Amelia Gray : dans le labyrinthe (Menaces)

Le roman d’Amelia Gray, Menaces, peut être présenté comme une intrigue policière. Quelqu’un est mort dans des conditions suspectes, et il s’agit de déterminer ce qui a eu lieu, de connaître les circonstances de la mort et ses causes. Quelque chose est arrivé et ce qui est arrivé est l’objet d’une enquête ayant pour finalité l’élucidation qui expliquerait et donnerait du sens. Or, le livre s’engage moins dans l’éclaircissement de la chose, du fait, que dans les méandres d’un monde mental producteur d’une errance, d’une obscurité, d’un dédale dans lequel se perdre.

Au lieu du sens, de la compréhension, de la résolution de l’énigme, Amelia Gray écrit la dissémination du sens, son effacement, un livre où règnent l’incompréhension et l’ignorance, où demeure l’énigmatique. La narration ne part pas d’un problème pour aboutir, à la fin, à une solution qui l’effacerait en tant que problème. Plutôt que cette flèche temporelle et narrative, se dessinent des lignes compliquées construisant un récit pluriel, complexe, faisant proliférer les possibles, les écarts, les incohérences, favorisant sa propre négation. Si l’auteur choisit comme point initial une mort dont les circonstances semblent appeler une herméneutique policière, c’est cette herméneutique qui est au contraire empêchée : au lieu de s’engager dans les voies courantes du récit policier, Menaces repose sur une suspension de l’enquête au profit du problème en tant que tel, de sa persistance, de l’inconnu qu’il implique.

Si l’on ne sait pas et que l’on ne peut pas savoir, quel type de récit peut-on écrire ? La réponse ici donnée est : un récit qui déplie cette ignorance, qui s’y maintient pour ouvrir l’espace du doute, de l’ambivalence. Le roman d’Amelia Gray est construit à partir de cette suspension de l’enquête, laissant persister ce qui d’ordinaire serait évacué au profit de l’enquête, à savoir l’énigme de ce qui a eu lieu. Si toute enquête est une quête, Amelia Gray installe au contraire le récit dans le labyrinthe qui ouvre toute quête et l’y enferme : le récit devient celui du labyrinthe, il est le dédale lui-même. S’arrêtant sur le seuil de l’enquête, Menaces demeure dans l’énigme et déploie le monde de cette énigme. La question ne disparaît pas au profit d’une recherche de réponse, au profit d’une réponse qui serait donnée, et demeure en tant que question. Menaces est le livre de cette question, de sa persistance et de ses ramifications.

Au lieu de privilégier le fait – la mort de Franny – et ses conditions, ce livre développe le monde mental de celui qui, confronté à ce fait, ne le comprend pas. Si ce qui s’est passé est d’abord obscur, incompréhensible, alors diverses possibilités se présentent, diverses façons de l’expliquer, divers chemins logiques tous également possibles et, à chaque fois, indissociables de l’incertitude, du doute, de l’ignorance. Cette diversité des possibles est traitée par Amelia Gray de manière horizontale : ils sont moins l’objet d’un examen rationnel, structurant et hiérarchisant, sélectif, que d’une juxtaposition, d’une coexistence, voire d’un mélange, la conscience enregistrant simplement leur existence. L’ensemble de ces possibilités forme un monde mental dans lequel se multiplient les possibles incertains sans aucune synthèse, sans l’application de catégories logiques. Il y aurait là un monde empirique presque pur, sans totalisation par la raison, sans hiérarchisation raisonnable, sans catégories de l’entendement. Si la raison et l’entendement sont sollicités, ils ne sont pourtant capables que d’échouer, de produire des représentations et des relations « délirantes ». A l’inverse du sujet kantien, le personnage de David est un sujet empirique qui n’est justement pas un sujet – c’est-à-dire, chez Kant, un pouvoir a priori de synthèse et d’identité – mais une série d’idées possibles, d’impressions, caractérisées par l’incertitude et l’ignorance : sa conscience ne peut être structurée a priori par un quelconque principe d’ordre car la conscience réellement en proie à l’énigme, à l’inconnu, à l’incompréhensible, ne peut être elle-même qu’un désordre, une errance à travers un monde désordonné et incohérent.

Il ne serait pas pertinent de limiter le texte au point de vue de la conscience du personnage de David. Dans Menaces, Amelia Gray enchevêtre la voix du narrateur et celle de David, la voix narrative s’installant tour à tour, et souvent de manière indécidable, à l’extérieur du personnage et dans sa conscience. Ce double point de vue, non clairement différencié, brouille les frontières entre le subjectif et l’objectif et participe ainsi à une des lignes directrices du livre, à savoir, justement, la confusion entre l’objectif et le subjectif, entre l’imaginaire et le « réel », entre le monde tel qu’il existe et le monde tel qu’il est pensé – et pensé par un esprit apparemment en proie à la confusion mentale. Cette confusion n’est-elle que mentale ou le monde n’est-il pas lui-même « délirant » ? Si l’on sort des catégories intellectuelles et psychiques par lesquelles le monde est habituellement pensé, celui-ci ne devient-il pas une sorte de kaléidoscope incohérent, pluriel, dans lequel ce qui est ne cesse de changer, n’est jamais clair, s’augmente continuellement de possibles et de bifurcations ?

Ces allers-retours entre le point de vue narratif et la conscience du personnage – allers-retours caractérisés par le trouble et l’indétermination, par l’absence d’identification évidente – résonnent avec les processus de dédoublement, d’identification illogique et perturbante qui jalonnent le livre. Si David peut devenir la pompière qui s’occupe de lui (« Je suis vraiment désolée, dit-il »), se pensant à la fois à partir de sa conscience et à partir de la conscience de l’autre qu’il est aussi et dans le même temps, s’il est sans cesse pris dans des états de confusion qui le détachent de lui-même, s’il peut être simultanément lui et un autre lui-même qu’il rencontre à un arrêt de bus et dont la femme ressemble étrangement, voire est ou serait, Franny la morte, ce processus incessant de dédoublement concerne tous les éléments du livre : c’est l’ensemble des situations, des pensées, des personnages, des identités qui changent, se transforment en autre chose ou le sont simultanément. Toute chose est autre chose, bifurque de soi, comme si le monde de Menaces affirmait sa pluralité intrinsèque, comme si plusieurs mondes coexistaient dans le même espace-temps, plusieurs mondes avec des possibles différents et divergents. Ce monde pluriel est littéralement délirant, hors de tout cadre unificateur, identitaire – monde dont le temps comme l’espace sont hors de leurs gonds, pour parler comme Shakespeare.

Suspension du sens, blocage de l’herméneutique, prolifération de la pluralité, coexistence de doubles, incohérence – le livre d’Amelia Gray est plus proche des textes de Borges, de Blanchot, de Kafka que d’un récit policier commun. Le récit – notion qui, dans ce livre, est hautement problématisée – favorise les incohérences temporelles et spatiales pendant que l’intrigue s’effrite au profit de l’incohérence des possibles qui la démultiplient et de l’invasion de phrases ou séquences signifiantes mais illogiques. Ce mouvement général se heurte, dans le livre, à une volonté d’ordre et de sens qui demeure malgré tout : une enquête a lieu en vue d’expliquer ce qu’il s’est passé, des efforts de rangement de la maison sont faits ou en tout cas envisagés, un désir de comprendre se manifeste chez David, chez l’inspecteur, chez l’étrange psy enquêtrice… Mais ces efforts sont sans cesse empêchés et défaits, à l’image de la volonté de mise en ordre de la maison qui se résorbe dans l’étrange chaos qui règne et augmente dans le sous-sol de celle-ci. Au fur et à mesure que l’intrigue et l’enquête sont supposées progresser, apparaissent de nouvelles énigmes et un enfoncement de plus en plus profond dans le chaos de la pensée autant que du monde : les modalités de l’ordre et de la mise en ordre génèrent du chaos, ne peuvent qu’échouer…

Franny, la femme de David, meurt dans des conditions troubles : assassinat ou hémorragie soudaine ? Quel est le rôle exact de celui-ci dans cette mort : est-il un assassin ou quelqu’un qui a été incapable de porter secours à sa femme ? Franny est-elle réellement morte ou bien tout n’est-il qu’une mise en scène ? Est-ce elle qui dépose les mystérieux textes menaçants que David retrouve un peu partout ou les a-t-elle rédigés avant de mourir ? A moins que leur auteur ne soit David lui-même ou quelqu’un d’autre encore… Non seulement le livre ne présente pas de résolution de l’énigme initiale mais, au contraire, il multiplie les questions pour mieux les laisser sans réponse. La quête échoue mais cet échec permet l’ouverture et la vie d’un monde nouveau, l’inverse de « notre » monde mais qui devient ici, dans l’espace du livre, le monde réel – et peut-être, la vérité du monde si celui-ci est envisagé en dehors des protections logiques et métaphysiques que nous inventons pour ne pas y vivre. Un tel monde ne peut être dit – ne peut exister – que par une langue nouvelle, langue illogique, proliférante, récusant le principe d’identité et de non-contradiction, qu’Amelia Gray invente à l’intérieur d’une écriture apparemment respectueuse : là encore, un dédoublement par lequel le chaos surgit de l’intérieur et s’installe…

Menaces est le premier livre d’Amelia Gray à être traduit en français. C’est aussi le premier roman de l’auteure qui a depuis publié d’autres textes (que l’on aimerait voir également traduits…). Elle a participé au scénario de la série Mr Robot dans laquelle on peut retrouver certains des éléments de ce post-récit (dans le sens où certains théoriciens parlent de « théâtre postdramatique ») qu’est Menaces mais qui sont, avec ce livre, poussés dans des directions radicales, problématisant de manière plus intéressante les représentations du monde, de la pensée, de la littérature.

Amelia Gray, Menaces, trad. de l’anglais par Théophile Sersiron, éditions de l’Ogre, août 2019, 336 p., 22 € — Lire un extrait
A venir, un article de Lucien Raphmaj