Par où commencer ? Par le chant des voyelles qui pépient dès le début du recueil, piaillent et crient.
« Januaria », premier poème où s’entend si fort la lettre i. Elle chante sa sonorité de mot en mot et disperse son timbre à la fois strident et doux, partout présente sur la page même quand elle ne s’entend pas, comme dans voix ou vraie.
« voix de l’écorce ici
comme à chaque jour durcie, comme dans l’huis
au lieu dit
petits cris d’oiseaux dans les taillis
qui pointillent
la première fois depuis longtemps
mois de janvier l’écouter moineau »
Je devine un art de la concision chez Katarina Frostenson, à moins que ce ne soit un art tout suédois ? Art que prolonge la traductrice avec des trouvailles sonores et visuelles en français. Arrêtons-nous sur celle-là : « Faces de suie-soleil ». L’invention (ou la recréation) en traduction est un exercice à la fois périlleux et absolument indispensable, sinon la langue perd sa sève. Il lui faut cette sève pour vivre dans l’autre langue, pour être irriguée de sa propre matière de vie, propre à sa structure, et souvent les poètes se traduisent entre eux et font couler cette sève dans le poème qu’ils embarquent dans leur langue. C’est le cas ici, comme toujours chez la traductrice poète Marie-Hélène Archambeaud, qui contribue (avec d’autres) à faire connaître en France les poètes suédois, en recueils ou revues.
Donc, je ne sais pas ce qu’il y a en suédois derrière cette trouvaille, « Faces de suie-soleil », mais elle est puissante. Elle glisse à l’oreille comme une évidence en laissant dans sa traîne sonore une trace d’ombre et de lumière, de froid et de chaud, de propre et de sale. Parfois, des mots en français semblent avoir été faits pour s’accoter : « rues, meubles, socs et faux », que je lis dans :
« pense, derrière chaque personne un monde, en bataillons serrés
l’arrière fond d’une maison quittée
rues, meubles, socs et faux »
On pousse des portes, on passe des rues enneigées, on glisse dans un fleuve comme dans le vaste plein ; toutes les lois (de la nature, de l’homme, du pensé et de l’impensé) sont réunies et nous font tantôt pencher vers la joie pure, tantôt vers la douleur. Il y a du vaste et du souffle chez Katarina Frostenson, un grand souffle qui porte de bout en bout les thèmes les plus variés : l’eau ruisselante (qui parfois durcit); la Sibérie (et ses enfants perdus) ; Marina Tsvétaïéva ; le bassin ; la catastrophe (en Sibérie, en Syrie) ; le froid en Suède (le froid coupant) ; le rugueux (du froid et des mains) ; un homme à la rue ; la poésie (pour piaffer la joie) ; Pina Bausch ; sa mère morte.
Des êtres nombreux et variés peuplent le livre de Katarina Frostenson. Ils vibrent de leur intensité. Elle leur a prêté ses mots et son art du rythme. Ces vies qu’elle voit si bien avec un regard pénétrant, lucide, elle les ramasse et dit leur lot de plaisir ou de souffrance, qu’elle dépose sous mes yeux comme un acte essentiel, parfois politique :
« fais-moi signe, donnez-moi la solution, une loi
pas de justice répond la pensée qui disparaît
sous le porche, le mien foyer
rien que le pain de ce jour
vivre au jour le jour
dans l’inquiétude sans cesse recommencée »
Et plus loin dans ce même poème, « Par ici » :
« l’homme qui dort sous le porche d’en face
porte une capuche, je ne vois jamais son visage
nous dormons à la parallèle
je le vois monter son camp chaque soir à la même heure, un cocon
bleu s’envelopper dedans
une casserole à côté, venant d’une cuisine allumée
exposé comme il est
peut-être que la chanson dans son corps l’endort
enveloppé sous la neige dans un quartier étranger
des flocons tombent en même temps
même neige pour tous
quelque chose à la fin qui ressemble au sommeil – des lignes blanches »
Ou bien, autre écho du lointain qu’elle nous rend d’un coup proche :
« une sœur en Syrie
la pensée tresse un fil
une sœur de nuit
de veille
porte en elle une histoire
terre incendiée
elle pointe du doigt ce coin de terre, c’est là que je vais attendre, voir
déposer des mots pas à pas, non, pas de chanson, non »
Le souffle n’en finit pas, il vient avec le son. Le lecteur se laisse guider par cette mélopée, ce fil fort et ténu, ce chant qui relie chaque pièce, chaque morceau du recueil avec ses variations : chant, chant de gorge, chanson, son de vie et mort, un seul mouvement, parfois violent, toujours vibrant. Le lecteur se laisse ainsi porter par ces ondulations à travers une succession d’images, de sensations et d’éclats de pensée qui servent à éclairer le monde : c’est en cela aussi qu’elle est une grande poète contemporaine (ce que je me répète à chaque vers), cette abstraction personnelle au profit de l’autre dans le présent du poème même quand elle se sert de sa propre expérience et parle de son geste d’écriture (ou comment les mots à travers elle sont arrivés jusqu’à moi, lectrice).
« Ne pas suivre le rythme
débusquer la berceuse
gentiment casser la forme, comment fait-on
laisser faire on va
vers où va la langue
comme un Beuys en marche
un inconnu qui fredonne nee nee
ja ja nee nee ja »
Elle fixe tout cela sur la page, parfois d’une petite entaille, parfois d’une incise nette et franche, parfois en se laissant simplement flotter sans attache ou presque, portée par l’élément eau ou vent, ou les deux qui l’emportent et nous avec.
« coucher dans les roseaux de Moïse, d’une manière ou d’une autre
emmaillotée
dans la graisse et le feutre brun de Beuys
mon souhait depuis longtemps
dériver
monter en paix un jour oh oui nous te laisserons couler
tourner flamboyer une eau vive à nouveau
ruisselante. »
Katarina Frostenson, Violente la chanson, traduit du suédois, annoté et postfacé par Marie-Hélène Archambeaud, éditions Cheyne, août 2019, 144 p., 23 €