, que tu t’appelleras Louve aussi ». Toujours en manque de Solh, elle constate que devenir mère la fait exister. Leurs lettres se croisent qui envisagent la suspension de leur relation. Plutôt que de suspension, Faïna préfère parler de silence : « Nos pensées se sont croisées : je te propose, non d’interrompre nos relations, mais d’observer un temps de silence. […] au moment où je t’avais demandé de m’attendre, je n’étais pas enceinte.
Vivre avec toi, je ne rêve que de ça. Mais vous êtes trois à réclamer la même chose : toi, Oleg et Lex ».

Si cela se fait, Faïna semble envisager avec calme la séparation, le choix de sa résidence et la reprise de ses cours à l’université. Elle fait en quelque sorte le bilan de cette année d’amour qui a apporté autant de bonheur que de malheur. Reconnaissant ses freins à une relation sans contrainte – son fils, son mari, son pays –, rendus encore plus pesants du fait de sa maternité, elle répète à satiété vouloir vivre avec Solh. Elle sombre dans la mélancolie mais reprend vie dès qu’elle reçoit un signe de celui-ci : une lettre, un livre. C’est alors qu’elle lui envoie une carte postale reproduisant le tableau d’un peintre finlandais. Elle analyse le dilemme de l’adultère :
« Que nous choisissions entre parler et se taire, pour nous, le reste – tout le reste – n’en sera guère changé. Rompre ou ne pas rompre ne veut rien dire, cela n’existe pas. Le comprend-il ? Et que le jour où de nouveau la parole passera de lui à moi sera comme le lendemain après la veille.
Ah, si je pouvais laisser à mon ombre le soin de garder mes deux enfants (Lex aussi bien qu’Oleg) pour aller me donner à Solh !
Une mésange vient de se poser sur le rebord de la fenêtre. Mais déjà elle s’envole. Je me dis : elle est mon ombre, c’est vers lui qu’elle s’est envolée ».

Après le premier chapitre qui racontait son retour en Finlande, puis le second consacré à l’accouchement, le troisième s’intitule « La chair et la voix ». Le baptême a eu lieu et Oleg est venu de France. Après l’épanouissement de la maternité, le départ d’Oleg, ce mari que ses parents apprécient particulièrement, Faïna s’étiole et s’éloigne de la fusion avec l’enfant. La « voix » revient et entraîne la jeune femme dans le souvenir de l’année qui a précédé et durant laquelle Solh était « éperdument amoureux ». Souvenirs heureux qui ne peuvent rivaliser avec la brutalité du présent et de la séparation : un appel téléphonique de Solh est une catastrophe. Faïna n’a pas parlé de lui aux siens. Elle se réfugie dans la nature, repense à un ami d’enfance. La voix se fait de plus en plus pressante pour lui rappeler sa vraie nature de louve. Lorsqu’ils se reverront, sauront-ils se retrouver ? Elle plonge dans les souvenirs des temps heureux mais aussi dans l’impossibilité de parler de sa relation amoureuse avec ses parents qui ne semblent pas prêts à accepter un étranger. On comprend que Solh est Algérien. La vie de Faïna est faite de rêves et de cauchemars au centre desquels Solh joue le premier rôle. Quel est le sens de leur rencontre ? : « Solh, je bénis le jour et l’heure qui t’ont donné au monde. Est-ce l’effet de cette pensée ? Une vision se présente à moi : celle de deux garçons qui transportent, assis sur une civière et les yeux bandés, un ange blessé guère plus âgé qu’eux. Un ange blanc comme le sommeil. Que peut pareille allégorie vouloir signifier ? Ce qu’elle dit ne se prête pas à l’explication. Pourtant c’est une chose semblable à cette chose qui se trouve entre les deux garçons que j’aimerais déposer dans tes mains, Solh, ce qu’une fleur cache entre ses pétales ».

La pression de la passion amoureuse et de l’impossibilité à la vivre déclenche une crise d’angoisse et de « louverie » chez Faïna : « Alors c’est arrivé, ce matin. Alors j’ai hurlé, hurlé. Une louve. La louve qui appelle le loup. Oleg m’a secoué. Il a plaqué sa main sur ma bouche. Il a essayé d’arrêter mes cris. Nous nous sommes battus. Je crois, Il n’a pas réussi. […]
Et la nuit est venue. Je n’ai pas pu y tenir non plus. La nuit où hurlent les loups. J’ai encore hurlé. J’ai encore appelé Solh-loup. Je l’ai appelé, appelé. J’ai hurlé ».

Faïna est hospitalisée. Il y a une ellipse temporelle et le dernier chapitre de cette première partie est son retour en France à Méricourt. Elle ne prévient pas Solh de son retour mais elle guette néanmoins sa venue. Elle a une crise et des cauchemars de plus en plus violents.  Ils finissent par se parler sans pouvoir échanger. Faïna plonge dans son monde inaccessible dont elle croit que seul Solh a la clef : « Le souvenir ma rattrape. La forêt en moi se replie, incendiée. Louve, je suis à la recherche de Solh-Loup. Lui-même est parti à ma recherche. Je le sais, je découvre ses traces partout, sur toute chose. Les traces de son passage : au fond de ce bois grouillant d’ombres, à la fourche de cette sente – mais pas lui ».

Lorsque Solh lui donne des photos qu’il a prises d’elle, elle n’y voit qu’une « statue de marbre » : « J’en ai conclu, toujours dans mon rêve : « Ah bon, il a fini de peindre son paysage, et il m’a placée dedans ». Il lui faut repartir, se libérer de toute attache : « Comment croire à la rencontre autrement que comme un instant perpétuellement à venir ? […] Je vis enfermée comme dans un cercueil. […] J’embrasse ton souvenir, Solh ».

Faïna a été jusqu’au bout de sa passion qui, comme toute passion ne peut finir que dans le renoncement à soi-même ; elle a vécu l’absolu de l’amour, accomplissant ce que son prénom suggère si on considère la part arabe qu’il contient signifiant un effacement jusqu’à la disparition totale ; c’est, en même temps, un prénom donné en Finlande. C’est alors à Solh de prendre la parole, « Moi qui ai nom Solh », et la seconde partie fait alterner deux typographies, les italiques n’ayant pas la même fonction que dans la partie consacrée à Faïna.

Le monologue de Solh commence au départ définitif de France de Faïna puis remonte le temps : dix mois auparavant, elle était revenue de Finlande sans lui donner signe de vie : « Tout était fini entre nous, ou semblait l’être, une histoire passée ». Pourtant Solh lui rend visite et ne trouve qu’Oleg : Faïna est sortie avec Lex. Il va à sa rencontre et est frappé par son changement profond : ses yeux ont perdu leur éclat, son charme s’est envolé : « Lasse, Faïna parlait d’une voix plus lasse encore. Elle avait fait cet enfant avec son mari et elle disait m’aimer ». Solh est confrontée à une étrangère alors que Faïna, dont on sait quel parcours elle a effectué, est perdue, désespérée, désemparée. Guettée par la folie dans laquelle elle a sombré, Faïna dépose « son âme » entre les mains de Solh, dépôt un peu effrayant, semble-t-il pour lui.

C’est alors que Solh se souvient de l’impossibilité qu’avait eue Faïna de le présenter à ses parents et l’interrogation « juif ou arabe ? » qui lui revient en mémoire, déclenche un souvenir de son enfance dont on comprend qu’elle se déploie dans une Algérie en guerre. Il a 11-12 ans, ils sont une trentaine, enfermés à la SAS comme dans une prison : « Des maquisards hébergés par notre village nous avaient valu ces représailles. D’autres maquisards me ramasseraient au cours de la nuit qui allait suivre ».

Soigné par les seconds, il reste avec eux. Il remplit ses missions de guerre avec courage, témérité et rage mais les maquisards n’acceptent pas sa cruauté : « j’étais devenu une sorte de cauchemar, j’étais devenu une calamité pour mes compagnons ». Ne pouvant le neutraliser, ils veulent l’éliminer : « Ils m’avaient déjà confisqué ma mitraillette. Juif, arabe : pourquoi n’aurais-je pas été cet enfant, Faïna ?… »

D’autres souvenirs plus proches lui reviennent mais il a du mal à comprendre cette nouvelle Faïna qui semble de plus en plus possédée : « Je ne sais rien, je ne sais que ce que je vois, Faïna, et où tu en es arrivée, où nous en sommes arrivés. L’amour peut-il prêter main forte à la folie ? Tu t’es volée toi-même pour tout me donner, tu t’es saccagée pour me combler. Pourquoi ? Et tu t’es ruinée. Pourquoi ? De plus en plus pauvre, tu ne t’es enrichie singulièrement que de ta folie. Ce bien, tu le gardes bien. Incessible, intransmissible. Tu ne sauras me l’offrir en supplément. Tu le gardes.
Tu ne t’y reconnais plus, tu ne comprends rien à ce que je te dis là. Et moi je ne te reconnais pas et ne comprends rien à ce que tu es devenue. Tu es passée de l’autre côté et tu as tiré la porte, m’interdisant l’entrée.
Que dois-je faire ? Et si tu en es réduite à cette extrémité pour en avoir aimé un, surgi d’on ne sait où, pour avoir enfreint d’anciennes lois, offensé quelque Dieu jaloux qui prend sa revanche à cette heure ? »

Solh ne peut, ne veut la suivre sur cette pente. Les souvenirs heureux déferlent et, en particulier, lorsqu’ils ont été pris pour frère et sœur comme tous les amants parfaits. Et c’est alors que, puisant dans sa culture, Solh cite, pour Faïna, Ibn Arabi. Le long passage est à lire : il dit que l’homme se soumet « à l’absolu tel qu’il se manifeste dans une femme. […] C’est pourquoi la femme est créatrice et non créée ». Et une autre référence s’impose face à la beauté et à l’énigme qui a nom Faïna, l’icône russe.

Les dernières paroles de Solh sont de renoncement et d’exhortation à la sagesse : « Tu as voulu forcer le destin, Faïna, et m’aimer. Or, on ne force pas le destin. Il fait semblant de céder. Un moment, puis il se reprend, et prend le dessus, plus impérieux que jamais. Le loup qui s’est emparé de toi, c’est lui ! Et il est là-bas, hantant les mêmes terres que toi.
Tu ne consentiras plus à écouter, j’espère, ceux qui te donneront ce nom : Louve ».

Si on réduisait ce roman à l’histoire racontée, on pourrait donner un résumé, somme toute banal, d’une histoire de rencontre et d’adultère, provoqué par un amour fou entre deux personnes de culture différente. Et pourtant Le Sommeil d’Eve est bien plus que cela par la force d’une écriture et par la scénographie choisie qui repose sur la sollicitation de références culturelles de chacun des amants en harmonie avec sa propre culture. C’est l’originalité de Mohammed Dib d’être parvenu à rendre la beauté et l’impossibilité de cette relation par l’entrecroisement de signes culturels qui se côtoient sans se mêler. On notera toutefois la prédilection de la narration pour la nature nordique de forêts et de lacs. En 1998, dans son recueil d’essais, L’Arbre à dires, il écrivait : « Toute culture étrangère, monument d’incommunicabilité devrait (…) nous apparaître comme un sphinx accroupi dans son désert et ce serait à la fois désespérer de l’homme et de son génie. (…) On n’entre pas de plain-pied, et encore moins par effraction, dans le génie d’un autre peuple (…) Pourtant, il n’est pas vrai que l’accès à une culture différente nous soit interdit sans appel ».

© Hugo Simberg, Le givre

Il me semble qu’en racontant l’histoire de Faïna et de Solh, l’écrivain soit parvenu à entrer dans une autre culture, s’immergeant totalement s’en enrichissant sans dissoudre la sienne. Une lecture attentive montre que les deux personnages n’ont pas toujours des interlocuteurs repérables et, en ce qui concerne Faïna, il y a même perte d’un interlocuteur possible. C’est la force de la voix qui vient éclairer le voyage dans sa passion auquel nous convie Mohammed Dib. Cela se fait par la référence au peintre finlandais Hugo Simberg (peintre et graveur 1873-1917) et à une légende du pays, « La fiancée du loup », Simberg en ayant illustré les contes. L’intérêt de Dib pour ce peintre peut faire comprendre « la voix », telle qu’il l’a suggérée dans un de ses tableaux dont Jacques Derrida a donné un commentaire très éclairant pour notre propos, en 1967, dans La voix et le phénomène :

« Dans ce tableau, Hugo Simberg montre comment le souffle d’une voix intérieure dénude l’homme, renverse l’espace et hypertrophie l’oreille. Cette voix ne s’extrait pas de la bouche. Elle y reste inscrite silencieusement. Pour compenser cette rétention, le sujet développe infiniment son sens auditif, mais cela ne change rien au fait qu’il ne capte pas la voix par l’extérieur, mais directement par l’intérieur. Le désir que cette voix s’extraie enfin de mon corps pour ne me revenir que banalisée par la voix de l’autre aboutit à un échec. Je n’y peux rien. Il n’y a que ma propre voix, et je n’entends qu’elle, aussi douloureux cela soit-il ».

Ces remarques éclairent singulièrement les irruptions de la voix dans la partie consacrée à Faïna. Nous avons vu que Faïna envoie une carte à Solh représentant, «la fiancée du loup, d’après un tableau de Simberg». Cette mention de Loup revient, un peu plus loin, dans le dialogue avec la voix en italique, voix de la légende, voix intérieure de Faïna que Solh tente d’investir : « Mais lui, Solh-loup, le sait-il ?» Tu veux dire, sait-il que tu sais à présent, tu veux dire, ton vrai nom, et son vrai nom ? – «Je lui ai envoyé une carte, l’autre jour, avec ce tableau reproduit : La fiancée du loup». Tu lui as envoyé cette carte. Il comprendra. Il ne pourra pas ne pas comprendre. On te garde de lui. Abandonne maintenant ceux qui te gardent. Suis-le où qu’il veuille t’emmener ».

Peu avant sa dérive dans la démence, Faïna fait un cauchemar où s’entrechoquent l’image de Solh et un tableau de Simberg. Le titre n’en est pas donné : par contre, le tableau est décrit. Deux garçons transportent un ange blessé du même âge qu’eux, assis sur une civière et les yeux bandés, « un ange blanc comme le sommeil ». Il s’agit bien de « L’Ange blessé » datant de 1903. D’ailleurs Faïna poursuit, après le passage que nous avons cité précédemment : « Je me rappelle et, soudain, ris de moi. Je viens de voir un tableau de Hugo Simberg projeté devant mes yeux avec une netteté hallucinante. De nouveau les mots me manquent pour exprimer ce que j’éprouve ».

© Hugo Simberg, L’Ange blessé

Enfin, aux dernières pages de la clôture narrative, Faïna, repartant dans son pays avec son mari et son fils, Oleg et Lex, envoie, à nouveau, une carte à Solh, quinze mois plus tard : « Je la tiens entre mes mains, cette carte, reproduction d’une toile de Hugo Simberg avec son titre, Saga. Ce qu’elle représente ? La Fiancée du Loup. La femme qui s’est faite louve pour l’amour du Loup, dans ces pays. Une carte que Faïna m’avait déjà envoyée, détail dont elle a perdu le souvenir, à coup sûr. A moins que, sans le faire intentionnellement, l’inspiration lui en ait été soufflée par l’Ombre qui n’a pas de nom, l’Ombre fidèle. C’est sa manière d’aller dans la vie. Elle n’avait rien pour écrire, et la fatalité a mis pareille carte sous sa main (…) toute une nuit, l’histoire de la femme qui n’a pas su résister à l’appel du loup m’a torturé le cerveau et, ce matin, arrive la carte. L’histoire, Faïna la connaissait déjà avant, de bien avant, étant de là-bas. Elle ne savait pas, alors, que ce serait aussi son histoire. Pas encore. A présent, elle le sait ».

Cette explication finale fait appel à la peinture et à la légende pour tisser le parallèle entre l’histoire légendaire et la fiction. Le lecteur doit alors ré-harmoniser les fils offerts pour tisser le sens : qui est loup ? qui est louve ? Avant cette explication finale des références entremêlées, une autre référence picturale s’est superposée à la figure textuelle de Faïna, celle de l’icône : « une beauté d’une autre époque, très lointaine. Une icône ». Faïna est faite « à l’image de la Vierge russe » : « Faïna la chrétienne primitive, orthodoxe ayant foi en la Parole. Faïna, avec sa grâce, ses yeux longs, pensifs, rejoint dans son passé et son origine la Vierge de l’icône. La figure, telle une auréole autour du regard, elle reste là, tout apaisement et douceur. Elle infirme par son air de jeunesse la notion même d’âge. Elle est là, simplement là, elle-même et l’être en elle qui ne donne guère prise au temps ».

Au début du roman les quatre indices constitutifs de la silhouette de Faïna sont l’icône, la neige, le froid et la forêt. Ils nous donnent en partie son origine. Dib conjoint, dans le même personnage, les deux aspects de la femme : louve et icône. Cette ambivalence, le romancier n’a cessé de l’approfondir : elle est, dans ce roman, particulièrement originale. L’écriture ne choisissant pas, conserve la superposition des deux images. En faisant appel à des symboliques autres que celles de son univers habituel de référence, le romancier atteint une beauté, une tendresse et une complicité jamais égalées dans ses romans antérieurs. Cette invitation à entrer dans l’histoire de Faïna, à partir des références picturales finnoises à teinte russe, elles-mêmes nous invitant dans la légende, était trop séduisante pour y résister d’autant qu’on dispose, depuis 1990 d’une traduction de l’œuvre d’Aino Kallas, La fiancée du loup, chez Viviane Hamy : « Or donc, apprenez quelle est l’histoire d’Aalo, épouse du garde-bois Priidik, à laquelle Satan fit prendre l’aspect d’un loup et qui, abandonnant son époux légitime s’enfuit, femme-loup, dans les bois sauvages, y fréquenta les bêtes féroces et le Diabolus Sylvarum, autrement dit le Démon des Forêts, et fut de ce fait nommée par le commun la Fiancée du Loup. Seigneur, garde dans ta bonté notre âme et notre corps de tout danger et de tout outrage, et protège-les comme d’une cuirasse d’argent qui détourne les flèches du tentateur, aujourd’hui et dans tous les siècles des siècles ».

© Hugo Simberg, Illustration de conte en 1895

L’exhortation finale de Solh montre qu’il a refusé le statut de loup et qu’il incite Faïna à se libérer de ce nom de louve. L’histoire de Faïna s’éloigne du banal pour atteindre la légende. Lorsqu’il a compris dans quel miroir l’œuvre se contemple, le lecteur refait tout le parcours, à la lumière des signes enfouis. La voix italique exhorte Faïna à vivre son destin, à suivre Solh, comme Aalo, dans le conte : « Et au même moment, comme si quelqu’un avait crié du fond des bois, Aalo entendit à nouveau, plus loin peut-être, mais de telle sorte qu’elle fût seule à entendre : « Aalo, ma petite Aalo, viendras-tu avec le loup dans le marais? » C’était comme si du marais lui était parvenu un appel, une invitation tentatrice. Et à ce moment-là le Démon entra en elle, de telle sorte qu’elle devint possédée ».

Plus loin Faïna se rappelle, qu’un an auparavant, dans cette rue de Pohjan, elle est partie pour vivre son destin en suivant Solh, évoquant une allégorie de leur amour, Loup /Louve, amour de fauves : « le sang que nous avons répandu, lui et moi, dans cette bataille, ce sang fume et rougeoie encore. Un carnage qui n’est pas près de sa fin ». Le refuge est-il « la forêt profonde», les bois, « nos lieux saints », se demande-t-elle ? Mais, sans Solh, la forêt n’a plus de sens : « la forêt en moi se replie, incendiée. Louve, je suis à la recherche de Solh-loup». Il faudrait retourner de là où l’on vient mais l’appel est plus fort, comme le dit le conte : « Sous sa forme humaine, jamais encore Aalo n’avait senti son cœur bouillonner d’une allégresse aussi débordante, de la félicité d’être libre – comme à présent, qu’elle courait, loup-garou, par les marais. Cette volupté est en effet un bien ineffable : ainsi Satan en a-t-il disposé, afin de faire sombrer les enfants des hommes dans le gouffre de la perdition ».

La peinture d’Hugo Simberg et la légende entrecroisent leurs signes pour donner complexité à l’énoncé romanesque. Cette « Fiancée du loup » fonctionne comme une métaphore filée. Le romancier joue de la référence avec virtuosité : elle habite et amplifie son travail poétique. Faïna s’accepte louve parce que « fiancée du loup » jusqu’à la folie. Elle semble même accentuer volontairement les traits de « louverie », par provocation ou défi. Ainsi, on a vu qu’après son accouchement, elle évoquait ses envies de nourriture à base de sang. Comme une bête, une louve, elle est venue accoucher dans sa tanière, comprenant sa nature véritable. Et lorsque qu’elle ne supporte plus la séparation, elle hurle comme une louve. Mais ce n’est pas Solh-Loup qui répond mais le Loup blanc, assimilable à la folie. Cette animalité sauvage poursuit son envahissement : Faïna se compare à « une bête qu’on saigne » et elle mord. Morsure, sang, violence, perte de soi-même dans l’autre dans une fusion primitive, sont les signes de l’amour absolu que vit Faïna.

Pour Faïna, il n’y a pas de doute : le loup est Solh, celui avec lequel elle voudrait vivre, différent des siens et rejeté, semblable à elle au plus fort de sa passion, celui qu’elle quitte et retrouve toujours dans l’absolu du désir qui la mène à la folie. Mais Solh refuse cette identification, il se refuse comme loup. A son tour il prend la parole pour dire d’une autre manière la relation amoureuse et disjoindre les deux composantes de l’identité que Faïna lui a créée : Solh-loup. Il va récupérer son humanité en réalisant le programme narratif de son nom, en apaisant, en réconciliant, en apprivoisant Faïna ; il va, en même temps, identifier le Loup à la folie et cette identification, à la nature de Faïna qu’elle puise dans ses origines. Faïna-Louve exerce sur Solh fascination et crainte. Il la contemple comme on contemple une œuvre d’art, ce qui explique le recours à la peinture mais aussi l’obsessionnelle reprise de l’évocation de ses yeux et de son regard. Ces redondances sont révélatrices du rapport intime et distant du couple, de la fusion et de l’incommunicabilité qui caractérisent la relation. Les yeux de Faïna sont des yeux de l’ensorcellement et de l’émerveillement : « couleur de feuillaison – lumineusement verts – regard vert jade, paillettes scintillantes – ils déversent des sourires vers l’intérieur – verts comme l’arbre d’or de la vie »… Mais ils peuvent devenir ceux de la bête et perdent toute humanité. Faïna le fixe, ses pupilles s’agrandissent et se dilatent comme celles de « la bête sauvage qui, sur le point de rencontrer des yeux humains apprête les siens et j’ai baissé les paupières ». Le conte, lui, affirme : « Et elle ne risquait pas de se méprendre, car de ses yeux de loup elle voyait plus distinctement qu’auparavant, avec ses yeux humains ». Puis, dans le roman : « Son regard continue à venir intensément à la rencontre du mien (…) une bête qui ne sait pas mais cherche à parler (…) une posture où je discerne le feu glacé, retiré, réduit à un simple filament, du regard de louve qu’elle rive sur moi ».

Parfois ce regard est si puissant qu’il emporte Solh, par une sorte d’onde magnétique, dans la forêt, espace de la vérité de leur amour : « Une certitude : pour moi, Faïna m’avait transporté là ; était-elle l’énigme, celait-elle l’énigme en elle ? ou la traquait-elle dans ces profondeurs sylvestres, toute errante, en chasse? Errante, en chasse, par moments hurlante. J’en étais à me poser la question. Et si elle n’avait pas reçu la grâce, s’il s’en fallait de beaucoup ? »

Ambivalence de Faïna, ambivalence de l’amour : est-il rédemption ou damnation ? Comment résoudre l’énigme : « l’amour peut-il prêter main-forte à la folie ? » se demande Solh. Doit-il suivre Faïna dans la nuit, dans la démence, dans la rupture des lois du groupe ? Faut-il perdre son âme pour garder Faïna ? Ainsi la seconde partie, donnant le rôle de conciliateur et de dompteur à Solh, le campe dans sa dimension humaine, rien qu’humaine, soumis à une puissance autre qui n’a pas nom Faïna. Si l’amour ne peut se détruire, il faut s’en éloigner de peur de se perdre. Il faut donc rendre Faïna à son espace naturel pour l’éloigner de sa démence. Solh lui applique alors une sorte de thérapie avec patience et tendresse. Il lui ouvre la voie pour le premier retour à la forêt. Elle tombe en arrêt devant un bouleau, arbre de son pays. Elle retrouve la parole et sa langue. Elle module un chant finnois. Solh poursuit l’apprivoisement : « je reprendrai lentement, patiemment, interminablement mes monologues avec elle. Qu’elle ne se déshabitue pas d’entendre par ma voix la parole humaine. L’unique lieu…»

Le second retour à la forêt ne demande plus de guide : les rôles s’inversent, Faina s’élance, réconciliée. Elle offre son corps nu au soleil. La guérison presqu’obtenue, Solh se souvient : à l’époque heureuse de leur amour, il a traversé la Finlande en train avec elle : « Je voyais d’où Faïna sortait. Ces forêts à enchantements, forêts à loups. Ses yeux aussi, Faïna, étaient des yeux de louve. Ils étaient verts, une couleur en harmonie, en connivence avec l’or hâlé de ces taillis en fuite, et partageant leur secret (…) Ses cheveux tiraient plus que jamais sur la blondeur de cette sylve, ils brillaient de la même mordorure givrée ».

Faïna comprend, dans le regard de Solh, qu’il a percé sa vraie nature : louve et vierge à la fois. Alors peut s’affirmer l’interprétation positive de sa folie : elle est une possédée et cette possession est un don ; elle offre la mémoire du passé que les autres occultent ; comme tous les possédés, elle est « porteur de message », « d’une nature apte à reprendre pied dans le monde qui a précédé le nôtre ». La femme, rendue à sa complexité et à la signification ambivalente de ses signes, demeure mystère insondable : présence mais non réponse, ou réponse indéchiffrable : « Je te poursuis toi seulement, mais dans ta vérité, une vérité sans voiles. C’est cela, sans voiles (…) Tu n’es jamais celle que je crois à un moment donné ». Pour le narrateur, Solh, qui garde la parole jusqu’au terme, l’exigence d’absolu a été détournée, reconvertie et mise à distance. Aussi la finale est-elle exhortation à Faïna pour qu’elle se convertisse à la même sagesse. Mais c’est ce que refuse l’héroïne du conte : « Aalo (…) alla rejoindre ses frères et ses sœurs les loups, et avec eux, loin de tout sentier tracé, par les chemins qui sont les leurs, elle retrouva ces joies qui ne sont pas celles des hommes mais celles des loups, des joies toutes mystérieuses ». Que deviendra Faïna ?

Le poète tunisien Tahar Bekri a souligné combien, avec ce roman, Dib avait ouvert la littérature maghrébine à la connaissance de l’autre qui est connaissance de soi. Il a dépassé « le débat social et politique dans lequel s’est enfermée la littérature au Maghreb en refusant des vérités individuelles, psychologiques et métaphysiques ». Dans Le Sommeil d’Eve, « c’est l’amour absolu qui comme dans le rêve libère l’amour de ses prisons quotidiennes, sociales, artificielles et plates ». Dans un entretien avec Salim Jay répondant à la question du mot qui lui ressemblerait le plus, Dib répondait : « C’est « secret » mais un secret en pleine lumière. Pas celui qui se dérobe, mais celui qui s’expose ». Évoquant avec Mohammed Zaoui, en 1994, « l’austérité morale » dans laquelle s’est installée l’Algérie, il précisait : « Une austérité qui est allée jusqu’à pratiquer la sclérose de la société qui a entraîné une certaine paralysie des sentiments. Le mot amour est devenu un mot tabou dans la société algérienne (…) pour moi (…) je le fais par contre sentir (…) pour que, peu à peu, on prenne conscience de ce sentiment et conscience qu’il faut à un moment ou un autre le dire ».

L’écrin culturel aux multiples entrées dans lequel Mohammed Dib a enchâssé cette histoire d’amour fou en fait tout le prix. Et étant donné la référence essentielle à Hugo Simberg, on peut regretter que l’illustration de couverture soit empruntée au peintre norvégien, Edvard Munch, pour sa célèbre toile, « La séparation ». « L’ange blessé » aurait été un écho parfait au parcours de Faïna. Lire ce roman c’est découvrir une écriture inattendue dans la littérature algérienne. Une fois de plus, Mohammed Dib a initié un chemin de liberté de la parole et de l’écriture.

Une artiste peintre algérienne, El Meya a été inspirée par ce roman et sa toile s’intitule : La fiancée du loup et non « La louve » : « elle semble le consoler sans s’assujettir malgré la position agenouillée du personnage. Ses cheveux sont de couleur forte, rouge et le personnage à forme humaine est blanc, le sol semble foisonnant, les murs sont d’un bleu lumineux qui éclaire toute la scène et le loup (rouge aussi) s’enfuit comme échappée de son corps ». La Fiancée du loup, après une exposition à la galerie Rhizome à Alger, a a été acquise par le musée de l’Institut du Monde Arabe.

Mohammed Dib, Le Sommeil d’Ève (1989), La Différence, collection Minos, 2003, 217 p., 8 €